Chapitre 28
Sacha fit mine de terminer sa nuit à l'arrière, calé entre les sacs à dos, les housses d'ordinateur et le cabas contenant le pique-nique. Il avait même posé un sweat sur ses genoux en guise de couverture, mais je le soupçonnais de jouer la comédie pour s'épargner la corvée d'une conversation avec Raph. Cependant, ce dernier ne semblait pas avoir particulièrement envie de bavarder, ce qui pouvait se comprendre. La quiétude du petit matin invitait au silence. La radio était coupée. On n'entendait que le ronronnement du moteur qui assourdissait la raison. Les yeux fixés sur la route, j'avais l'impression de glisser sur un interminable tapis-roulant. L'horizon s'ouvrait devant nous, couleur pastel. Il s'embrasa après un virage et Raph me demanda dans un murmure de lui passer ses lunettes de soleil.
- Elles sont dans la boîte à gants, précisa-t-il.
Le rabat s'ouvrit un émettant un petit clac bienvenu dans la torpeur ambiante. Je tirai du rangement les lunettes, ainsi qu'une brassée de papier froissé : un journal d'extrême-gauche datant de la semaine dernière. Piqué par la curiosité, je ne pus m'empêcher de parcourir le sommaire.
- Tu peux le prendre si tu veux, me proposa Raph. Il y a un article assez intéressant sur les résidences secondaires. Tu te rends compte qu' en réquisitionnant les logements vides on pourrait offrir un toit à tous les sans abris du pays ?
Je priai intérieurement pour que Sacha se soit réellement endormi et feignis d'avoir été accroché par un autre article dénonçant la précarisation des postes à l'université.
- Tu sais si Joséphine continue en doctorat, finalement ? demandai-je en songeant que, si c'était le cas, l'avenir ne lui réservait rien de bon.
- Aux dernières nouvelles, elle était partie pour.
Mon meilleur ami ne se contenta pas de répondre à cette simple question. Lancé sur le sujet, il me révéla le devenir de quelques autres vieilles connaissances :
- Lucas, lui, s'est trouvé un stage, un truc dans le milieu de la culture. Paul a décidé de prendre une année sabbatique pour voyager à l'étranger. Il n'en pouvait plus de la fac, il avait besoin de changer d'air, de toucher à quelque chose de plus concret.
- Je vois, fis-je, étonné que Raph en sache autant. Tu as gardé contact avec tout le monde ?
- Non, pas avec tout le monde. Juste avec les amis proches.
Je pressentais une liste plutôt considérable. Cela me faisait bizarre de me dire qu'il envoyait toujours des messages à des personnes que j'avais depuis des mois perdues de vue. Des personnes qui, il est vrai, avaient été présentes dans ma vie bien plus longtemps que Sacha. Pour être tout à fait honnête, ils ne me manquaient pas et je n'éprouvais aucun remords de ne pas avoir conservé ces relations. J'étais heureux d'avoir fait un bout de chemin avec eux, mais le fait est que ces gens étaient les amis d'un Martin du passé, une forme nébuleuse désormais aussi lointaine que le reste.
Je glissai un coup d'œil à Raph, tâchant de deviner ce qu'il en pensait. Peut-être avait-il voulu sous-entendre, en me rappelant ces camarades abandonnés, que je n'avais pas été très correct avec eux. Son expression n'était pas facile à saisir derrière ses verres fumés. Lorsqu'il avait parlé, ses intonations étaient restées légères, me laissant imaginer qu'il n'y accordait aucune importance. Pourtant, je ne pus m'empêcher de ressentir un pincement au cœur, piqué par l'idée que Raph faisait lui aussi partie, dans une certaine mesure, de ces amis devenus lointains. Je clignai des yeux plusieurs fois, comme dans le but de découper son image, de l'absorber au fond de mes rétines pour me prouver que tout allait bien, que je n'avais pas à m'inquiéter puisqu'il était juste à côté de moi et que nous partions ensemble en vacances. Au bout d'une minute, réalisant que je le dévisageais et qu'il allait finir par s'en apercevoir, je me forçai à reporter mon attention sur la route.
Perdu dans mes pensées, je fus surpris de sentir le véhicule se déporter sur la droite, vers le parking d'une station-service. Je ne m'étais pas rendu compte que nous roulions depuis déjà plus d'une heure.
- Ça vous dit un petit déjeuner ? lança Raph en coupant le contact.
Un bâillement s'éleva derrière nous. Sacha s'étira en papillotant. Le sommeil l'avait vraiment rattrapé. Je sortis de la voiture et vins ouvrir sa portière pour l'aider à reprendre pied.
- Un café ? suggérai-je.
- Hum.
- Prends le sac.
- Ah, oui.
Il s'extirpa de son siège en serrant le bagage contre lui.
- Garde-le avec toi, lui dis-je alors qu'il me le tendait. J'ai besoin d'une pause technique. Le temps que je revienne, tu peux aller faire la queue avec Raph à la machine à café. L'argent est dans la pochette extérieure.
- Ok.
Je franchis avec mes deux compagnons les portes automatiques et les dépassai pour me rendre seul aux toilettes, non sans jeter un coup d'œil en arrière. Une petite file s'allongeait devant les distributeurs de boissons. La plupart des gens patientaient silencieusement, les bras croisés, une cheville enroulée autour de l'autre, mais je ne pensais pas Raph capable de poireauter sans rien dire plus de trente secondes. Il allait sans doute essayer de sympathiser avec Sacha. Du moins, je l'espérais. C'était l'occasion rêvée, pour eux, d'apprendre à se connaître, d'échanger sans que je sois dans les parages. Ne voyant que des avantages à les laisser commander un café tous les deux, je m'éclipsai les mains dans les poches, loin de me douter de l'erreur que je faisais.
À mon retour, une drôle d'atmosphère flottait dans la boutique. Je compris qu'il y avait un problème en remarquant les regards furtifs que les autres clients jetaient par-dessus les sandwichs et les magazines. Instinctivement, je tournai la tête dans la même direction pour découvrir Sacha sur le point d'étrangler Raph. Il se retenait de crier, sachant qu'il était dans un lieu public, mais ses murmures mécontents contenaient une agressivité qui ne trompait personne. Son corps entier était crispé, ramassé sur lui-même, comme prêt à bondir. Je le connaissais assez pour être certain qu'il était fou de rage.
Mon premier réflexe fut d'effectuer trois pas en arrière pour retourner d'où je venais. Heureusement, le bon sens ne mit pas longtemps à prendre le dessus et à me propulser vers eux pour me permettre d'intervenir. Sacha s'écarta dès qu'il me vit approcher, s'échappant à l'extérieur avec un gobelet de café qui, par miracle, ne se renversa pas. Il ne me restait plus qu'à harceler Raph de questions, ce dont je ne me privai pas. Dépassé par la situation, mon meilleur ami eut bien de la peine à s'expliquer. Je ne parvins à reconstituer la scène qu'après mille réponses plus confuses les unes que les autres.
Sacha avait pris la mouche lorsque Raph, l'ayant vu hésiter avant d'opter pour le café le moins cher de la carte, l'avait enjoint à ne pas s'interdire une boisson plus originale en insistant un peu trop lourdement pour lui donner de la monnaie.
- Il mourait d'envie de boire ce café-vanille, je te jure ! conclut mon meilleur ami avec un air de chien battu.
- Quand tu l'as poussé à l'acheter, c'était sans arrière-pensées ?
- En tout cas, je n'ai rien laissé transparaître.
Je poussai un soupir excédé et m'en aller retrouver Sacha. Il n'était pas parti loin. Je le découvris à quelques pas de l'entré, adossé à la façade qui projetait une ombre agréable. Comme il ne daignait pas lever la tête, je l'appelai d'une voix calme et adoucis l'expression de mon visage pour le mettre en confiance, sans toutefois me départir d'une certaine gravité : je voulais bien comprendre que Raph manquait de tact, mais il n'était pas le seul à devoir faire des efforts.
- Sérieusement, Sacha ? Tu t'es mis en rogne pour un café ?
- Ça va, je sais !
Mon compagnon ponctua son agacement d'une gorgée d'expresso qui le fit grimacer. Il avait dû se brûler la langue. Je lui effleurai la joue pour le forcer à me regarder.
- Explique-toi.
- C'est que...
Il haussa les épaules, cherchant à se débarrasser, en s'ébrouant, des émotions qui le gênaient. J'attendis patiemment qu'il poursuive :
- Je supporte par son attitude. On dirait qu'il adore me rappeler que je suis un orphelin dans la misère. Il croit qu'il peut en profiter pour se donner le beau rôle ? Mais il n'est pas mon sauveur ! J'ai pas besoin qu'on...
Sacha s'interrompit, le regard fixé par-dessus mon épaule. Je me retournai et vis Raph qui attendait à une distance respectueuse, l'air contrit, ses clés de voiture cliquetant dans sa main. Il se sentait déjà suffisamment coupable sans qu'il soit nécessaire d'en rajouter une couche, mais je proposai tout de même à Sacha d'aller lui parler.
- Pas la peine. Je lui ai déjà dit ce que je pensais.
Sur ces mots, mon petit ami se détacha de son coin d'ombre pour rejoindre la voiture. Il termina son café en deux gorgées et jeta la gobelet en passant devant une poubelle, mettant définitivement en terme à la discussion.
Nous reprîmes la route dans une ambiance morose. L'habitacle avait, me semblait-il, profité de notre absence pour rétrécir. En tout cas, je me sentais horriblement compressé, coincé entre mon meilleur ami et mon petit ami. Ma modeste personne était le seul lien qui existait entre eux, c'était donc à moi que revenait la charge de prononcer la phrase qui détendrait l'atmosphère. Après tout, c'était pour me faire plaisir que ces deux caractères opposés avaient accepté de respirer le même air. Je les adorais tous les deux, mais eux ne s'aimaient pas et il n'y avait aucune raison pour que cela change, à moins que je ne réussisse à pacifier le jugement qu'ils portaient l'un sur l'autre. Si quelqu'un pouvait persuader Raph que Sacha n'était pas qu'un gamin susceptible et convaincre Sacha que Raph était capable de compassion et de retenue, c'était moi. Mais il me suffisait de réfléchir à ce qu'ils pouvaient penser l'un de l'autre pour me retrouver tétanisé en sentant leur désapprobation rejaillir sur moi. Chacun, en son for intérieur, se demandait certainement comment je m'étais débrouillé pour me rapprocher d'un tel énergumène.
L'état de nos relations semblait ainsi condamné à se détériorer : la seule personne en mesure d'inverser le processus était transie de honte. C'est alors que Raph leva les yeux vers le rétroviseur en gonflant ses poumons d'une grande inspiration.
- Sacha ? Je suis désolé de t'avoir blessé.
La déclaration était aussi directe d'inattendue et n'avait rien d'un mea culpa éploré. Sacha répondit sur le même ton :
- Hum.
Il était clair que Raphaël avait souffert autant que moi de la tension qui s'était créée entre lui et mon copain. Il n'avait pas passé le dernier quart d'heure à se poser des questions sur la vitesse réglementaire et la file à choisir, du moins pas exclusivement. L'incident de la machine à café avaient occupé la majeure partie de ses pensées et il avait longuement médité sur la situation avant de se décider à prononcer des excuses. Cela, Sacha ne pouvait pas l'ignorer. Désormais, la balle était dans son camp. Peu à l'aise avec les interactions sociales, mon compagnon mit encore un moment à nous faire savoir qu'il acceptait de passer l'éponge, mais je remarquai très vite un premier changement, peut-être imperceptible pour Raph : son front était redevenu lisse.
Lorsqu'à midi nous fîmes une deuxième pause, son attitude ne portait plus la moindre trace d'animosité. Loin de se traîner en arrière, il prit l'initiative de nous dénicher un espace pour poser notre pique-nique. Les places étaient rares, l'aire de repos avait été prise d'assaut. Sacha nous pointa cependant du doigt le bord d'une table occupée, à l'autre extrémité, par une aimable famille – deux parents, une fillette en bas âge et sa grand-mère – qui se poussa un peu pour nous permettre de nous installer. Raph coupa la baguette de pain pendant que je distribuais les serviettes en papier. Sacha sortit du cabas les tupperwares qui contenaient de quoi garnir nos sandwichs.
- J'ouvre la boîte de thon ? demanda-t-il.
Raph n'était pas préparé à ce que Sacha lui pose une question. Il répondit avec un temps de retard, mais le sourire aux lèvres, heureux que mon compagnon lui adresse la parole :
- Oui, vas-y.
La conserve s'ouvrit avec un « pshiiit », les boîtes en plastiques avec un « flap ». Sacha se mit à picorer nonchalamment des tomates cerises, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive qu'une petite personne à côté de lui l'observait avec de grands yeux ronds. Pensant qu'elle louchait sur ses amuse-gueules, il lui tendit une tomate. Effarouchée, l'enfant enfouit sa tête sous le bras de sa mère, alertant toute sa famille qui s'émut de l'attention dont elle était l'objet, au grand dam de Sacha :
- Comme c'est gentil ! Tu veux goûter, Juliette ?
Mon compagnon était encore plus rouge que la dénommée Juliette, il concurrençait facilement ses tomates. Je me retins de le charrier, mais ne pus m'empêcher de pouffer discrètement avec Raph.
Le trajet se poursuivit dans une convivialité rafraîchissante. Le paysage se modifiait progressivement. Çà et là, nous commencions à repérer des arbres typiques du sud. Nous croisâmes ensuite plusieurs panneau indiquant la direction d'un lieu pittoresque. Cela donna l'idée à Sacha de feuilleter le guide touristique que je m'étais procuré.
- Y a beaucoup de promenades à faire là où on va, commenta-t-il, sautant d'une page à l'autre.
- Qu'est-ce que ton bouquin nous recommande ? s'enquit mon meilleur ami.
- Surtout des activités en plein air.
- Comme quoi ?
- Du parapente, du canyoning, de l'escalade...
- T'as pas quelque chose de moins... remuant ?
- Bah...
Sacha fit une pause avant de répondre :
- Y a toujours des châteaux et des églises à visiter...
- Nickel.
Mon petit ami parut déçu. Les « grands classiques » n'avaient pas l'air de l'emballer. Je me permis une suggestion :
- Moi, je ferais bien un tour au festival de théâtre.
- Le mec est pas compliqué, il lui faut juste une salle d'opéra sur son lieu de vacances, persifla Sacha.
Je me retournai sur mon siège et le dévisageai :
- Le guide en parle forcément.
- Bizarrement, j'ai des doutes.
- C'est pas possible, Sacha. C'est hyper connu.
Mon compagnon tourna une page, eut un froncement de sourcils, mais ne dit rien. J'eus l'impression d'avoir face à moi l'employé d'une agence de tourisme, vexé que son client en sache plus que lui.
Raph s'arrangea pour le soutenir :
- De toute façon, qui part en Provence pour aller au théâtre ?
Il était ravi de ne plus être celui qui se querellait avec Sacha. De son côté, ce dernier luttait pour réprimer un sourire que ses yeux laissaient éclater, dénonçant la traîtrise de la ligne qu'ils fixaient.
- Quelle idée ! renchérit-il, rien que pour alimenter cette mauvaise foi qui lui donnait tant envie de rire.
- Mais ouais !
- Raph, si tu ne fais pas attention, ça va vraiment finir en canyoning.
Ce n'était pas une menace en l'air ; j'aurais préféré. Mon meilleur ami, qui commençait à se fatiguer, avait laissé la voiture dériver sur le côté alors qu'un cours d'eau venait d'apparaître, ses deux bras grands ouverts, près à nous recevoir. Sacha n'eut pas une hésitation, il se jeta tout entier dans le vide. Seule la vitre le retint.
Sur notre gauche, une falaise naviguait sur le fleuve comme un grand bâtiment, peuplée de mille marins qui avaient suspendu leurs cabines en désordre, les unes très larges, les autres tout étriquées. Une ceinture de balcons marquait la limite de la coque, roche brute et boursouflée qui tranchait avec les façades lisses et s'ancrait dans une eau turquoise.
Tout d'un coup, les paysages exotiques n'étaient plus seulement une étincelle née dans notre imagination ou une étoile inscrite au guide. Ce monde fabuleux était à notre portée.
Hélas, j'eus à peine le temps de former une rêverie autour de cette première vision que la falaise prit la fuite, remplacée par des demeures moins téméraires, accroupies, solitaires, dans des herbes bronzées, le toit plat posé sur les murs comme une casquette baissée sur le front.
Nous progressions dans un pays de plus en plus sauvage. Rien n'avait la même couleur que chez nous. Les tons fauve, sable et paille rendaient la chaleur plus palpable. Plus pesante sur les paupières. Il y eut encore quelques arrêts qui ne nous rendirent aucune énergie. Le voyage me plaisait et même l'engourdissement qui montait avait quelque chose d'heureux. Pourtant, je dois bien avouer que ce fut une délivrance lorsque Raph annonça, après avoir jeté un œil au GPS :
- On y est presque.
La voiture ralentit pour parcourir avec prudence les derniers kilomètres, tâchant de ne pas louper un tournant. Les champs défilaient de part et d'autre de la route, derrière des bosquets d'arbres secs.
Enfin, une grande bâtisse nous apparut au bout d'un chemin blanc. Elle était allongée et plus haute que celles que nous avions croisées en venant. Autrefois retranchée derrière un mur de pierre, elle avait fait tomber une partie de ses vieux remparts pour mieux laisser passer les intrus.
Nous arrivâmes par une allée gravillonnée qui se muait en pente à peine la rue quittée et contournait la maison jusqu'à la base d'une colline. Là, le chemin se dérobait à la vue. Nous ne cherchâmes pas à savoir où il conduisait. D'ailleurs, nous n'avions même plus la force de nous le demander. Raph se contenta de garer la voiture sur un talus, juste à côté d'une caravane.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top