Chapitre 24
La portière se referma dans un claquement sec. Sacha me regarda contourner la voiture à travers la vitre. Cette fois, j'avais prévu de m'installer à l'avant. Son image maculée de traces de vieille pluie fit naître le doute en moi. Ce n'était pas grand-chose, et pourtant cela engendrait un picotement, le sentiment de le délaisser.
Une deuxième porte claqua. Mon grand-père venait de s'asseoir derrière le volant. Il ne restait plus que moi, de sorte que je pris place dans le véhicule sans plus tarder. Mon premier réflexe fut de lever le nez vers le rétroviseur. Il semblait perdu dans ses pensées. Comme le réveil nous avait tiré de nos rêves moins d'une heure plus tôt, j'en déduisis qu'il était en proie au manque de sommeil et ouvris la bouche pour lui demander si ça allait, mais me retins à temps. « Pas maintenant. Pas déjà », songeai-je, conscient que j'allais vouloir lui poser la question dix fois pendant le trajet.
A ma place, ce fut papy qui parla pour féliciter la réfection de la route. Je n'avait pas d'avis sur la question. La voiture filait sans le moindre soubresaut, si bien que je ne me rendais compte de rien.
Il avait finalement été convenu que mon grand-père nous déposerait à une gare pour le retour tandis que lui-même mettrait le cap sur le nord. Ainsi avaient été conciliés notre vœu et le planning serré de mon aïeul. C'était un programme minutieusement ficelé qui exhortait à faire montre d'un peu d'excitation. Mais un calme plat régnait dans la voiture.
Je laissai échapper un bâillement, clignai des yeux comme si je ne savais plus très bien où nous étions. Où nous allions. Mes pensées ne parvenaient pas à se fixer.
Symphonie ?
Je plaquai ma main sur ma bouche pour réprimer un sourire, envahi par le sentiment de me fourvoyer. J'étais rentré chez mes parents qui avaient invité leurs neveux pour festoyer et leur père pour bricoler. J'avais un diplôme en poche, un emploi en prime. Comme si la vie avait suivi son cours sans que rien de spécial ne soit survenu dans l'année écoulée.
Je surveillai une énième fois le rétroviseur, me sentis mieux d'un coup. Il était toujours là.
Un bon quart d'heure s'écoula ainsi, jusqu'à ce que mon grand-père nous fasse remarquer qu'il nous avait connus plus bavards. Je me triturai l'esprit pour trouver quelque chose à répondre, mais papy interrompit mes réflexions pour aborder une question autrement plus ennuyeuses.
- Mince, je crois que je n'ai pas pris le bon chemin...
Il était penché par-dessus le volant, le nez pratiquement collé au pare-brise, et scrutait la route les yeux plissés, comme à la recherche d'un indice dans le paysage.
- Tu n'as pas vérifié avant de partir ? m'enquis-je.
- J'avais une carte routière...
- Bien !
- Mais je ne sais plus ce que j'en ai fichu.
De dépit, j'abattis mon poing sur mon front. Comment avais-je pu penser qu'il me suffisait de donner vaguement l'adresse et que par magie on me déposerait à bon port, sans plus d'efforts de ma part ?
- Vous voulez parler de ça ? demanda soudain Sacha.
Je me retournai pour le voir déplier avec peine un vieux machin froissé qu'il venait de ramasser sous le siège.
- Génial ! le félicitai-je. Tu peux regarder...
J'attendis que mon grand-père complète. Je n'avais pas la moindre idée d'où nous étions. Sacha ne savait pas non plus. En tout cas pas en ce qui concernait notre position sur la carte. Même après que papy lui ait indiqué nos coordonnées, il continua de trifouiller désespérément le plan qui était au moins aussi grand que lui. Pendant ce temps, la voiture continuait peut-être de foncer en direction de Toulouse.
- Ça vient ? m'impatientai-je.
- Pourquoi tu regardes pas sur ton portable au lieu de râler ? répliqua-t-il, accusateur.
Mon grand-père quitta une seconde la route des yeux pour m'adresser de même un regard intrigué. Aussitôt, le rouge me monta aux joues.
- Mais, parce que je...
En me contorsionnant, je me tournai vers l'un, puis vers l'autre. Mes deux compagnons de voyage étaient à l'affût de mes explications. J'avais intérêt à formuler une bonne excuse.
- Je peux pas lire en voiture ! Ça me donne le mal de mer !
- C'est la Méditerranée ! On arrive bientôt à Marseille, les garçons !
Sacha poussa un soupir excédé. Il se pencha vers moi aussi loin que sa ceinture le lui permettait et tendit sa main entre les deux sièges avant.
- Passe-moi ton tel.
Je le lui cédai en grognant pendant que papy s'amusait de ses deux copilotes incompétents.
- Continuez tout droit sur la départementale, dit enfin Sacha après avoir activé l'itinéraire. Je vous dirai quand il faudra tourner.
Il montrait qu'il avait la situation bien en main.
- Frimeur, reniflai-je.
Cette échappée resterait gravée dans ma mémoire, non pour le panorama qui n'avait rien d'inoubliable, mais pour chacune des répliques qui l'avait pimentée. Sacha en ajouta justement une, aussi savoureusement bébête que toutes les autres. A la suite de mon attaque, il avait posé le téléphone à côté de lui et, s'étant de nouveau incliné vers moi, il me chuchota à l'oreille pour que nous soyons les seuls à entendre :
- Faut se détendre les piquants, mon hérisson.
Mon cœur, ou un autre organe, fit une étrange pirouette. Mes yeux papillonnaient malgré moi. Je n'avais pas l'habitude d'entendre mon compagnon m'affubler de petits noms.
- Qu'est-ce qui te prend ? l'interrogeai-je à voix basse, incapable d'interpréter moi-même cette soudaine démonstration d'amour.
Sacha s'apprêta à m'offrir une réponse pétillante, mais quelque chose sur la route dévia son attention. Son expression se transforma d'un coup et il se mit à crier :
- Il faut tourner, maintenant ! Maintenant ! A droite !
Quelques tours et détours plus tard, nous étions remis sur les rails ou du moins pensâmes l'être, ce qui nous apporta une certaine tranquillité d'esprit. Je dus cependant me résoudre à téléphoner quand nous parvînmes aux abords de la petite ville qu'on m'avait donné comme repère. Sacha gardait encore mon portable avec lui, prétexte que je pris pour l'engager à passer lui-même l'appel. Mais il sentit les tracas arriver avant même que je formule la demande et me repassa l'objet sitôt que je parlai de joindre notre correspondante. Longtemps couvé par Sacha, le smartphone m'arriva tout chaud dans la main. J'essayai de le convaincre de le reprendre.
- Je les connais pas, moi, ces gens, opposa-t-il fermement.
- Tu crois que je les connais davantage ?
- C'est toi qui as tout organisé.
J'avais précisément l'impression d'abuser de la patience d'une inconnue. Elle s'appelait Marion, mais je ne pensais pas être en droit de la nommer par son prénom. Aurélien lui avait transmis ma requête puis, quand elle avait accepté, il m'avait indiqué son numéro et nous avait laissé nous débrouiller entre nous. Je n'avais osé appeler qu'une seule fois, après avoir échangé deux-trois messages cordiaux. Ç'avait été une courte discussion, j'avais simplement répété à l'oral ce qu'elle savait déjà et ç'avait dû lui faire aussi bizarre qu'à moi. Elle m'avait laissé l'initiative des répliques et semblait se forcer à s'en tenir au strict minimum.
Enfin, je pressai le bouton d'appel. J'eus l'astuce, pour me sentir moins seul, d'activer le haut-parleur et m'assurai que tout le monde l'ait remarqué et sache qu'il pouvait participer. Piqué, Sacha se renferma dans une attitude de défi.
- Allô ?
Je reconnus la voix claire au visage flou. Un instant déstabilisé, je nous annonçai d'une manière complètement décousue.
- Oui, Allô, c'est nous. Martin. Et Sacha.
J'hésitai à citer mon grand-père, décidai de ne pas le faire, gagnai du temps en me raclant la gorge et achevai piteusement :
- Pour Symphonie.
- Oui ?
J'étendis le cou et regardai au dehors comme si je pouvais lui transmettre par télépathie et la faire parler à ma place l'image des lieux où nous nous trouvions.
- On ne devrait plus vous faire attendre trop longtemps ! lança soudain mon grand-père pour me venir en aide.
Je repris, quelque peu rasséréné :
- Désolé pour le retard, on s'est un peu perdus.
- Ah, réagit-elle. Où est-ce que vous êtes actuellement ?
- Dans une longue rue en ligne droite, avec des bâtisses assez hautes de chaque côté, décrivis-je avec soin. On vient de dépasser un coiffeur et... Attendez, on vient de passer un carrefour ; il y a un fleuriste à l'angle.
- Continuez tout droit jusqu'à une boulangerie. Ensuite, tournez à gauche dans une montée. Ça va vous faire sortir de la ville et vous allez rapidement voir les prés.
Elle nous guidait d'une voix calme qui m'apaisa. Comme nous n'avions pas raccroché, je garnis la communication de commentaires qui la tenaient au courant de notre avancée.
- Demande-lui où on peut se garer, dit alors mon grand-père.
Elle l'avait entendu et répondit tout de suite à ses inquiétudes : il y avait de la place sur le côté de la route. Nous parcourûmes les derniers mètres et tout, en effet, se réalisa comme elle l'avait dit : la boulangerie, la sortie de ville et elle, debout près de sa propre voiture. Elle était rangée près d'une haie qui encadrait une allée de terre et nous cachait le Graal. Mon grand-père glissa la Renault à ses côtés et coupa le moteur. En sortant de la voiture et la voyant si proche de moi, la mémoire me revint. Je me rappelai son air sympathique et ses cheveux blonds, aujourd'hui coiffés d'une casquette. Soudain les souvenirs du refuge se recollèrent au présent et le flot de la réalité, jadis arrêté par une digue, traversa d'une seule vague ces deux morceaux de ma vie que les circonstances avaient éloignés. Il y eut un flash dans mes pensées et, la seconde suivante, je perçus ce qui m'entourait avec une netteté saisissante.
Une petite brise souffla, emportant un insecte dans le feuillage de la haie. En arrière-plan de ce passage impromptu, Marion coinça sous sa casquette une mèche rebelle en approchant de nous.
- La route n'a pas été trop difficile ? demanda-t-elle poliment.
- On s'en est sortis. Sans oublier que vous nous avez bien renseignés sur la fin, répondis-je en serrant la main qu'elle me tendait.
La poignée de main dura plus que nécessaire. Elle entrouvrit les lèvres, sur le point de me demander quelque chose mais n'osant pas. Il émanait d'elle une forme de pudeur et, découlant de cela, une légère maladresse qui me touchèrent. Je feignis de ne m'être aperçu de rien et pris l'initiative de la lâcher. Soulagée, elle laissa retomber avec un claquement sa paume contre sa cuisse et dit gaiement :
- Bon, vous êtes venus pour la princesse. Je ne vais pas vous faire attendre plus longtemps.
Ses mains frottèrent un peu nerveusement les côtés de son pantalon d'équitation : la gêne n'était pas totalement dissipée. Au fond d'elle, elle semblait penser qu'elle ne nous avait justement pas fait attendre assez, c'est-à-dire qu'elle n'avait pas trouvé les mots pour nous accueillir, prendre des nouvelles. Son attitude était celle d'une femme plus à l'aise auprès des chevaux que des êtres humains. Mais elle faisait de son mieux pour n'en rien laisser paraître et désigna d'un signe de tête engageant l'allée prise entre deux haies. J'insufflai un peu de chaleur à notre rencontre :
- Vous ne pouvez pas imaginer combien ça me fait plaisir.
Les mots me venaient du cœur. Ils provoquèrent chez elle un sourire empathique en remplacement d'une réponse difficile à formuler. Je sentis la main de mon grand-père se poser sur mon épaule. Il avait senti mon bonheur et était visiblement heureux de m'y avoir conduit. Je voulus partager ce moment avec Sacha aussi, tournai la tête d'un côté, puis de l'autre, mais ne le trouvai pas.
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