Chapitre 23
Une avalanche d'invectives déborda hors de la maison quand nous ouvrîmes la porte. Bien sûr, elles ne nous étaient pas destinées. Il n'empêche que nous dûmes tous faire un pas de côté pour les éviter. La grossièreté de l'accueil trouva son explication dans le jardin : papy et papa se livraient ensemble à une activité manuelle. Un grand moment de complicité. A les voir ainsi, près de se lancer un marteau à la figure, je m'étonnai que le pauvre cabanon, branlant sur ses bases, ne se soit pas complètement écroulé entre eux.
- Ils ont l'air en forme, commenta Evan, l'air quelque peu étourdi.
Astrid, si détendue l'instant précédent, avait été frappée par les mauvaises ondes.
- Où est mon bébé ? se mit-elle à chercher, gagnée par l'inquiétude.
Estimant que la situation les préoccupait trop pour qu'ils se soucient de nous voir disparaître, je saisis la main de Sacha et l'entraînai dans la chambre.
- Quelle famille, soufflai-je en refermant soigneusement la porte derrière nous et en cherchant des yeux un drap ou quelque chose susceptible de la calfeutrer, histoire d'insonoriser.
- A commencer par toi, rétorqua Sacha en levant un sourcil.
Il faisait référence à toutes mes bêtises de gamin qu'on lui avait fraîchement fourrées dans la tête.
- Je n'aurais jamais dû laisser ma cousine t'embrouiller comme ça...
- Hein ? C'étaient des histoires fausses ?
Une réelle déception perçait dans sa voix, insupportable pour mon cœur. Je m'empressai de lui rendre ses espoirs, mais en m'appliquant tout de même à les affadir un peu :
- Ce n'est pas qu'elle mente dans les faits mais... Comment dire ? Elle a une façon de les rapporter qui porte à confusion.
Sacha se plongea dans une réflexion silencieuse, tentant d'élucider ce que je voulais dire par-là. Je fis semblant de mal interpréter la gravité de son expression :
- Voilà, tu veux rompre...
Ce n'était qu'une plaisanterie, je me rendais compte, au contraire, combien Sacha était heureux d'avoir accédé à ces bribes de mon passé. Néanmoins, ma cousine avait quand même bien amoché mon image.
Sacha s'éleva sur la pointe des pieds, me déposa un bisou sur la bouche.
- Ça pique plus ?
- Juste autant que les hérissons.
- Les hérissons ?
Sacha chuchota avec un clin d'œil :
- Ceux que tu connais bien.
Et je voyais en lui sa fierté de les connaître aussi. Son attitude m'avait à peu près fait deviner de quoi il voulait parler, mais je l'encourageai malgré tout :
- Développe ?
- Même si ça pique, les hérissons persistent courageusement dans leur rapprochement parce que l'amour et le besoin de chaleur sont plus importants. Plus forts que tout.
En parlant, il s'était serré contre moi et faisait passer son index entre les poils de mon visage, éveillant un lointain chatouillis qui m'émoustilla et me convainquit de ravaler mes corrections. Pour ce que j'en retirais, je préférais lui laisser sa version.
- Ouais, c'est à peu près ça, répondis-je les yeux fermés, appréciant la caresse.
Après un moment passé à ne rien faire d'autre que me laisser effleurer, je rouvris les paupières et posai la main sur le poignet de Sacha. Il suspendit son geste à mon contact. J'amenai sa main au niveau de ma poitrine, glissai minutieusement mon pouce sur chacun de ses doigts, sondant cette partie de lui plutôt que son visage pour ne pas le mettre mal à l'aise. Il suivit mon mouvement avec attention, l'opération était délicate. Dans une grande inspiration, je joignis mon autre main à la première et demandai tout d'un coup :
- Et toi ? Tu me racontes ton enfance ?
Pour poser une telle question, il me fallait jongler entre le détachement et la solennité, ce que je doutais d'avoir réussi. Indulgent, Sacha me répondit posément :
- Je t'ai déjà raconté, non ?
J'avais tenté ma chance, mais il ne souhaitait pas en dire plus. Un jour, au fond d'une bibliothèque, entre les rayonnages de livres, il m'avait dévoilé un fragment infime d'un passé opaque. Puisque je ne possédais que cela, je pris le risque de creuser ce souvenir et je redemandai, comme pour me rafraîchir la mémoire :
- La femme qui te montrait un livre d'art ?
Je n'étais même pas capable d'en faire une phrase complète.
Sacha hocha la tête.
Je tentai le diable :
- Tu aimerais la revoir ?
- Autant que revoir Symphonie...
Sans doute était-ce un moyen habile de détourner la conversation, il ne m'en émut pas moins. Je devais me secouer un peu.
- Je pense qu'on peut se rapprocher en transports en commun. Et ensuite, même s'il faut marcher...
- Pourquoi tu demanderais pas à ton grand-père ?
Sacha m'avait coupé pendant que je parlais.
- Quoi ? lui demandai-je de répéter.
Mais il avait chassé son idée.
- Non, oublie.
Cependant, ses mots ne s'étaient pas complètement perdus. Mon oreille en avait saisi suffisamment pour me permettre de comprendre et j'avais juste eu besoin de quelques secondes pour qu'ils me montent jusqu'au cerveau. Je considérai la vision de mon grand-père nous conduisant à la campagne. La frustration qu'il avait exprimée de ne pas avoir été associé à mes aventures me revint du même coup. La suggestion de mon petit ami n'était pas idiote. Je me sentis bête de ne pas avoir pensé plus tôt à quelque chose d'aussi simple.
- Oui, je vais essayer de voir avec lui.
Tout occupé à réfléchir à mon manque de jugeote, j'avais dit cela sur un ton qui ne paraissait que peu convaincu. Aussitôt, Sacha me poussa à faire marche arrière :
- Non, l'embête pas avec ça.
- Je vais lui demander, m'empressai-je de réaffirmer avec beaucoup plus d'assurance.
Juste après que j'eus finis ma phrase, un hurlement où il était question de vis et de perceuse retentit au rez-de-chaussée, m'obligeant à préciser :
- Bon, peut-être pas ce soir...
Le dîner se fit sans Evan et Astrid. Cette dernière avait prétexté une migraine affreuse due à une trop longue exposition au soleil et son conjoint avait prévenu qu'il monterait un plateau dans la chambre et resterait s'occuper d'elle et de Mélodie. Les bruyantes dissensions entre mon père et mon grand-père les avaient fait fuir. J'en avais, plus que le soupçon, la certitude.
Mon grand-père s'était installé en bout de table où il mangeait les sourcils froncés, les couverts rageurs. Deux chaises plus loin, son exact reflet ne décolérait pas. Ma mère assise entre eux ne décrochait pas un mot, non qu'elle semblât craindre leurs foudres, mais l'idée de dépenser son énergie en vaines tentatives pour alléger l'atmosphère l'épuisait avant même de commencer.
- Je ne sais pas si on aura le temps de finir, dit soudain mon grand-père en tamponnant sa moustache avec sa serviette. Je suis attendu à Lille.
Voilà que lui aussi voulait abandonner le navire.
- Pars quand tu veux, grogna mon père.
C'était presque une invitation à lever le camp. La perspective de se débarrasser de son paternel réjouissait papa plus que ne le tracassait celle de devoir achever seul un travail pour lequel il n'était que fort peu compétent. Sacha fit mine de ne témoigner aucun intérêt pour la déclaration, de ne pas même l'avoir entendue. En ce qui me concernait, je me moquais bien de la petite affaire du cabanon, mais l'annonce du départ me tracassa pour d'autres raisons : je pensais avoir tout le temps de parler à mon grand-père, de faire mûrir en moi la requête avant de la lui exposer ; or, ce n'était pas le cas.
Le repas terminé et le salon déserté, mon grand-père resté seul sur son canapé, je me dépêchai de le prendre à part. Il s'était glissé sous sa couverture et tapait dans son oreiller pour le regonfler. Il était décidé à se coucher tôt, fatigué de sa journée. Toutefois, son visage me parut moins ridé : il s'était défait des tensions engendrées par les disputes. Je pariai sans trop avoir le choix sur le retour de sa bonne humeur et lui demandai s'il avait tout ce qu'il lui fallait ou s'il désirait que je lui apporte quelque chose.
- Et toi, tu as tout ce que tu veux ? me retourna-t-il malicieusement la question.
- Pourquoi tu me demandes ça ? fis-je en battent innocemment des paupières malgré moi.
Je lâchai l'extrémité de la couverture dont j'avais soigneusement bordé ses pieds.
- Je vois bien que tu me tournes autour. Allez, dis-moi.
Mes mains se tordirent l'une dans l'autre cependant que s'étiraient sur ma tête le sourire embarrassé de qui a été percé à jour.
- Est-ce que, commençai-je lentement, tu pourrais nous emmener quelque part en voiture Sacha et moi ?
Mon grand-père me donna tout de suite de l'espoir.
- Oui, où ça ?
- Ça risque d'être un peu loin.
- Dans ce cas, ça dépendra du jour où tu as besoin d'y aller.
Son temps était pris d'un côté par mon père et de l'autre par ses copains de Lille. Et je savais que ma réponse n'allait pas l'aider.
- Ce n'est pas encore fixé, marmonnai-je.
- Bon, tu ne m'as toujours pas dit de quoi il s'agit ?
A ce moment, un craquement se fit entendre dans les escaliers. En me retournant, je vis Sacha qui nous surveillait, assis sur une marche. Se sachant repéré, il quitta son poste d'observation pour s'approcher franchement de nous. Il vint se coller à moi, prit mon bras pour occuper ses mains.
- C'est pour rendre visite à une vieille amie, lâcha-t-il.
- « Une vieille amie » ? soupesa mon grand-père.
- Avec quatre sabots et une crinière, vins-je en aide à Sacha.
La légèreté de mon commentaire lui fit lâcher sa prise sur mon bras et l'encouragea à poursuivre :
- On nous a proposé de passer voir le cheval qui a été à nous pendant quelques mois. Enfin... Martin a demandé si c'était possible et... Bref.
Ce n'était pas facile. J'ouvris la bouche pour compléter mais mon compagnon reprit vite la parole, l'air de vouloir expliquer lui-même ce dont il se sentait responsable :
- C'est sûr que c'est bizarre d'aller voir un cheval qu'on a dû céder à des adoptants, mais Martin a quand même demandé... pour moi.
- Pas que pour toi, j'ai envie d'y aller aussi ! intervins-je, rayonnant.
Sacha eut un mouvement de tête en direction du plafond.
- Fais pas semblant.
- Je ne fais pas semblant !
- Tu parles. T'étais tellement heureux de me faire la surprise.
Je me renfrognai en me remémorant comment ladite surprise avait mal tourné.
- Bien plus heureux que tu ne l'as été. Tu vois.
Sacha soupira, au bord de l'exaspération. Je l'agaçais en faisant à ce point exprès de ne rien comprendre. Il se tourna vers mon grand-père, en qui il espérait trouver un interlocuteur plus raisonnable, et expliqua :
- C'était moi le plus attaché à Symphonie. J'avais l'impression qu'elle comptait sur moi et ç'a été très dur de la quitter.
Mais mon grand-père n'avait pas l'air de savoir quoi lui répondre. Il appréciait patiemment le spectacle de nos chamailleries en remuant son pied au bout de sa jambe étendue sur le sofa. Face à ce manque d'expression, mon compagnon jugea ses derniers mots grandiloquent et haussa les épaules pour jouer la désinvolture.
La lumière du plafonnier était trop intense pour éclairer le peu que nous disions. De même le salon, avec ses grands meubles silencieux, était trop vaste pour nous trois. Le reste de la maisonnée s'était recluse dans des sphères d'intimité qui dégageaient par tous leurs interstices une chaleur familiale. A présent calmé, mon père devait chuchoter avec ma mère. La mise en scène, de notre côté, me donnait l'impression de comploter, ce qui était tout à fait agréable, mais en exposant un peu trop notre secret.
Finalement, mon grand-père prit son parti de ce climat auquel manquait le voile de la confidence nocturne. D'un geste ample, il chassa sa couverture et se releva comme s'il n'avait pas eu l'intention de se coucher bientôt. Il marcha plein d'énergie jusqu'à la cuisine où il se mit à fouiller les placards à la recherche de quelque chose à grignoter. La minute suivante, il reprenait sa place avec un paquet de biscuits apéritifs. Après nous en avoir proposé – et recueilli un refus général –, il enfourna une dernière bouchée, posa le paquet au pied du canapé et prononça des paroles qui croquaient sous ses dents :
- Bon, bon, je vous accompagnerai avec plaisir. Moi aussi j'ai bien envie de rencontrer la bête. Mais qu'on soit bien clairs : on ne doit pas le dire à Christian ?
Papy et moi eûmes l'un pour l'autre, échangé comme une petite cachotterie, un même air de satisfaction. Mon compagnon imita notre expression, avec du retard, sans trop la comprendre, mais pour montrer qu'il était de la bande.
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