Chapitre 21

Un étourdissement passager fit vaciller mon insouciance. J'eus le sentiment qu'un puits profond, profond d'à peine quelques secondes, avait bu tout mon souffle. Une nouvelle musique démarra et, tandis que me revenait mon assurance, je saisis le sens de mon hésitation : c'était la chanson qui avait créé mon émotion, depuis les premiers pas de danse jusqu'au baiser final. Cette joie trop soudaine, trop vive après la querelle mal éteinte, ne s'expliquait que par un coup de folie involontaire.

- C'est terminé ! souffla Sacha en claquant la porte au nez d'Evan qui restait planté dans le couloir, dans l'attente d'un autre numéro.

Mon compagnon, appuyé contre la porte comme s'il craignait qu'un coup de vent ne la rouvre, afficha un air confus où flottait encore un reste de rigolade mais où s'installait, déjà, l'attente de la réprimande. Bien entendu, je n'avais aucunement l'intention de le gronder pour nous avoir mis en scène, mais je pensai à ma mère, espérant qu'en reprenant ses esprits elle ne perdrait pas le plaisir qu'avaient trahis ses yeux rieurs derrière le masque de sa main.

L'intermède musical avait au moins eu le mérite d'affaiblir la mésentente entre moi et Sacha. Appelés par ma mère, nous la rejoignîmes l'estomac vidé de toute contrariété et la quittâmes bourrés de salade de riz.

- On fait quoi maintenant ? demanda mon compagnon qui, de toute évidence, était complètement passé à autre chose.

- Tu sais jouer aux échecs ?

J'avais lancé l'idée en remarquant dans un coin l'échiquier en équilibre sur une pile de boîtes de jeux.

- Pas trop... répondit Sacha qui accepta néanmoins de découvrir les règles.

Je fus heureux d'ajouter à nos moments de partage un nouveau passe-temps qui sembla lui plaire. Nous y passâmes l'après-midi, assis dans l'herbe sous un parasol déployé. Je lui proposai plus d'une fois de faire une pause, mais ne réussit qu'à écoper d'une provocation narquoise :

- Dis-le tout de suite, si tu te rends !

- Et puis quoi encore ?

La partie se poursuivit de plus bel. Il était vrai, toutefois, que la façon de jouer de Sacha avait tendance à me mettre dans l'embarras. Peut-être parce qu'il ne saisissait pas encore les subtilités du jeu, il ne répondait pas à mes coups, effectuait des déplacements complètement imprévus. Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'il était déterminé à protéger ses cavaliers bien plus qu'il ne veillait sur son roi. Je m'apprêtais à lui faire une réflexion à ce propos quand papy pointa le bout de sa moustache.

Mon grand-père, qui remuait quelque chose dans un saladier, s'interrompit une seconde pour tirer une chaise près de nous. Ayant pris place sur son siège, il nous fixa sans cesser de faire tourner sa cuiller en bois.

- Qu'est-ce que tu fais ? m'enquis-je, mal à l'aise de me sentir observé.

- Une pâte à crêpe.

- Mais va dans la cuisine !

Ignorant mon cri, il se pencha au contraire au-dessus du plateau pour mieux l'analyser.

- Hum... Sacha, fou en D5.

Mon petit ami se plia à la commande du général Papy.

- Vous n'avez pas le droit ! C'est de la triche !

Face à mon aïeul, j'étais cuit...

- Qu'est-ce qui se passe ? s'en mêla un nouvel arrivant.

C'était mon père qui venait de rentrer du travail et que tous ces cris dès son arrivée avaient irrité. Il s'approcha pour voir de quoi il retournait et, après avoir sévèrement jaugé la situation, dit :

- Martin, avance-moi ce pion d'une case.

Stupéfait, je me dévissai le cou pour observer la tête qu'il faisait, debout, les bras croisés derrière moi. Cherchant sa confirmation, je pointai, mal assuré, la pièce dont j'avais cru comprendre qu'il parlait.

- Non pas celui-là, oui celui-ci. Concentre-toi un peu.

Ayant saisi le bon soldat, je m'exécutai en ayant mauvaise conscience mais balayai mes scrupules en songeant que Sacha ne se privait pas des conseils de mon grand-père, lui. Ces deux-là répliquèrent d'ailleurs aussitôt. Je n'eus pas le temps de penser à un coup que mon père, déjà, me chuchotait à l'oreille un mouvement qui me parut hautement imprudent, ce dont je lui fis la remarque.

- Tu veux gagner ? Fais ce que je te dis ! me réprimanda-t-il vertement.

- Je ne peux pas. On va perdre la tour si on ne la protège pas d'abord.

- On s'en fiche, dans trois coups il est mat ! Prends-moi ce cavalier, nom de Dieu !

Sacha, qui bâillait, se redressa soudain, mais je ne réussis pas à savoir si c'était l'effarement de se voir confisquer un poney ou le double-sens de la phrase qui le mettait dans cet état. Qu'il s'agisse de l'équidé ou de sa vertu, je n'épargnai pas mes efforts pour tenter de les lui sauvegarder.

- Il y a beaucoup d'autres coups intéressants, plaidai-je. Pourquoi est-ce que tu veux absolument faire ça ?

- Qui m'a fichu cette tête de mule ? Est-ce que Sacha discute les ordres, lui ?

Nous nous étions fait voler notre partie. Désormais, tout se jouait dans les hautes sphères, entre mon père, le sien et la pâte à crêpe. Et ils étaient très sérieux. En soupirant, je cédai à l'homme qui me dominait de toute sa hauteur. Une satisfaction carnassière apparut sur ses traits quand ma pièce mangea le cavalier de Sacha, ce à quoi mon grand-père réagit en suçant son petit doigt trempé dans son mélange, savourant d'avance une stratégie machiavélique. Sacha qui, les poings enfoncés dans ses joues rebondies, cultivait une mine consternée depuis la perte de son cavalier, redressa juste assez la tête pour me permettre de voir une drôle d'étincelle dans ses yeux. D'un doigt, il se tapota discrètement la tempe en tournant ses regards vers les nouveaux maîtres du jeu. Je hochai imperceptiblement le menton pour lui signifier que je partageais son sentiment.

La partie dura bien après les trois coups prédis. Mon grand-père se défendit comme un forcené et ne rendit les armes qu'après avoir fait des ravages dans les lignes ennemies. Il accepta finalement sa défaite en prenant Sacha par l'épaule pour le réconforter.

- On a fait de notre mieux, déclara-t-il.

Comme s'ils avaient réellement collaboré. Par le moyen de notre conversation muette, mon compagnon me montra qu'il n'était nullement dupe. Au moins son partenaire autoproclamé et mon père avaient-ils l'air de s'être bien amusés. Fort de sa victoire, ce dernier s'était métamorphosé en véritable coq. Il se moqua de la préparation de mon grand-père qui avait pris une consistance douteuse au soleil. Papy répliqua en lui disant de ne pas tant rigoler parce qu'il allait la manger au dîner. Agressé par l'impression qu'on essayait déjà de lui enfourner une cuiller dans la gorge, papa prit un air outré et pinça les lèvres comme un citron. Sur ces entrefaites, ma mère arriva pour dire qu'elle serait heureuse si les réparations du cabanon pouvaient commencer aujourd'hui même.

- N'attends pas que ton père ne soit plus là pour t'aider, Christian, recommanda-t-elle en s'éloignant.

Je la croyais définitivement partie, ayant plus ou moins révélé qu'elle-même ne participerait pas à l'atelier bricolage, mais elle revint une minute plus tard chargée d'une corbeille de linge humide et d'une boîte de pince à linge.

- Soyez gentils, étendez-moi ça, demanda-t-elle en se débarrassant de la corbeille dans mes bras.

Nous n'eûmes plus guère de temps pour nous ce lundi-là. Symphonie, de nouveau, était loin : loin de la maison, loin de nos pensées. Dans les jours qui suivirent, je n'eus guère l'occasion de réfléchir au moyen d'aller la voir. Je n'en reparlai pas non plus avec Sacha. Je n'étais même pas certain que la revoir le tente vraiment, malgré l'accord qu'il avait fini par donner, et c'était ce doute, surtout, qui m'empêchait d'étudier sérieusement le trajet qu'il nous fallait faire.

Je me forçai à y songer un peu seulement parce que j'avais déjà dérangé plusieurs personnes pour obtenir le droit de me rendre là-bas. Peut-être des gens attendaient-ils que je me décide. En tout cas, pour nous y emmener, mes parents n'étaient pas une option. S'ils n'avaient que très peu soulevé le sujet depuis que j'étais rentré du refuge, ce n'était pas pour que je leur demande, tout guilleret, de bien vouloir m'aider à rencontrer un cheval dont la simple existence les faisait pâlir.

Je pensai alors à mon meilleur ami. C'était souvent lui qui m'avait conduit en voiture quand j'en avais eu besoin. En outre, Raphaël connaissait Symphonie et il aimait les animaux. Mais il me semblait bien malvenu de l'appeler pour lui demander de faire le taxi après l'avoir laissé sans nouvelle depuis près d'un mois. Il m'avait envoyé quelques SMS mais avait fini par laisser tomber la correspondance après n'avoir reçu de ma part que quelques réponses frileuses. Le sentiment de culpabilité que je ressentis à son égard me décida à lui passer un simple coup de fil de courtoisie.

La sonnerie s'éternisait et je me demandais si j'allais ou non laisser un message – pour dire quoi ? – quand une voix bien plus vivante qu'un répondeur me fit un salut surprenant :

- Par les moustaches de Nietzche... Ce serait pas... une vieille connaissance ?

- Comme tu es doué aux devinettes !

- Qu'est-ce que t'as encore fait ?

L'étrangeté de la question m'obligea à un temps de réflexion.

- Mais rien, juste une partie d'échec...

- C'est ça, fait l'innocent. La première fois que t'as disparu de la circulation, tu t'es trouvé un mec. La deuxième fois, c'était un cheval, alors... Non, me dis pas que... ?!

- Quoi ?

- Un dinosaure ?!

- Désolé de te décevoir.

- Oh, zut, j'aurais pourtant juré... Dans ce cas, que me vaut l'honneur de ton appel ?

- C'était juste pour le plaisir de papoter. Bon, je sais que je ne mérite pas ta patience. Comme tu l'as si bien souligné, j'ai tendance à perdre le contact, c'est vraiment pas super...

- Je te manque ? C'est mignon.

- T'es bête. Évidemment que j'ai envie de te revoir. Je ne veux pas que nos routes se séparent sous prétexte qu'on a quitté la fac.

- Oh, alors ça te plairait qu'on fasse quelque chose ensemble cet été ?

Raph fit cette suggestion en semblant ne pas y avoir du tout pensé avant, mais à mesure que l'idée se faisait un chemin, il eut l'air de plus en plus excité. Il s'agissait d'un chantier participatif pour l'installation d'une ferme en permaculture. On cherchait encore des volontaires pour aider à concrétiser le projet. Mon meilleur ami avait une façon de présenter les choses qui donnaient envie de les voir en vrai. Je me sentis rapidement emballé. Quitter la maison familiale pour mettre la main à la pâte quelque part dans le sud de la France m'apparut comme un rêve. Un rêve important : activiste, militant.

Revenant de la salle-de-bains, Sacha s'installa près de moi et tendit l'oreille vers le téléphone, intrigué par ma joie. Je demandai à mon ami de patienter une minute et me tournai vers la frimousse humide de mon compagnon L'espace d'un instant, j'oubliai ce que je voulais dire, subjugué par l'éclat de ses pommettes rougies et lumineuses.

- Quoi ? fit-il.

- Heu... C'est... C'est Raph, repris-je le fil de mes idées.

- Passe-lui le bonjour de ma part.

Sacha ne se doutait de rien. Je voulais exposer progressivement le sujet de notre discussion pour qu'il ne croit pas que j'organisais encore quelque chose dans son dos, mais l'enthousiasme me fit cracher le morceau tout à trac :

- Ça te dirait de faire du woofing ?

- Du quoi ?

Sa voix était désespérément posée en comparaison des émotions qui remuaient mon cœur. Je mis le haut-parleur.

- Dis, Raph, tu peux répéter à Sacha ce que tu m'as expliqué ?

Mon ami obtempéra avec l'obligeance de l'activiste jamais lassé de répéter ses arguments.

- Et donc on pourrait venir tous les deux ? récapitula Sacha à la fin de l'exposé.

- On demande que ça, si t'es motivé.

- Hum ! trancha Sacha.

Je ne m'attendais pas à ce que la proposition face mouche aussi vite. J'avais cru être obligé d'insister pendant des heures sur les bons côtés de l'aventure. La raison n'en était que trop claire : j'avais toujours sur le cœur la contrariété aiguë qu'avait provoqué l'affaire Symphonie.

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