Chapitre 2
L'après-midi était déjà bien avancé quand nous arrivâmes à la gare, ce qui n'empêchait pas le soleil de taper plus fort que jamais dans la pente escarpée où nous traînions les bagages.
- Martin ? m'appela Sacha.
Je crus qu'il peinait trop et souhaitait faire une pause, mais c'était autre chose qu'il avait en tête :
- On devrait pas acheter un gâteau ou un bouquet de fleurs ? Ce serait plus poli.
Je levai les yeux au ciel.
- On va pas rendre visite à des amis. On rentre chez moi ! Ce serait ridicule.
- Peut-être, mais bon...
La bouche de Sacha formait une ligne sévère qui témoignait de son ennui. La perspective de rencontrer prochainement mes parents s'était finalement mise à lui remuer l'esprit. Pour être honnête, je n'étais pas non plus pressé de les avoir face à moi. Le dernier tête à tête avec mon père ne s'était pas exactement terminé par des embrassades. Tout à coup, le chemin jusqu'à la maison ne me sembla plus si long ni périlleux.
Une dizaine de minutes plus tard, le portail blanc était en vue. J'enviais Sacha qui ne savait pas encore que nous étions si proches. Il pouvait continuer à marcher sans appréhender excessivement. Pour ma part, je commençais à avoir dans le cœur une nausée dont je ne parvenais pas à m'expliquer la raison concrète. Même après tout le souci que je leur avais causé, je ne pensais pas mes parents capables de faire mauvais accueil à Sacha.
A ce moment, ce dernier prouva que je me trompais quant à son ignorance.
- Alors, c'est là... dit-il avant même que je lui ai indiqué le numéro.
- T'es devin ou quoi ?
- Bah non, mais y en a pas beaucoup des maisons avec des boîtes à livres qui trônent devant.
Il s'était rappelé ce que je lui avais raconté sur la métamorphose de l'ancienne boîte aux lettres. Ce jour-là, nous étions allés à la bibliothèque. Illuminée par ce doux souvenir, l'atmosphère se radoucit.
- C'est vrai, soufflai-je en m'arrêtant devant et caressant la peinture écaillée.
Sacha fit courir son index sur le dos des livres, serrés dans leur niche exiguë. Je lus les titres avec un sourire. Jusqu'à tomber sur l'un qui me fut étrangement familier.
- Mais... C'est à moi, ça !
Je me servis de mes ongles pour dégager l'ouvrage en cause. Il s'agissait d'un vieux recueil de trois contes que je m'étais fait lire un nombre incalculable de fois quand j'étais petit. Je débordais d'une telle admiration et d'un tel amour pour les illustrations que mon pinceau d'enfant avait tenté de les reproduire dans la marge même. Quand j'ouvris le volume à une page au hasard, les gribouillis malhabiles ne laissèrent plus de doute. C'était bien mon exemplaire. L'énervement qui me gagna fit battre une veine à ma tempe.
- Ils osent se débarrasser de mes vieilles affaires sans me demander l'autorisation ! pestai-je.
Je levai un regard plein de ressentiment sur la façade de la maison, séparée de nous par une courette minuscule. La bâtisse feignait l'innocence, les stores baissés au prétexte de se protéger de la chaleur.
Tenant mon livre sous le bras, je fis grincer le portail et m'avançai d'un pas déterminé vers la porte d'entrée. Cette dernière s'ouvrit avant que j'aie pu poser la main sur la poignée. Interloqué, je découvris dans l'encadrement la silhouette de ma mère, toute en rondeurs, jusqu'à ses sourcils qui formaient sur son front un arc soucieux. Elle avait dû espionner la rue pendant des heures à travers les lames du store et, à présent que j'étais là, elle avait presque l'air de ne pas me reconnaître ou, en tout cas, de ne pas en croire ses yeux.
- Bonjour, maman, dis-je, tâchant d'oublier la façon dont elle m'avait fui quand j'étais venu affronter mon père.
- Te voilà, Martin, réalisa-t-elle enfin, la voix empreinte de soulagement.
Tout en lui adressant un sourire qui acheva de la rassurer, je fis un pas de côté pour révéler mon petit ami, lequel s'était caché dans mon dos et, passant un bras autour de ses épaules, je déclarai gaiement :
- Je te présente Sacha !
Une sorte d'expression de détresse passa rapidement sur le visage de ma mère, comme si elle avait espéré au fond d'elle que ce garçon et toute l'affaire qui l'entourait n'avaient pas de fondement réels. Mais elle n'en laissait déjà plus rien paraître quand elle tendit la main à mon compagnon :
- Sois le bienvenu.
Pris au dépourvu, Sacha serra la main offerte en rougissant comme une tomate. Il articula un si faible remerciement qu'il en resta inaudible pour ma mère. J'en profitai pour abréger les présentations.
- Dis, maman, on peut entrer ou pas ?
- Oh ! Excusez-moi !
Rougissant à son tour de sa maladresse, ma mère s'écarta vivement du passage.
L'intérieur était plongé dans une douce pénombre qui faisait régner une agréable fraîcheur. Les volets de la porte-fenêtre donnant sur le jardinet, à l'autre bout du salon, n'avaient pas été fermés, permettant à la lumière du jour de pénétrer malgré tout.
- Vous avez fait bon voyage ? s'enquit maman pendant que nous tirions les valises près de l'escalier.
Je pris un ton badin :
- Ça va, ça va. Pour une fois, la SNCF nous a épargné ses caprices. C'est surtout la chaleur qui est pesante. D'ailleurs, on pourrait avoir un verre d'eau ?
- Je vous apporte ça tout de suite.
Ma mère se précipita derrière le comptoir de la cuisine ouverte. Elle prit un unique verre dans le placard et le remplit au robinet, puis elle le tendit à Sacha qui le reçut avec non moins de précipitation, les yeux exorbités. Il se garda bien de me le faire passer, ravi d'avoir quelque chose pour s'occuper les mains et surtout les lèvres.
- Papa n'est pas là ? glissai-je tandis qu'il ingurgitait son eau.
- Il est encore au travail.
Cette réponse m'inspira un apaisement coupable.
Ayant terminé, Sacha envisagea d'aller poser le verre dans l'évier. Ce fut sans compter sur ma mère qui lui interdit d'emblée tout déplacement superflu.
- Laisse chéri, je m'en occupe, dit-elle en récupérant le verre.
Sacha écarquilla de nouveau les yeux, stupéfait d'entendre le surnom affectueux dans une bouche étrangère. J'appuyai ma main sur mes lèvres pour réprimer un rire.
Ne s'étant aucunement rendu compte des émotions qu'elle avait provoquées, ma mère passa aux détails pratiques :
- Martin, je te laisse monter les valises pendant que je prépare la chambre d'amis.
- La chambre d'amis ?
Elle s'arrêta sur la première marche de l'escalier, attendant que je précise ma pensée qui, manifestement, avait de plus en plus de mal à saisir la sienne. A mes côtés, Sacha s'était raidi en même temps que moi. Ses doigts qui pendaient le long de son corps se déployèrent imperceptiblement vers moi. Il n'osait agripper mon T-shirt, mais l'intention y était.
- Pourquoi la chambre d'amis ? répétai-je. Sacha va dormir avec moi, dans ma chambre.
- Tu es sûr ? hésita-t-elle.
- Évidemment. C'est normal, non ? C'est mon copain !
Elle hocha la tête, semblant accepter un fait dont elle se doutait sans toutefois avoir de certitudes jusqu'à présent. Je venais peut-être de lui apprendre que j'étais en couple... Si vraiment c'était le cas, alors c'était le pire coming out du monde. Je me retins de me pincer l'arrête du nez et me demandai ce que mon père avait bien pu lui rapporter de mes aventures.
- Comme vous voulez, céda l'auteure de mes jours. Mais c'est un peu étriqué...
- Maman, on a survécu des semaines dans une tente après avoir passé deux mois ensemble dans un douze mètres carrés.
- Justement, vous pourriez profiter d'avoir un peu d'espace.
- Ce que j'essaie de t'expliquer, c'est qu'on tient à notre proximité !
C'était à croire qu'elle le faisait exprès. Je commençais à perdre patience.
- Oui, j'imagine qu'en étant obligés de vivre quasiment l'un sur l'autre, vous avez développé une relation assez intime.
- Évidemment, maman ! Douze mètres carrés ! On n'est pas des moines !
Mais ce n'était pas ce qu'elle avait voulu sous-entendre. Un étrange silence se déposa dans la pièce. J'aurais tout donné pour reprendre mes mots et faire qu'elle ne les ait jamais entendus. Ce fut alors qu'elle lança une réponse encore plus inappropriée :
- Oh. Vous en êtes déjà... à ce stade ?
Ça, c'était fait.
Dans la demi-obscurité, son expression n'était pas clairement visible, mais une inquiétude inexplicable perçait dans sa voix. Sacha devait se dire que notre don commun à créer des malaises était sûrement héréditaire. A défaut de trouver un trou où disparaître, il s'était changé en statue de sel.
Ma mère s'éloigna enfin de l'escalier. Nous nous gênâmes mutuellement car je tentai en même temps de mettre la main sur la poignée d'une valise. Elle s'excusa gauchement, je fis de même, tout cela pour la suivre finalement du côté de la table à manger où je déposai mon sac à dos ainsi que le livre de contes.
Quand je revins, Sacha avait commencé à hisser une première valise en soufflant.
- Fais attention à ton dos, le mis-je en garde.
J'attrapai une extrémité du bagage et nous emportâmes à deux notre fardeau à l'étage.
- Première porte à gauche.
Sacha tourna la poignée comme il put et poussa le battant avec son dos. Aussitôt, je me sentis envahi d'un sentiment de réconfort. C'était une bouffée si soudaine et puissante qui émanait de la chambre, pareille à des bras m'attirant contre un cœur, que je m'y abandonnai sans réserves.
J'oubliai la scène avec ma mère, j'oubliai celle qui se préparait avec mon père. J'étais chez moi.
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