Chapitre 18

Le matin suivant, Sacha se mit en besogne de régler une bonne fois pour toutes ses affaires administratives. Ayant encore en mémoire le fiasco du dernier essai, je proposai plusieurs fois de l'accompagner, mais il assura qu'il pouvait très bien s'en occuper seul et il ne me laissa l'accompagner que jusqu'à la porte d'entrée. Histoire de le retenir un peu, je lui redemandai s'il n'avait pas oublié le formulaire ni les autres papiers, obtins une réponse agacée et acceptai enfin de le voir partir en solitaire pour la mairie.

Mon grand-père observait notre manège en buvant son café, assis sur le canapé où un pêle-mêle de couvertures pas encore repliées témoignaient qu'il avait passé la nuit. Prenant enfin conscience de ses regards sur mon attitude ridicule, je refermai sagement la porte. Pour détourner l'attention, je lui demandai s'il avait passé une bonne nuit, mais m'aperçus de l'ironie que contenait ma question au moment où je la posais : si Sacha n'avait pas été là, c'est à moi que serait revenu le canapé tandis qu'il aurait profité de mon lit autrement plus confortable. Il me répondit d'ailleurs, en tapotant le sofa, que les temps changeaient. Je réfléchissais à une réplique pour contrer son air narquois quand mon père fit son entrée dans le salon. Après avoir aspiré le fond de sa tasse, mon grand-père se mit énergiquement sur son séant.

- On y va, décréta-t-il.

Mon père glissa les pieds dans ses chaussures d'un air entendu.

- Où est-ce que vous allez ? m'étonnai-je de leur entente commune ainsi que de leur empressement à sortir.

Mon père m'ignora royalement. Il courut à petits pas jusqu'à l'escalier, posa le pied sur la première marche, le retira cependant en se rappelant qu'il était chaussé.

- Valérie ! s'agita-t-il. Je vais être en retard.

- J'arrive, j'arrive, parvint une réponse étouffée.

Je n'osai pas réitérer ma question et risquer de la perdre une seconde fois dans la houle. Ma mère descendit d'ailleurs dans un vacarme infernale, ayant déjà enfilé, avec moins de scrupules que son mari, une paire de chaussures qu'elle gardait à l'étage.

- Voilà, je suis prête, dit-elle, guère convaincante, en fouillant fébrilement dans une sacoche passée à son côté.

Ma foi, c'était une véritable réunion de famille !

Il n'y avait que papy qui traînait encore dans ses charentaises. Je lui apportais de quoi y remédier avant que mon père ne se fâche et en profitai pour le prier discrètement d'éclairer ma lanterne.

- Au magasin de bricolage ! s'écria-t-il de telle façon qu'il renseigna mes parents sur mon insistante curiosité en même temps qu'il me délivra l'information voulue.

- On s'est enfin décidé à remettre en état le cabanon du jardin, précisa ma mère.

- Ah bon, dis-je du ton le plus neutre possible, quoiqu'en me grattant le menton, espérant de toutes mes forces ne pas avoir tendu de perche pour être moi aussi embarqué dans cette affaire qui requérait manifestement une main d'œuvre nombreuse. Papa ne travaille pas aujourd'hui ?

La remarque m'avait échappé lorsque j'avais calculé que nous étions lundi. Ma mère me regarda comme si j'avais fait étalage non de ma perspicacité mais de ma profonde bêtise :

- Mais si, mon poussin. On le dépose et on va chercher le matériel avec papy.

Une nouvelle cavalcade dans les escaliers me fit tourner la tête. Evan se rua au milieu de l'assemblée, plus amène que moi à soumettre sa candidature :

- Ça vous embêterait que je vienne ?

Mon père grommela en regardant sa montre mais, comme l'insupportable jeune marié entreprenait d'exposer, bien fastidieusement, les raisons relatives à sa propre demeure qui le poussaient à se joindre au déplacement, il descendit dans la rue et ouvrit grand la porte de la voiture à tous les intéressés, pourvu que le départ fut prompt.

Je remontai dans ma chambre en entendant le moteur démarrer et regardai la voiture de mes parents se dégager avec peine de l'étau où elle était prise entre celles de mon grand-père et d'Evan. Je la suivis des yeux jusqu'à ce qu'elle disparaisse à l'horizon et mes yeux retombèrent sur mon téléphone qui reposait sur le coin d'une étagère. Je m'en emparai en gonflant de joie mes poumons et m'installai sur mon lit, assis sur ma jambe repliée. Là, je lançai mon appel en me mordillant les ongles, trépignant un peu plus à chaque sonnerie.

La communication se coupa sans que personne ait répondu, me plongeant dans la déception : Eva était pour le moment indisponible. J'hésitai à lui écrire un message, mais l'obligation où je serais alors d'attendre patiemment sa réponse ne me satisfaisait pas. Mon excitation était telle qu'elle me commandait de trouver un interlocuteur sans délai. Ce n'était pas uniquement pour Sacha, l'envie était toute aussi dévorante quand j'y pensais en moi-même.

Peu après, je pressai un autre contact en me sermonnant intérieurement. Oui, vraiment, j'étais incorrigible. Un sourire irrépressible collé sur la figure, j'espérai sombrement ne pas tomber sur Aurélien. A mon grand bonheur, ce fut une voix féminine qui déclina le nom du paradis.

- Allô, c'est Martin, saluai-je gaiement. Je ne vous dérange pas trop ?

- Martin ? répéta sans comprendre la voix dont je n'étais pas non plus certain de l'identité.

Je me raclai la gorge.

- Oui, Martin. Vous savez, on a vécu dans une tente sur le terrain avec Sacha.

- Oh, Martin !

Ça y est, ça venait. La discussion pouvait s'engager sous les meilleurs auspices. Pourtant, je peinais à trouver de l'assurance. Par où commencer ? Je me raclai encore la gorge. Elle était sèche. Je considérai un par un les mots raisonnablement susceptibles de construire ma requête, de la faire comprendre. Aucun n'était raisonnable.

Mon interlocutrice attendait toujours que je dise quelque chose. Dans le silence établi entre nous, une nouvelle présence se dessina à l'arrière-plan, avec qui mon hôtesse d'accueil eut un court échange, perceptible malgré l'éloignement qu'elle avait mis entre elle et le combiné. J'aspirai une longue rasade d'air qui se bloqua dans mes poumons et qui n'avait rien à voir avec l'inspiration dont j'avais fait précéder mon premier appel.

- Allô Martin ! Qu'est-ce que vous devenez ?

C'était Aurélien.

Je n'étais pas exactement tendu ou ennuyé. Quelque part, la manière dont mes doigts serraient le téléphone s'en trouva même adoucie.

- Allô, retrouvais-je la parole, on est chez mes parents, comme prévu. Sacha va bien et...

- Tant mieux. Vous comptez passer un de ces quatre ?

- Justement, je...

- Tes petits pois ont bien poussé ! Il faudrait les récolter !

Prévoyait-il de me couper la parole à chaque mot ? Mes dents se mirent à grincer malgré tous mes efforts pour me contenir.

- Tu m'en vois ravi, repris-je avec autant de patience que possible. Justement, on s'ennuyait un peu... Enfin, du coup, on se disait que...

- Il y a toujours du travail, ici !

Cette fois, c'était ma faute. Je m'étais interrompu, m'interrogeant sur le bien-fondé de mon ton que j'avais fait léger, peut-être trop, pour le rendre sympathique. Je laissai un blanc s'installer. Les minutes passaient et j'étais de moins en moins capable de dire ce que j'avais sur le cœur. Aurélien lui-même en vint à sentir mon trouble.

- Martin ? Ça va pas ?

Le sérieux soudain de sa voix me décontenança. Je fermai les yeux pour ne pas voir la chute arriver et, dévoilant tout à trac ce qui m'avait amené à téléphoner, je le laissai seul juge de mon état :

- Je voulais savoir si tu pouvais contacter pour moi... l'adoptante... enfin, la personne qui a repris Symphonie. Ou me donner son numéro.

Bien, je n'avais presque pas bafouillé. Et puis, c'était à Aurélien que je m'adressais. Avec lui, rien n'était jamais grave, tout était assez simple pour que je puisse lui parler sincèrement en dépit de l'agacement qu'il me faisait souvent sentir. Cependant, il mettait du temps à réagir. J'eus un instant l'espoir qu'il cherchait les coordonnées demandées dans le fichier.

- Martin ? dit-il enfin.

- Oui ! me jetai-je sur sa réponse.

Il ânonna d'abord quelques monosyllabes qui soufflèrent un courant froid dans mon corps. Sa phrase prit sens au bout d'un moment. Il s'exprimait prudemment, comme s'il marchait sur du verglas ; j'avais vraiment réussi à le gêner.

- Je crois comprendre où tu veux en venir, mais il vaudrait mieux éviter. Je suis désolé.

Je ne le reconnaissais pas et cela me fit peur. Comme ma jambe sous moi s'engourdissait, je changeai machinalement de position, ce qui n'empêcha pas les fourmilles de diffuser dans mon tibia une vague de douleur.

- Ce n'est pas grand chose, plaidai-je entre mes dents, tâchant de masquer ma peine. Ça ne la dérangera pas, c'est elle-même qui nous a proposé de passer voir Symphonie.

- En fait, ce n'est pas possible.

Aurélien s'était fait plus ferme, comme si, ayant délibéré en lui-même, il était désormais bien sûr de sa conclusion.

- Pourquoi ? fis-je, puéril.

- Imagine que Cosmos soit adopté par une famille aimante et que ses anciens propriétaire réclament à le voir. Comment crois-tu qu'on réagirait ?

- Ça n'a rien à voir, me défendis-je, Cosmos est un cheval maltraité !

Aurélien se tut, conscient que son exemple n'était pas le meilleur mais sachant tout autant qu'il n'était pas besoin d'un autre pour me faire entendre le problème.

- S'il te plaît, gémis-je, à court d'arguments.

- Ce n'est pas une bonne idée...

Sans dire un mot de plus, sans même chercher une réponse, je fis courir mon regard tout autour de ma chambre, sur les décorations muettes et les meubles pesants. Sur les nœuds dans le bois des poutres qui me renvoyaient mon regard, accusateurs, suffisamment détestables pour absorber une partie de ma colère naissante en lui fournissant un objet.

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