Chapitre 15

Exaspéré par le coup d'arrêt que mon père venait de porter à notre escapade, je m'attendais à tout sauf à voir débouler une antique Renault rouge qui semblait avoir fait la guerre. Je la regardai, stupéfait, se ranger sur le bas-côté, ne voulant pas en croire mes yeux. Comme je restais immobile sur le trottoir, la vitre s'abaissa et le conducteur, avançant sa moustache au dehors, nous héla avec l'ardeur d'un patron de bistrot :

- Vous venez ou quoi ?

- Papy, c'est vraiment toi !

- Allez, allez !

Il agita la main pour nous presser, surveillant dans le rétroviseur les voitures qui arrivaient derrière. J'entraînai Sacha dans l'habitacle sans plus tergiverser.

- Mon jean est encore mouillé, s'inquiéta-t-il en s'effondrant sur le tissu rappé de la banquette arrière.

- Pas grave.

Mon grand-père balaya ses craintes d'un grognement informel, autrement plus concerné par la manière de reprendre la route. Une file de voitures était en train de nous contourner, nous empêchant de bouger.

N'ayant pas encore bouclé ma ceinture, je me penchai entre les deux sièges avant tandis qu'il donnait un premier coup de volant :

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je passais par-là en revenant d'un meeting. C'est plutôt bien tombé, hein ?

Je fus précisément projeté en arrière, dans les bras de Sacha qui me réceptionna. La conduite de mon aïeul était du genre tonique. Je m'attachai tout en m'excusant pour l'atterrissage auprès de mon compagnon qui saisissait mal ce qui nous arrivait. Mon grand-père mit moins de temps que lui à comprendre à qui il avait affaire :

- Ça doit être le petit gars que les guignoles du gouvernement nous ont laissé sans plafond ?

Sacha eut l'air consterné que, parmi tout ce qu'on pouvait dire de lui, ce soit précisément par cet aspect de sa vie qu'on le caractérise en premier. Je me grattai la joue, gêné.

- Papa t'a raconté ? demandai-je.

- On s'est parlé au téléphone.

- Tu sais, ça n'a pas d'importance. Sacha est avant tout mon petit ami.

- Ah bon ?

Toujours parcimonieux dans ses explications, mon père semblait ne pas avoir mieux informé mon grand-père qu'il n'avait prévenu ma mère. Je me tus, un instant troublé à l'idée de d'avoir révélé trop rapidement notre relation. Mais mon grand-père parut s'en réjouir au plus haut point. Il lança ses félicitations comme un cri de victoire.

- T'as trouvé la plus belle des manières pour emmerder tes parents ! Prends-ça, Christian !

Et, directement sur le volant, il ponctua son exclamation d'un coup de poing passionné qui fit légèrement dévier la Renault. Pour ne pas le laisser exulter seul, j'accompagnai son rire du mien, nettement moins enjoué. Je réfléchissais à la manière de lui faire comprendre que Sacha n'était pas une provocation quand, galvanisé par mon histoire d'amour, il nous fit une confidence qui me désarçonna.

- Moi aussi, dans le temps, j'ai connu un garçon.

- C'est vrai ?!

J'avais surréagi. Conscient qu'un tel ahurissement était complètement déplacé, je m'efforçai du moins de faire reprendre à mes yeux une taille normale pour ne pas paraître complètement ridicule par-dessus le marché. Après tout, pourquoi mon grand-père ne pourrait-il pas avoir vécu une expérience de la sorte ? Sans se vexer, il éclaira cependant ma curiosité :

- Oui, il s'appelait... Attends voir... Jean-Claude, si ma mémoire est bonne. Mai 68. Une époque formidable. Mais j'ai rencontré ta grand-mère et tu connais la suite : tout ça pour divorcer passé cinquante ans !

Loin de ressasser avec aigreur, il racontait ses souvenirs sur le ton d'une histoire drôle. Sacha me glissa justement coup d'œil pour me demander s'il avait le droit de rire. Toute contrariété l'avait déserté. Un peu plus et il se laissait aller librement à l'hilarité. Mais mon grand-père s'en tint là. Il avait visiblement plus envie de se faire relater une bonne histoire que d'en dire une lui-même.

- Raconte, toi, plutôt. Qu'est-ce que t'as fichu depuis Noël dernier ? Paraît que t'es allé te mettre au vert ?

- Tu te rappelles de Raphaël ?

- Hum.

- Il a une amie qui fait du bénévolat dans un refuge, à la campagne. On a planté la tente dans un pré, là-bas.

Lorsque je parlais avec mon grand-père, je n'avais jamais peur de son jugement sur moi. Aussi pouvais-je exprimer sans édulcorer ni dramatiser l'allégresse un peu légère que le refuge m'inspirait réellement. Je vis néanmoins quelques rides forcir dans le rétroviseur sur le visage de mon aïeul.

- Tu as arrêté tes études ?

- Exact, intervint Sacha. Mais pas avant d'avoir réussi les partiels.

Je fus surpris de l'aisance avec laquelle mon compagnon s'adressa soudain à son grand-père, allant jusqu'à se permettre de blaguer. Sa position dans son siège, affalé, les jambes écartées, attestait de son état d'esprit détendu. Après quelques secondes, l'évidence remplaça l'étonnement : c'était même trahir mon grand-père que de ne pas avoir reconnu tout de suite les effets de son affabilité.

Amusé, j'explicitai l'idée de Sacha :

- Oui, finies les études. Je commence un boulot de prof à la rentrée.

Mon grand-père fit une étrange grimace que le reflet légèrement déformé dans le rétroviseur n'arrangea pas.

- Non ?

- Mais si !

Les rides se retirèrent de son front pour se répandre dans le bas de son visage, encadrant un franc sourire. Ce fut un déluge de louanges qui s'abattit sur moi, celui auquel je n'avais pas eu droit chez mes parents. Même Sacha m'applaudit comme s'il apprenait la nouvelle, cette fois débarrassé de l'attitude tiède qui avait été sa première réaction. Lui et mon papy n'étaient pas seulement rassurés quant à mon avenir, ils en étaient heureux. L'enseignement était un beau métier.

Des ailes poussèrent à la joie de mon grand-père. L'émotion prit son élan, se mua en emballement. Transporté, il revint sur le sujet du refuge, désireux d'en savoir plus. Sacha répondit avec non moins d'exaltation à chacune de ses questions et, plus il prenait la parole, plus la fougue de mon grand-père succombait au silence. La poussière qui s'échappait de la robe des chevaux, lorsqu'on les caressait à rebrousse-poil, reprit vie autour de moi. Elle partait flotter dans l'air couleur campagne, aromatisé de pluie et d'éclaircies.

Mais mon grand-père ne disait plus rien. Il n'ouvrait plus la bouche que pour mâchonner une marque d'étonnement par-ci, un indice de son émerveillement par-là, expressions qui, chaque fois, étaient aussi pincées que s'il avait tiré ses mots en un chignon serré. J'en fus tout retourné : papy était jaloux. Et fâché de ne pas avoir été mis dans le coup. L'envie se lisait sur son visage et dans son mutisme avec une facilité désarmante. Il laissa la conversation s'éteindre entre les lèvres de Sacha et veilla à ce qu'elle ne se ravive pas en évitant tout contact visuel avec lui. C'était si puéril que je gonflai les joues devant pareil spectacle. Par chance, les notes champêtres de Sacha nous avait si bien occupés que le trajet était passé en un clin d'œil et nous arrivâmes à la maison avant que la situation ne devienne carrément embarrassante.

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