Chapitre 13

Quand le cri de ralliement retentit le jour suivant, je fus pris d'un haut-le-cœur et mon estomac se fit si petit que j'eus l'impression d'en être dépourvu. Se nourrir. On ne pensait qu'à ça dans cette maison. Les « à table ! » et autres « on mange ! » rythmaient la vie quotidienne plus sûrement que le clocher de la ville. Tenter de se soustraire au gavage était vu comme une impolitesse impardonnable, en particulier lorsqu'il y avait des invités. Il était loin, le temps où nous pouvions nous sustenter une bonne fois pour toute le matin et ne plus grignoter avant cinq ou six heures, quand la vue sans cesse renouvelée des champs creusait ses vallons dans nos ventres méritants. Je ne me faisais décidément pas au retour à la vie communautaire. Au contraire, celle-ci devenait plus pénible de jour en jour.

Pendant que je retournais ces plaintes dans ma tête, Sacha avait levé le nez de son livre, mais sans bouger le petit doigt. Il restait là, le menton en l'air, à attendre de voir si quelque chose allait se produire. Mais, l'appel dissipé, le calme continuait de régner autour de nous. A l'étage, il n'y avait plus personne que nous depuis des heures. Mes parents comme ma cousine et son armoire glace s'étaient montrés particulièrement matinaux. La raison avait pour nom Mélodie. Elle avait pleuré au moins trois fois dans la nuit. C'était certes prévisible pour son âge, mais ça n'empêchait pas que j'avais vu resurgir dans mon sommeil un lointain fantôme armé d'une alarme. Ainsi, les autres avaient abandonné l'idée de se rendormir et s'étaient réunis pour le petit déjeuner tandis que Sacha et moi étions restés blottis l'un contre l'autre jusqu'à nous sentir un peu plus reposés. Ensuite, nous avions bavardé en regardant le plafond, échangeant des propos érotiques vagues et vides de sens, en remplacement de toute action un tant soit peu concrète. Toujours avec la même mollesse, nous avions fini par nous habiller et faire le lit pour mieux nous y recoucher, des bouquins dans les pattes. Nous n'étions pas encore descendus une seule fois de la journée, même pas furtivement, ce qui me chagrinait un peu, car l'idée de partager sur mes couvertures du thé volé et des tartines raflées me plaisait assez par son côté canaille. Évidemment, cela n'avait pas eu lieu et on nous sommait à présent de venir déjeuner en famille.

Cependant, les yeux de Sacha étaient retombés dans son livre. Il semblait avoir décidé d'ignorer l'appel et je pensais qu'il ne bougerait plus quand, au bout de deux ou trois longues minutes, il planta son marque-page et quitta la chambre sans une parole. Je lui emboîtai le pas, surpris, mais ne sachant non plus que dire.

En bas, chacun avait sagement retrouvé sa place autour de la table, nous n'avions qu'à remplir les trous, ce que nous fîmes sans même saluer quiconque.

- On a commencé à faire des travaux, mais l'ancien papier peint est une plaie à enlever. Alors j'ai dit à Evan...

Comme prévu, la tablée ne manquait pas plus de conversation que de pain, notre présence exigée n'était en rien requise.

- ... Vous voulez dire pour le mariage ? C'était un traiteur du coin...

J'avais compris que les réjouissances quant à mon nouveau métier n'étaient plus d'actualité, je m'étonnais à peine que celles concernant un mariage datant de plusieurs semaine le soient encore. Mais, malgré tout ma bonne volonté, je n'entrevoyais pas le moyen de participer à la discussion. Pendant un moment, j'étudiai la virtuosité de mes parents qui parvenaient à rebondir sur le moindre propos. Ils avaient toujours une expérience personnelle à convoquer pour approuver leurs neveux. Même mon père, qui était l'homme le moins bricoleur du monde, commentait avec passion la rénovation de la maison.

Finalement vaincu par l'ennui, je me tournai vers Sacha qui ne s'occupait que de son assiette. Il y avait quelque chose de noble dans sa façon de ne regarder personne. La mastication, en étirant ses traits, rendait plus adulte son visage et renforçait la dignité qui s'en dégageait. Si nous avions été des figures romanesques, Sacha aurait certainement été l'élève mystérieux assis au fond de la classe, celui dont chacun pressent le secret et que, bien sûr ma trop grande fascination m'aurait poussé à aborder, malgré le danger évident. Un baiser sur ses lèvres sombres et le pacte était conclu.

- Eh oh, Martin ! Alors ? Tu en veux ou pas ?

Je tournai nerveusement la tête à droite et à gauche sans parvenir à identifier l'objet de la question. Sacha me glissa la réponse alors que mon regard suppliant tentait de se raccrocher à lui, passablement affolé :

- L'assiette de fromage, souffla-t-il.

- Ah ! Non. Merci, bafouillai-je.

- Si ça n'intéresse personne, on passe directement au dessert, avertit mon père.

Mes pensées essayèrent tant bien que mal de reprendre leur cours dans les éclats de l'approbation générale. Où en étais-je exactement ? Quand on m'avait interrompu, mon cœur traversait un chapitre particulièrement agréable. Mon âme venait d'être vendue. Et donc, Sacha allait m'enlever, j'allais partir très loin dans un monde de magie noire et de vestiges moussus. A ce moment, comme il arrive souvent quand leurs participants n'arrivent plus à les suivre, les trop nombreuses conversations s'éteignirent toutes à la fois. Un blanc se fit qui, dans mon esprit, forma une éclaircie autour de Sacha. Le silence lui allait à ravir. J'attendis seulement que les murmures reprennent pour lui demander en secret :

- On y va ?

Nous sortîmes sans que personne ne s'en rende compte. Ce fut un jeu d'enfant puisque nul ne se souciait de notre présence.

Une fois dehors, il regarda ma main dans la sienne, l'air surpris qu'elle se trouve là. Il avait passé le repas plongé dans ses propres pensées, peut-être relatives à ce qu'il lisait avant le déjeuner. Je réfléchis à la meilleure manière de prolonger nos rêveries. Il nous fallait un endroit où le silence soit la règle pour que nous puissions nous enfoncer dans les fantasmes sans paraître manquer d'égards vis-à-vis de l'autre. Nous trouvâmes ainsi place dans un train, alléchés par le privilège qu'il nous offrait de traverser l'espace sans l'habiter, de glisser, de voler, sans jamais s'appesantir. Il n'y avait que mon menton qui soit ancré dans ses cheveux et mon bras enroulé à son épaule ; tout le reste n'était qu'une succession d'apparitions – de disparitions – fugaces.

L'inévitable arrivée faillit bien nous clouer. Nous avions débarqué à Rouen. Un musée vaste et vide de visiteurs constitua heureusement notre refuge. L'exposition annoncée commença toutefois par me déplaire. C'était le thème de la mer chez les impressionnistes qui avait été retenu pour cette saison. Il fallait s'attendre à ne voir que les barbouillages de ciels gris de l'ami Eugène, plus grands que l'océan, et toujours, partout, ces sempiternelles falaises d'Etretat. Rien de ce que Sacha avait l'habitude d'aimer.

En effet, les tons froids dominaient, mais je découvris, en entrant dans la galerie, des peintures diversifiées. L'élément aquatique avait été décliné jusqu'aux fleuves, changés avec leurs berges en brume rose et bleue. En suivant le fil de l'eau, je me retrouvai, ayant dévalé d'une villa sur ma droite par des escaliers en bois, à arpenter la plage de Trouville sur une longue promenade de planches. Il faisait beau. Une légère brise venue de la mer semblait avoir déposé les tourbillons écumeux des vagues sur les robes lumineuse des femmes. Je serrai plus fort la main dans la mienne.

- On y va ?

- Quoi ?

- On y va, Sacha ?

Il prit le temps de rire et de poser sa joue contre mon bras.

- Si tu veux.

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