Chapitre 11
Le jour dit, la porte s'ouvrit et aussitôt éclata un tonnerre de bavardages, de bises et de poignées de mains. Je restai à l'arrière, plissant les yeux pour trouver un sens dans cet amas de personnes qui auraient dû m'être familières mais ne l'étaient pas. Mon père arborait un sourire sucré, ma mère un chemisier rouge à volants qu'elle ne sortait jamais de sa penderie. Accordant quelque confiance à son jugement, j'enregistrai l'idée que la forme serrée dans ses bras correspondait à sa nièce, c'est-à-dire la fille de sa sœur Caroline, Astrid. Ma cousine s'était teint les cheveux en roux, me la rendant difficile à reconnaître.
A peine avais-je apprivoisé ces premières impressions qu'un géant se profila dans l'encadrement de la porte. L'arrondi de son crâne, souligné par ses cheveux clairs coupés très courts, n'adoucissait en rien sa mâchoire carrée. Il portait au bout de son bras presque aussi large que long un siège de bébé si profond qu'on n'en voyait pas le contenu. Ces deux créatures ne pouvaient être le mari et le bébé tout neufs.
- Evan, se nomma celui des deux qui était (trop) visible, tendant la main à mon père.
En ayant assez vu en face, je jetai un coup d'œil derrière moi. Sacha se tenait encore plus en retrait, prêt à se replier dans les escaliers. Je l'apaisai d'un sourire discret : bientôt, les effusions allaient retomber, me laissant la place de dévoiler une heureuse nouvelle. Mais Sacha, après s'être détendu un quart de seconde, retrouva d'un coup son attitude figée : on s'approchait de nous.
- Tu vas bien ?
Astrid ôta d'un ample geste les lunettes de soleil qu'elle portait relevées en serre-tête et me tendit la joue pour échanger une bise. Je m'exécutai, grinchant intérieurement après le timbre de voix aigu qu'elle avait employé pour me saluer. Plus âgée que moi de cinq ans, elle avait toujours aimé se donner des airs de grande, même après que je l'ai dépassé en taille. Aujourd'hui, peut-être sans même en avoir conscience, elle tenait plus que jamais à me faire sentir la différence entre nous à présent qu'elle était mariée et mère de famille.
- Très bien et toi ? répondis-je avec un petit temps de latence.
- Je ne pourrais pas aller mieux ! Et toi, tu es ?
Sacha était repéré. Il se força à se montrer poli, déclina son nom qui ne sembla pas suffisant : Astrid attendait aussi la fonction.
- Martin et moi... commença-t-il en levant les yeux dans ma direction, cherchant mon accord.
- On est ensemble, complétai-je sans pouvoir cacher le bonheur que m'inspirait cette phrase.
- Oh ! fit Astrid en traitant soudain mon compagnon avec beaucoup plus de considération. Enchantée. Ravie de te connaître.
Elle était doublement surprise. Surprise, bien sûr, de trouver un jeune homme dans mon cœur, mais étonnée, surtout, de voir son cadet la rattraper dans la vie. Et si elle était assez patiente, j'avais en réserve de quoi l'ébahir un peu plus.
On passa dans le salon où mon père me somma d'apporter des chaises pour faire asseoir tout le monde autour de la table basse. Il y trônait un plateau d'amuse-gueules et une ribambelle de verres à pied. Evan trouva immédiatement son bonheur dans le canapé dont, les jambes largement écartées, il occupait deux places à lui seul. Il déposa sa progéniture sur la portion de sofa restante. Ma mère parvint, je ne sais comment, à se dégoter un espace entre l'accoudoir et le bébé pour fondre sur ce dernier. La suite était prévisible. L'enfant, extrait de sa couche, passa de mains en mains, jusqu'au moment où le niveau sonore de ses protestations dépassa le volume des cris d'extase. Alors, le père récupéra sa création dans un bras, l'autre main tenant une coupe de champagne. C'étaient comme deux spectres, deux attributs royaux qui composaient l'étalage de sa virilité.
Sacha et moi nous retrouvâmes seuls avec lui tandis que les autres s'éparpillaient dans la cuisine ou à l'étage, leur entrain calmé par les pleurs ou leur appétit lassé des petits fours. Le nourrisson bâillonné par une tétine<se laissa aller au bercement saccadé d'Evan qui, sans lui accorder le moindre regard, nous dévisageait en cherchant nerveusement à relancer la conversation, appréciant visiblement peu les longs silences.
- C'est Sacha et... Martin ? C'est ça ? récapitula-t-il en pointant sur chacun de nous son verre où flottait un fond de pétillements dorés.
Mon acquiescement fit naître un sourire sur ses lèvres. Il baissa ses yeux tout aussi rieurs sur le reste de champagne qu'il faisait désormais tourner d'un mouvement du poignet avec l'air de fomenter une réflexion dont je pus juger par moi-même de la profondeur :
- Rien qu'à vos initiales on sait tout de suite qui est en dessous.
Il ne releva le menton qu'une fois sa blague faite, pour voir l'effet qu'elle avait produit, mais fut bousculé par Astrid qui revenait vers nous à ce moment-là et lui reprocha son irrévérence sans grande conviction.
- Excusez-le, dit-elle en riant cependant, il ne peut jamais s'empêcher de faire le comique.
Elle le couvait d'un regard amoureux, en fin de compte adulatrice de cet humour qu'il lui fallait condamner en société. Il n'y avait pas à être devin pour comprendre qu'elle était complètement gaga de son mari. Je me demandai, avec quelque inquiétude, si j'avais le même air stupide scotché sur la figure quand je me tournais vers Sacha. Je me mis aussitôt à réfléchir au moyen de redorer mon image. En vérité, ce moyen était tout trouvé et n'attendait que son heure pour être mis en œuvre. A cette simple pensée, mes orteils s'agitèrent au pied de ma chaise.
Astrid débarrassa le canapé du siège de bébé pour se faire une place. Je tournai la tête en direction de ma mère qui se rinçait les mains dans l'évier : elle avait presque terminé ce qu'elle faisait. Mon père s'avança également, mais il passa devant nous sans s'arrêter et se précipita cette fois dans le jardin où, pour une raison aussi urgente que futile, je ne doutais pas que sa présence était exigée. Puis, alors qu'Astrid venait à peine de s'asseoir, c'était Evan qui se relevait et remettait son fardeau aux bons soins de sa femme, prétextant qu'il avait oublié quelque chose dans la voiture. En les croisant, j'obligeai mes jambes à réprimer leurs tremblements d'excitation. L'assistance était décidément bien dispersée.
Sacha en profita pour quitter son inconfortable tabouret et migrer au plus près des cacahuètes, sur le canapé libéré. Dans les bras de sa mère, énervé d'avoir encore changé de niche, le bébé gigota. En s'étirant, il effleura Sacha qui, surpris, s'arrêta de mastiquer. Mon compagnon, essayant de ne pas trop tourner la tête pour ne pas se faire remarquer, vérifia si Astrid ne regardait pas de son côté et, rassuré sur ce point, tendit un index timide à la créature qui, obéissant à un réflexe, referma sans prévenir sa menotte sur son doigt.
Je devinai sans peine quel bond effectua le cœur de Sacha fait prisonnier. Il n'avait voulu que se rendre compte de la texture du petit être, mais sa curiosité avait provoqué une situation si énorme qu'elle ne pouvait passer inaperçue. Astrid pivota immédiatement vers son visage empourpré.
- Il s'appelle comment ? demanda Sacha pour dire quelque chose.
- Mélodie, répondit l'heureuse maman avec des étoiles dans les yeux, toujours ravie qu'on s'intéresse à l'œuvre qu'elle avait commise.
Une bouffée de chaleur me traversa rien qu'à l'idée que la conversation allait repartir sur la chose. Ma main monta d'elle-même à mes tempes, mais je suspendis mon geste en réalisant que Sacha se tenait les yeux écarquillés. Il les cligna plusieurs fois et ils reprirent leur taille normale, mais j'avais assisté, sans trop la comprendre, à une réaction lourde d'un sens mystérieux. Prenant son attitude pour de l'enchantement, Astrid lui proposa :
- Tu veux la prendre ?
Je pensais que le bébé était bon pour un nouveau déplacement, mais Sacha secoua frénétiquement la tête, terriblement embarrassé. Il lutta pour récupérer son doigt devant ma cousine qui sut ne pas insister malgré la déception qu'elle ressentait sûrement.
Sacha se leva brusquement et tourna les talons en direction de la cuisine où il demanda à ma mère si elle n'avait pas besoin d'aide. Il avait l'air sauvage quand il fuyait ainsi devant les inconnus, je m'en sentis un peu gêné, mais Astrid trouva l'explication :
- Il est timide, commenta-t-elle en paraissant trouver mignon ce trait de sa personnalité.
Je souris comme si c'était moi que l'on complimentait.
Pendant ce temps, Sacha était parvenu à obtenir de ma mère qu'elle lui mette dans les mains une saucière et une corbeille de pain. Il s'approcha de la table en même temps que ma mère appelait tout le monde à la rejoindre. Un courant électrique courut dans mes muscles quand je me levai de ma chaise. Ce n'était plus seulement mes jambes qui frémissaient tandis que je sentais venir le moment de faire éclater ma révélation. Je commençais à comprendre qu'il allait être difficile de trouver une opportunité entre deux conversations. J'allais devoir, à l'exemple des autres, interpeller tout le monde d'une voix forte et enjouée. Il me restait quelques secondes de flottement pour m'y préparer, alors que chacun piétinait un peu confus autour de la table, ne sachant quelle place lui était attribuée.
Sacha semblait même hésiter sur l'endroit où poser son chargement : entre les assiettes, les plats et les bouteilles, il ne restait plus de libres que les coins sur la table pourtant étendue par des rallonges et c'était peut-être ces rallonges même qui perturbaient mon compagnon, offrant aux convives des places si éloignées les uns des autres qu'il semblait de toute façon impossible de rendre le pain et la sauce accessibles à tous. Ma mère arriva derrière lui, je pensais qu'elle allait simplement le guider, voire lui reprendre les deux objets et achever la mission elle-même, mais elle posa ses deux mains de chaque côté de sa tête, bien plantées sur ses épaules, et cria, ainsi que je m'étais résolu à le faire, à la cantonade :
- Mélodie n'est pas la seule nouvelle dans la famille ! Est-ce que Martin vous a présenté Sacha ?
Ce dernier croisa mon regard. Nos visages à tous deux se décomposèrent. Quelques bonnes que soient les intentions de ma mère, il était extrêmement désagréable d'être soudain poussés sous les feux des projecteurs. Cependant, tous les regards s'étaient braqués sur ma mère et, par la force des choses, sur mon compagnon qui ne pouvait se défaire de son étreinte. Raidi, il resserra sa prise sur le pain et la sauce.
- Bien sûr que les présentations ont été faites, assura Astrid qui, si elle n'en laissait rien paraître, devait au fond d'elle trouver excessive cette entrée en matière.
- C'est un si gentil garçon, continua ma mère pour nous donner envie d'entendre la suite.
- Valérie le gâte trop, grinça mon père à l'oreille d'Evan qui se tenait le plus proche de lui.
- Mais vous ne savez pas comment ils se sont rencontrés. C'est un véritable roman !
- On va pas embêter les invités avec ça, tenta de se défendre Sacha qui n'avait pas envie de voir notre folle bohème livrée en pâture au jugement de l'assemblée et désirait encore moins qu'on apprenne la fragilité de sa position sociale.
- Laisse ça pour plus tard, maman ! arrivai-je à la rescousse.
Le contact de ma mère sur les épaules de Sacha se fit plus léger. Elle le lâcha même un instant pour redresser la manche de son chemisier rouge. Dans la clarté du jour, celui-ci reflétait sa teinte écarlate sur le cou et les bras de Sacha, c'était comme si ma mère le nimbait de son halo protecteur, cachant le rouge de sa honte sous un jeu de lumière. Le tenir près d'elle la rendait heureuse ; et moi, je venais de la désappointer. Le reflet rouge prit une nuance terne.
- Je... Je... balbutiai-je, me sentant coupable de l'attrister.
Je savais ce que j'avais à dire pour faire diversion. Un sourire tremblant étira mes lèvres, mais il me fallait le calmer pour articuler mes mots. Je pris une grande inspiration et regardai en face tous ces yeux qui avaient déplacé leur attention sur moi.
- J'ai un truc à vous dire.
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