Chap 6, Part 1 : Keedan
Keedan
L'aurore n'était pas encore présente lorsque le guerrier décida de se lever sans un bruit. Il s'éloigna du camp, faisant un signe de main à Con'rad pour que celui-ci retourne se coucher le temps de quelques heures.
Keedan se rendit au ruisseau qui s'écoulait non loin dans un chuchotement cristallin et apaisant. Il s'aspergea le visage d'eau claire, qui éveilla ses sens. Il toucha une mousse humide solidement accrochée à un galet clair long et plat comme sa main. L'empreinte d'un cervidé s'imprimait profondément dans le coussin naturel. Mais Keedan ne se mit pas à la recherche d'éventuelles autres traces du passage de l'animal. Il n'avait pas le temps d'aller chasser.
Les noirceurs de la nuit laissaient peu à peu place à un monde ni tout à fait lumière, ni tout à fait obscurité. Un lieu d'entre-deux, entre chien et loup.
La nuit cédait la place au jour dans un silence qui précédait une joyeuse cacophonie. Bientôt, l'aube serait là, et les oiseaux s'en donnerait à cœur joie. Le bourdonnement des insectes diurnes remplirait bientôt les champs et les sous bois. Et il lui faudrait partir.
Keedan remplit sa gourde et retourna au camp. Les cendres du feu rougeoyaient doucement, pas tout à fait éteintes. Ses amis étaient tous étendus sur le sol. Sa sœur, presque collée au feu, était recroquevillée autour de l'un de ses sabres, le tenant par le manche. Ses boucles sombres dépassaient à peine de la couverture, et son corps pourtant si long et si fin semblait minuscule.
Et, à un bras d'elle, le guerrier découvrit avec surprise la jeune fille intrusive.
Sa couverture ne la recouvrait que partiellement ; dans l'espoir de s'apporter un peu de chaleur, elle avait dû, alors à moitié endormie, emprisonner ses jambes de ses bras, fourrant ses petites mains entre ses genoux, son front reposant contre ces derniers.
Les traits de son profil étaient détendus et lisses comme une peau de bébé doré. Son nez fin et droit surplombait une bouche entre-ouvertes dont les lèvres pleines et légèrement retroussés étaient d'une douce couleur rosé. Un front court, une oreille délicate et pointue percée d'un diamant d'un bleu limpide en forme d'œil avec, en son centre, une pépite de cristal argentée aussi pure et brillante qu'une étoile.
Une mâchoire fine et enfantine, des pommettes marquées, agrémentées d'une myriade de taches de rousseurs et un petit menton pointu venait parapher ce délicieux tableau.
Un visage d'une délicatesse et d'une perfection trop idéaliste, comme si des anges avaient offert à la mère l'enfant parfait.
Keedan se retint de ne pas grommeler.
La veille, lorsque la petite l'avait fixé de ses immenses yeux argentés, il s'était senti monstrueux de ne pas céder à sa requête. Mais plus il la regardait, avec ses membres fins et nerveux, plus il avait la conviction qu'il la briserait d'une simple gifle.
Il pouvait faire le tour de son poignet du pouce et de l'index ! Comment aurait-elle pu survivre dans leur monde ?
Le guerrier s'accroupit à côté du corps roulé en boule de la jeune fille et il frôla du bout des doigts la flamboyante chevelure rousse qui s'étendait sur les épaules de sa propriétaire, s'écoulait dans son dos et s'étalait sur le sol. Une tresse complexe tentait de rassembler l'ensemble de la crinière au niveau de la nuque de l'adolescente dans un vain effort de la contenir dans une coiffure sophistiquée. Mais ce matin, il y avait tellement de mèches rebelles qui ondulaient à leur gré dans la douce brise matinale que Keedan doutât que la demoiselle puisse rafistoler le tout sans un miroir.
Il sourit au souvenir qu'il avait d'elle la veille. Elle paraissait si sauvage et déterminée, le dos droit et le regard franc sur son destrier. Même alors, sa coiffure ne ressemblait plus à grand chose après avoir affronté les branches basses des sous bois.
Pourtant, il devait avouer qu'elle n'avait pas manqué de cran ni de panache, si peu vêtue et si frêle sur la montagne qu'était son compagne à quatre pattes. Il était même surpris qu'une telle bête répondit si aisément aux pressions de si petits talons et de si petit mollets.
Il ne pouvait décidément pas se résoudre à la prendre avec eux. Elle ne survivrait pas trois jours livrée à elle même.
Secouant la tête, Keedan posa sa main sur l'épaule de la jeune fille et la secoua, d'abord doucement, puis plus brusquement.
Dans un grognement mécontent, elle marmonna des malédictions à une certaine « Syl'via », agiter la main dans le vide, cherchant à tâtons sa couverture avant de tourner le dos au guerrier pour se rendormir.
L'air ahurit, le guerrier se redressa en fronçant les sourcils. Il sauta par-dessus le corps de celle qui lui causait déjà des ennuis, puis recommença son manège, cette fois-ci du bout de sa botte. Le couinement scandalisé qu'elle prononça le fit presque rire.
-Ça va, ça va, y a pas l'feu, grommela-t-elle en prenant le temps de s'étirer de tout son long, gémissant comme une porte qui grince ou... autre chose, pensa le guerrier.
Elle ouvrit les yeux, bailla du même coup en mettant machinalement le dos de sa main devant sa bouche avant de comprendre qui se tenait au-dessus d'elle. Elle prit lentement le temps de s'asseoir, de se frotter les yeux, puis de remettre vaguement de l'ordre dans sa tenue – elle redressa son col de façon à ce qu'il expose en moindre quantité la peau nue au niveau de sa poitrine.
Enfin, elle leva un regard interrogateur, voir accusateur, à celui qui l'avait éveillé. Keedan croisait les bras, la toisant avec autorité et froideur.
La jeune Sœur s'empourpra aussitôt.
-Je... me croyais encore au couvent alors... hum...
Intérieurement, Keedan sourit, amusé et – surtout – satisfait de la voir ainsi déséquilibrée et rouge de honte. Une nouvelle preuve qu'elle n'avait rien à faire avec eux. Elle était une fille de salon, comme ces dames de la noblesse qui apportait plus d'importance à leur apparence qu'à la famine.
Pourtant, au fond de lui, le guerrier ressentait comme une déception à avoir eu raison. Hier, il avait cru avoir affaire à une jeune fille forte et déterminée : aujourd'hui il ne voyait qu'une fillette fainéante et sensible au regard des autres.
-Prépares toi. On part à l'instant où tu es prête, dit-il d'une voix basse pour ne pas réveiller les autres mais dure pour qu'elle saisisse l'ordre.
Elle baissa la tête. Il crut la voir serrer les mâchoires, mais déjà elle se levait sans opposer plus de résistance. Il la vit jeter un regard aux corps étendus autour d'elle, et ses gestes se firent plus précis et plus délicats pour faire le moins de bruit possible.
Ce respect envers ses amis endormis lui plu un peu trop, et il préféra la laisser vaquer à ses occupations pour préparer sa propre sacoche qu'il emmena pour l'attacher à Royal. Il donna ensuite de l'avoine à ce dernier en attachant une poche en tissu autour de son museau, puis alla faire de même avec l'hongre pie noir de la jeune fille. Cette dernière avait presque terminé d'empaqueter son lit de fortune et se dirigeait maintenant vers son cheval pour y attacher ses maigres affaires. Elle sorti d'un sac le pain dur qu'elle se mit à grignoter d'une main, se servant de l'autre pour poser le tapis sur la croupe de son animal, suivie par la selle légère de balade.
Elle dû déposer le pain pour se servir de ses deux mains, car bien que petite, la selle se révélait trop lourde. Non loin de là, Keedan la surveillait d'un œil, pensif.
Lorsque la jeune fille vint doucement lui demander où elle pouvait remplir sa gourde, il lui indiqua la direction du ruisseau, puis la regarda s'éloigner. Méfiant, il se demandait pourquoi la petite était subitement devenue si docile. La nuit à la belle étoile l'avait-elle indisposée ? Avait-elle changé d'avis ? Curieusement, l'instinct de Keedan lui soufflait que ce n'était pas le cas. Avait-elle, en ce cas, saisit l'étendu de son incapacité à le faire changer d'avis ?
Keedan la savait intelligente, il le lisait dans ses yeux. Il était tout à fait probable qu'elle ait admis qu'elle ne faisait pas le poids face à la décision d'un guerrier. Ou peut-être avait-elle une autre idée en tête?
Lorsqu'elle revint, sa gourde à la main, il entreprit de réveiller Ro'oger, qui avait cependant déjà les yeux ouverts quand il s'approcha de lui. Il s'assit et Keedan se pencha pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille. Ro'oger hocha la tête, puis lui posa une question à laquelle Keedan grommela une réponse avant de s'éloigner. Saan guettait l'ordre de départ du grand guerrier tout en refaisant les nœuds de ses bottes en cuir. Les lanières entouraient sa cheville, et le cuir protégeait ses mollets du frottement lorsqu'elle montait à cheval.
De bonnes bottes d'excellente qualité.
Le Grand guerrier sauta en selle d'un mouvement souple après avoir détaché son cheval, et il fit un signe à Saan pour faire de même. Elle l'imita donc, attrapa ses reines et les régla avant de jeter un dernier regard au camp silencieux. Ro'oger était adossé contre un arbre, mâchonnant un brin d'herbe, les yeux rivés sur la jeune fille.
Keedan avait déjà dirigé sa monture entre les arbres, et il se retourna de sorte à voir le signe de tête que son compagnon fit à la Sœur. Cette dernière semblait des plus malheureuse. Le visage fermé, mâchoires serrées. Le Guerrier eu le sentiment de lui briser le cœur, mais il se reprit rapidement et donna un petit coup de talons à sa monture.
Saan suivit avec réticence, plusieurs mètres derrière lui.
Le trajet débuta dans un calme plat. Les oiseaux s'étaient mis à chantonner gaiement pour saluer le jour tandis que Saan devenait morose. Keedan tentait de l'ignorer, mais il l'entendait régulièrement soupirer et faire des bruits de bouche qui démontrait son agacement. Il s'employait à rester tranquille alors que l'envie de la bâillonner s'imposait peu à peu. Le fait qu'il ait du mal à se localiser dans cette forêt dense n'aidait en rien.
Finalement, au bout du énième soupir, il pivota sur sa selle et toisa la jeune fille qui ne tenait même plus ses rênes, laissant son regard voguer sur les arbres alentours.
-Hé, ça suffit.
Elle se tourna lentement vers lui.
-Pourquoi tenez vous tant que ça à me ramener ? s'enquit-elle en ignorant son injonction.
Le guerrier grommela et lui tourna le dos.
-Pourquoi y tenez vous tant ? Ma présence est-elle si déplaisante ? Je peux vous être utile. Je sais faire pleins de choses, vous savez. La cuisine, soigner avec des plantes... et bien d'autres encore!
-Nous avons un cuisinier et un guérisseur. Tu n'as rien à faire avec des combattants. Et encore moins avec nous. Tu ne saurais même pas te défendre seule, alors maintenant, tais toi. Et cesse ces bruits incessants ou je te jure que le retour va te paraître très inconfortable.
La jeune fille se tut. Keedan poursuivit sa route en tentant vainement de se repérer dans la végétation. Le soleil avait opéré son ascension dans le ciel, et les ombres s'étaient multipliés alors que l'obscurité laissait la place à une clarté plus que bienvenu pour le guerrier. Il avait beau être un bon pisteur, il connaissait mal ces contrés, et le feuillage épais des arbres compliquait la tâche.
-Vous êtes perdu, fit observer la jeune fille.
-Non, je ne suis pas perdu.
-Si, vous êtes perdu.
Keedan fit arrêter sa monture et défia Saan du regard. Elle ne baissa cependant pas le sien et ne sembla pas vouloir céder. Ses yeux brillaient d'une détermination et d'une assurance sans faille qui agaça le guerrier.
-Quand bien même ce serait le cas, cela t'arrange, n'est-ce pas ?
-Si j'avais l'espoir que vous fassiez demi tour, peut-être. Mais je sais que ce n'est pas le cas. Alors peu importe le temps que je mettrais à rentrer au couvent, vous m'y emmèneriez, je n'ai aucun doute là dessus.
-Tu cherches à gagner du temps, constata-t-il alors.
-Et vous, vous en perdez, répliqua-t-elle.
Keedan plissa les yeux, tentant de déchiffrer l'expression de la jeune fille. Il n'y parvint pas, et eu simplement l'impression d'y lire de la peur. Mais étant donné que de la peur ne correspondait pas au concept, il cru s'être trompé.
Saan inspira profondément et fit pression sur les flancs de son hongre, qui vint se mettre à la hauteur de Royal durant une seconde, avant de prendre la tête. Les deux cheveux s'affrontèrent du regard, agitèrent leur oreilles puis s'ignorèrent. Seul Royal s'ébroua, semblant passablement agacé qu'un autre équidé lui passe devant.
-A quoi joues-tu ? l'interrogea Keedan.
-Je vous montre la voie, puisque vous être trop fier pour admettre que vous êtes égaré.
-Pourquoi te ferais-je confiance ?
Saan était déjà plusieurs mètres devant lorsqu'il se décida à la suivre.
-Vous avez une meilleure idée ? Tourner en rond fait peut-être parti de votre emploi du temps du jour, mais j'en doute.
Le guerrier serra les dents. Il n'avait pas eu l'impression qu'elle était une jeune fille acerbe, jusqu'à présent. Elle qui était précédemment soumise devenait presque arrogante! Comme s'il avait besoin de ça.
Alors que leurs montures marchaient au pas, il se souvint de la conversation qu'il avait eu avec Ro'oger, quelques heures auparavant. Après qu'il se soit installé contre un tronc pour s'assoupir tout en restant alerte, Ro'oger s'était approché avant de prendre son tour de garde. Il s'était agenouillé à son côté et lui avait demandé dans un murmure :
-Es-tu certain de vouloir la ramener ?
Keedan avait grogné.
-Tu ne vas pas t'y mettre aussi ? avait-il répondu en le foudroyant du regard.
Mais Ro'oger n'avait pas faibli et l'avait observé d'un air pensif.
-Tu ne l'as pas vu comme nous l'avons vu ce soir. Elle est... particulière. N'as-tu donc pas remarqué ? Sa présence est comme un... courant d'air apaisant dans une fournaise. Ou un bon feu durant une nuit froide.
Keedan avait détourné le regard, songeant à l'effet que cette petite avait aussi eu sur lui.
-Tout à l'heure, quand Filinis s'est présenté, il s'est passé quelque chose... C'était comme si... comme si elle brillait. Comme s'il n'y avait soudain plus qu'elle au monde. Et après, lorsqu'elle s'est assoupie ; tout le monde a ressenti une fatigue soudaine, et nous dormions tous en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. D'ailleurs, c'est une des meilleures nuit de repos que j'ai eu depuis une éternité !
Ro'oger avait chuchoté pour ne pas être entendu, un sourire attendri peint sur le visage. Il avait secoué la tête, comme s'il ne croyait pas lui-même à ce qu'il disait.
-Je ne sais pas ce que font ces sœurs mais... celle-ci a quelques chose. Quelque chose qui nous donne à tous envie qu'elle reste.
Keedan avait observé son compagnon d'arme et ami en silence. Il n'avait pas répondu et après un soupir, Ro'oger s'était éloigné pour monter la garde. Keedan avait alors jeté un coup d'œil à la jeune fille, roulée en boule sous ses deux couettes. Il avait vu Ro'oger la recouvrir de sa couverture quand il s'était levé. Il avait même éprouvé comme un élan de jalousie lorsqu'il avait frôlé sa joue en cachant à demi son visage sous la laine douce.
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