- Secret -

Entre les chapitres 43 et 44



Vendredi 6 septembre 2024, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



L'enceinte portative posée sur la coiffeuse d'Ivana crachait la dernière chanson pop-rock en vogue. Elle parcourait sa leçon d'économie du jour en chipant dans l'assiette de cookies qu'elle avait cuisinés la veille. Il fallait bien nourrir un cerveau qui avait déjà fonctionné toute la journée.

Planté devant sa bibliothèque, Jeremy explorait sa collection des yeux et des mains. Sans qu'Ivana devine ce qui motivait son choix, il s'emparait parfois d'un livre pour lire le résumé et le feuilleter.

— S'il y en a un qui t'intéresse, te gêne pas pour le prendre, lui lança Ivana en fouillant sa trousse à la recherche d'un feutre.

Jim se tourna vers elle avec un sourire contrit. Il s'était coupé les cheveux pour la rentrée. Même si passer les mains dans sa tignasse lui manquait, Ivana aimait ce petit côté sérieux que ça lui conférait. Il ne pouvait plus cacher ses yeux expressifs derrière ses mèches trop longues.

— J'ai déjà reçu ma liste de bouquins à lire pour les cours, marmonna Jeremy en reposant le livre. Mais je te piquerai sûrement un thriller à un moment donné, j'aime bien en lire de temps en temps.

Après avoir pris le temps de s'étirer comme un chat, il rejoignit Ivana sur le lit. Dans l'ordre de sa chambre, c'était une concentration de bazar. Un fouillis de coussins et peluches de toutes couleurs et formes se baladait entre les oreillers. Sans compter l'assiette de cookies et les cahiers de cours, Ivana avait aussi laissé traîner son casque audio et le carnet où elle griffonnait son roman en cours.

Jeremy dut déplacer des stylos pour s'allonger d'un côté du lit. Pendant qu'Ivana mordillait la pointe de son crayon, concentrée sur sa leçon, il la contempla en toute impunité. Ses cheveux blonds noués en arrière reflétaient la lueur des appliques murales qui encadraient le lit. Ses cils noircis de mascara imitaient les battements d'ailes de papillons. Au fur et à mesure qu'elle relisait ses notes, ses lèvres charnues formaient des mots inaudibles. Jim aurait pu contempler encore et encore la courbe de sa joue, la ligne à la fois douce et affirmée de son menton, les creux et les aplats de sa gorge.

C'était comme si on chatouillait dans l'abdomen de Jim. Quand il avait rencontré Iva, sa beauté lui avait paru magnétique sous le halo des plafonniers industriels du Farfalla. Dans l'intimité d'une chambre, son charme prenait l'authenticité d'une photo sépia. Son expression plus sereine, l'intensité de son regard de velours, la liberté qui prenait le pas sur la mesure des gestes.

Avec une expiration fébrile, Jim se passa les mains sur le visage. Trois mois qu'ils sortaient officiellement ensemble et il sentait encore bouffi de cette fascination béate. Rebecca ne mentait pas en le traitant de fleur bleue. Jeremy se consternait lui-même.

— Prends un cookie.

L'adolescent se redressa de l'amoncellement de coussins avec une moue penaude. Pourvu qu'Iva n'ait pas remarqué son manège. Il craignait de la mettre mal à l'aise ou de l'agacer avec sa fascination de garçon amoureux pour la première fois. Elle débordait d'assurance, de confiance en soi et en ses convictions. C'était déstabilisant pour Jim, qui vacillait encore sur les certitudes de sa propre existence. Il ne pouvait s'empêcher de remarquer à quel point ils étaient mal assortis. S'il y avait de la flamboyance dans leur caractère à tous les deux, elle était le métal qui durcit inéluctablement et lui la braise qui crépite obstinément.

Les entrailles nouées, Jeremy croqua dans un biscuit. Le chocolat et le parfum plus subtil de l'arôme de vanille l'apaisèrent. Ivana était un as en pâtisserie – et sur plein d'autres sujets, à vrai dire.

— T'en as sur la joue.

Les doigts d'Ivana s'attardèrent sur son visage. Tiré de sa rêverie, Jeremy la dévisagea d'un air béat tandis qu'elle essuyait sa main avec de l'essuie-tout. Pas mécontent qu'elle soit dos à lui, l'adolescent piqua un fard. Le moindre geste de tendresse l'intimidait encore.

— Au fait, reprit Jeremy en s'efforçant de stabiliser sa voix, t'es sûre que ton père rentre tard ?

— Oui, t'inquiète pas. Il est avec Jihane à une conférence ce soir.

Sa copine se tourna à demi vers lui avec un sourire narquois. Le cœur de Jeremy accéléra. Cet air mutin, cette étincelle de défi dans les yeux, ce pli entre les lèvres, c'était ce qui l'avait fait chavirer avant tout le reste.

— C'est bien pour ça que je t'ai proposé de venir après les cours, mon étincelle.

Une expression penaude tomba sur le visage de Jim. Et voilà, un pauvre surnom et c'était comme si son cœur lui fondait entre les côtes. Cela n'échappa pas à sa petite-amie, cette fois. Elle repoussa son cahier et ses feutres, s'accouda près de lui. Ils échangèrent une œillade complice puis un sourire. Sourire qui ne tarda pas à muer en baiser tendre, un peu hésitant. Les mains en coupe autour du visage de l'adolescent, Iva se redressa. Lorsqu'ils avaient appris à se connaître date après date, Jim avait affirmé que l'automne était sa saison préférée. Ivana n'en avait pas été étonnée : il appréciait les romans noirs, les films d'horreur, Halloween et ses tonnes de bonbons, la chaleur qui s'apaise et le retour des vêtements sombres. Pourtant, l'été allait si bien à son copain. Le soleil avait mêlé ses cheveux châtain de reflets blonds et cuivrés, fait éclore sur son nez et ses pommettes quelques taches de rousseur, ciré sa peau d'un bronzage de surfeur californien.

Ivana effleura de son pouce sa cicatrice à l'arcade sourcilière, s'étonna de nouveau de la longueur de ses cils puis lui pressa les lèvres. Elles étaient encore tachées de chocolat. Comme elle se penchait pour en effacer les dernières traces, sa main glissa sur le cou de Jeremy. Sa peau était chaude, son pouls complètement affolé. C'était grisant de constater à quel point elle le déstabilisait.


Au milieu de leur baiser plus long, plus appuyé, Jim entendit en premier les pas. Dans la confusion de son cœur en ébullition, des soupirs d'Iva entre leurs bouches, il crut avoir mal entendu. Et ses poumons se vidèrent pour autre chose qu'Ivana quand on frappa à la porte de la chambre.

— Iva, je peux entrer ?

— Oh merde.

Sa copine se redressa en urgence, les joues rouges et les cheveux emmêlés. Passé l'instant de panique, l'adolescente retrouva l'inflexibilité qui la caractérisait. Elle pointa du doigt la porte à l'opposée en soufflant d'une voix pressée :

— C'est ma grand-mère, elle a les clés de la maison. Va te cacher dans la salle de bain.

Jeremy avait bondi du lit avant qu'elle termine sa phrase. Il s'empara de son sac-à-dos et de ses Converse puis se précipita vers la pièce attenante. Alors qu'il refermait le battant, il eut le temps d'entendre sa copine s'exclamer en italien :

— Mamie, entre, je t'en prie !

Le souffle court, Jeremy se laissa tomber sur la cuvette fermée des toilettes. La salle d'eau sentait la parfum d'Ivana, son gel douche, son shampoing. Malgré sa cage thoracique compressée par l'anxiété, il inspira goulûment.

De l'autre côté de la porte, Ivana rassemblait ses feutres d'un air impassible. Après avoir entassé ses cahiers et sa trousse sur son bureau et coupé la musique, elle étreignit sa grand-mère. Giulia Costello, plus petite d'une tête, lui tapota le dos en souriant. Après quoi, elle retint sa petite-fille par les épaules. De Giulia, Ivana n'avait pas physiquement hérité grand-chose ; essentiellement de son regard de velours brun clair, intelligent, brillant. Derrière les apparences, grand-mère et petite-fille partageaient un esprit vif, enthousiaste, et une aisance sociale qui les rendait charismatiques.

Les années avaient tassé Giulia, blanchi sa longue chevelure et ridé son visage charmant. Mais les années n'avaient rien enlevé à son sens de l'observation et à sa perspicacité.

— Où as-tu caché ton amoureux, ma douce ? lui murmura-t-elle en italien. Sous ton lit ? Dans ta salle de bain ?

Face à l'air rieur de la vieille femme, Ivana se contenta de froncer les sourcils.

— De quoi tu parles ?

La main de Giulia s'éleva jusqu'à son visage encore rouge, lui caressa la joue.

— Tu ne rougis jamais, même face aux actionnaires de l'entreprise.

— J'ai pris un coup de chaud en cuisinant les cookies, expliqua Iva en indiquant l'assiette encore posée sur son lit.

— Ils ne sont pas d'aujourd'hui, rétorqua sa grand-mère en les observant, un vague sourire aux lèvres. Je suis passée par la cuisine, ça ne sentait rien. Par contre, il y a une odeur que je n'ai jamais sentie dans ta chambre.

— Mamie, tu te fais des idées, soupira l'adolescente en se laissant choir sur sa chaise de bureau, bras croisés. Je révisais mes cours.

Une étincelle s'éclaira dans l'œil de sa grand-mère. D'une voix portante, affirmée, elle lança à la cantonade en anglais :

— Mon garçon, tu peux sortir de ta cachette.

Iva se crispa sur sa chaise, s'obligea à ne pas dévier le regard de la silhouette de sa grand-mère. Elle serra les dents tandis que les secondes s'écoulaient en silence. Avec un sourire de connivence, Giulia s'installa dans le fauteuil qu'Ivana déplaçait près de sa coiffeuse ou de sa bibliothèque en fonction de l'activité prévue.

— Tu as déjà eu des copains et même un que tu nous as présenté, reprit sa grand-mère en italien. Alors pourquoi tu veux cacher celui-ci ?

— Je ne cache rien, mamie.

Avec un gloussement, sa grand-mère s'empara d'un livre mal rangé dans les étagères bien alignées de sa petite-fille. Un thriller.

— Il aime les polars ?

— Mamie, gronda Ivana en fronçant les sourcils. Tu deviens intrusive.

— Il suffit de me dire que ça ne me regarde pas, sourit l'intéressée en posant le roman sur ses cuisses. Si c'est un amant et pas un petit-ami officiel, tu sais bien que je m'en fiche parfaitement.

Comme Ivana levait les yeux au ciel, le sourire de Giulia s'affaissa quelque peu.

— Ton père et Jihane ne sont pas au courant, c'est ça ? (Le regard de la femme se fit plus soucieux.) Si tu as peur de fréquenter un garçon à cause de la pression qu'ils te mettent, je peux discuter avec eux. Leur dire de te lâcher la bride et de te laisser vivre ta vie de lycéenne.

— Ce n'est pas ça, souffla Ivana en croisant les jambes de nervosité. Mais, effectivement, ils ne sont pas au courant.

Après avoir esquissé un rictus agacé, Iva se leva et se dirigea jusqu'à la salle de bain. Toujours assis sur la cuvette des WC, Jim interrogea silencieusement sa copine du regard. Lèvres pincées, yeux ombragés, Ivana marmonna :

— Tu peux sortir, ma grand-mère nous a grillés.

Son sac sur l'épaule et ses chaussures au bout des bras, Jeremy la rejoignit dans la chambre avec une moue penaude. En apercevant la vieille femme installée sur le fauteuil, le roman contre son giron, Jim s'empourpra. C'était sa faute si les mensonges d'Ivana n'avaient pas fonctionné.

— Bonjour, madame.

Iva glissa une main dans la sienne pour l'inciter à se rapprocher. Giulia l'inspectait du même regard déstabilisant qu'Ivana. Son sourire avenant s'écroula alors qu'elle se redressait, blême. Tournée vers sa petite-fille, elle reprit dans un italien pressé par la consternation :

— Ivana, mais c'est... c'est le garçon à qui tu as posé des problèmes il y a un an !

Comme la concernée gardait bouche close, le front plissé, Giulia émit une exclamation dépitée.

— Je comprends mieux pourquoi tu n'as rien dit à ton père. Il serait furieux.

Jim observait toujours la grand-mère de sa copine sans trop savoir sur quel pied danser.

— Tu ferais mieux de laisser ce garçon tranquille. Tu lui as déjà causé des ennuis et... tu connais ses liens avec...

Même si elle s'exprimait en italien, Giulia préféra ne pas nommer les Sybaris. Peu importe la langue, Jeremy reconnaîtrait le nom et comprendrait la tournure de la discussion.

— Il vaut mieux les éviter, soupira Giulia en reposant le roman sur l'étagère. J'ai réussi ces cinquante dernières années à ne pas les confronter, ce n'est pas pour que tu... sortes avec le petit-fils de cette femme.

Giulia s'était retournée vers les adolescents en terminant sa phrase. Ivana ouvrit la bouche, les traits plissés de colère, pour répliquer. Jim fut plus rapide. Après s'être avancé d'un pas, une main sur la poitrine, il souffla :

— Mme Costello, je vous promets que je ne causerai pas d'ennuis à Iva. Je ne suis pas en contact avec les Sybaris. Je déteste ma grand-mère et j'ai coupé les ponts avec mon oncle. Vous n'avez rien à craindre de moi.

Alors qu'Ivana jetait un regard mi-reconnaissant mi-surpris à son petit-ami – il s'exprimait avec bien plus de politesse et de prévenance en italien – Giulia s'étrangla.

— Tu nous as comprises ?

— Oui, sourit le jeune homme d'un air désolé, comme si c'était lui le fautif. Ma mère parle italien, elle me l'a appris.

Une expression coupable s'empara du visage affaissé de Giulia. Après s'être passé une main devant les yeux, elle gloussa puis se laissa tomber dans le fauteuil rembourré.

— Bien sûr, tu es de la famille des Amati.

Devant la moue hébétée de l'adolescent, le sourire de Giulia se teinta de douceur nostalgique.

— Nos familles ont immigré à Modros en même temps. À l'époque, il y avait un café italien dans le centre-ville. On a fait connaissance là-bas, avec Caterina et Antonio. Je suis ravie qu'ils aient réussi leur vie ici.

Soulagé de parler d'une partie de sa famille maternelle – et surtout de ne pas mentionner de nouveau les Sybaris – Jim acquiesça avec un sourire.

— Je regrette simplement que Caterina ait choisi S.U.I, ricana Giulia en croisant les jambes avec un air satisfait. Mais Antonio nous a tous gâtés en fondant le Farfalla.

— Et c'est là-bas qu'on s'est rencontré, précisa Iva en serrant plus fort la main de son copain.

Embarrassé par les souvenirs, les regards qui pesaient sur lui et la perspective qu'on ait découvert son petit secret, Jeremy rougit un peu plus. Sa tête tournait. La chaleur des baisers d'Iva, l'angoisse de l'attente dans la salle de bain, la perspective de ce qui s'annonçait pour la suite.

— Ça va ?

Ivana venait de lui lâcher la main pour enlacer son épaule. Il grimaça un rictus, jeta chaussures et sac-à-dos au pied du lit d'Iva, souffla une excuse pour Giulia puis se dirigea vers la salle de bain. Après s'être aspergé le visage, il rencontra l'expression inquiète de sa copine dans le miroir.

— Je vais rentrer, déclara l'adolescent en enfonçant les mains dans ses poches pour en masquer les tremblements. J'ai dit à mon père que j'avais une répèt' avec Wyatt, il va pas tarder à se demander ce que je fais.

— Bien sûr, mon étincelle.

Iva engloutit les mètres qui les séparaient pour l'étreindre. Au creux de leurs respirations, elle chuchota :

— Tu as des anxiolytiques sur toi ? Je peux te conduire chez ton père si tu te sens pas de rentrer en vélo.

— J'en ai, oui. Et t'inquiète pas, ça me fera du bien de prendre l'air.

Bien qu'elle acquiesce, Ivana rechigna à quitter la tiédeur de ses bras. Elle percevait les échos de son cœur à travers son t-shirt, sa respiration encore perturbée. L'idée de le laisser partir dans cet état lui déplaisait au plus haut point.

— Je te promets que ma grand-mère ne dira rien, murmura l'adolescente en s'extirpant de l'étreinte. On en parlera à nos parents respectifs quand on se sentira de le faire.

Un mince sourire pointa sur les lèvres de Jeremy. Une vague de chaleur déferla dans sa poitrine, en chassa le froid asphyxiant, quand Iva l'embrassa. Jim déposa un dernier baiser sur son front puis quitta la pièce. Giulia s'était éclipsée pour leur octroyer cet instant d'intimité.

Après avoir ramassé ses affaires et chaussé ses baskets, Jeremy salua sa petite-amie. Dans le salon, il croisa Giulia, occupée à se verser un décaféiné.

— Bonne soirée, Jeremy. (Elle lui adressa un clin d'œil complice.) Tu passeras le bonjour de ma part à ta grand-mère et à ton grand-oncle, la prochaine fois que tu les vois.

— Oui, madame. Bonne soirée.

Alors qu'il s'éloignait dans le couloir, elle le rattrapa à petits pas rapides. Mal à l'aise, Jim prit sur lui pour écouter ses dernières doléances :

— Merci de permettre à Iva d'avoir une vie en dehors du lycée, des entraînements avec Jihane et des affaires de famille. Tu es une bouffée d'oxygène pour elle.

Jeremy regretta de ne pas se tenir de l'autre côté de la porte, prêt à enfourcher son vélo. Il n'avait aucune idée du genre de réponse que Giulia attendait. Face à son expression crispée, la vieille femme soupira en reculant d'un pas.

— Je ne te retiens pas plus longtemps. Garde ton cœur en sûreté, mon garçon.

Sur ces paroles nébuleuses, Jim lui salua, s'engouffra par la porte d'entrée et récupéra son vélo. Dans la circulation urbaine de début de soirée, son cœur s'apaisa enfin.

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