- Recrue et recruteur -

Entre les chapitres 9 et 10



Mercredi 6 juillet 2022, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Jim suffoquait sur son vélo. Un après-midi estival sans pitié s'écrasait sur le centre-ville. Et plus il approchait des tours qui s'élevaient au-dessus des bureaux d'entreprise et des chics immeubles d'habitation, moins il croisait de verdure.

Un feu rouge lui accorda une courte pause pendant laquelle il consulta son portable pour s'assurer qu'il prenait la bonne direction. Plus que trois croisements avant sa destination. Jeremy chassa la sueur de son visage avec le col de son t-shirt – noir, mauvais choix – puis repartit.

Il haletait inhabituellement lorsqu'il plaça l'antivol de son vélo, quelques minutes plus tard. Il ne s'était pas encore réacclimaté à la météo californienne. Coincé dans les bâtiments climatisés du centre de formation de la Ghost, Jim n'avait mis le nez dehors que pour ses escapades en compagnie de Rebecca. Et le climat d'un parc national n'avait rien à voir avec un centre-ville californien en plein été.

Avant de se rendre à son point de rendez-vous, Jim extirpa sa gourde de son sac-à-dos pour la vider de moitié. Après quoi, il essuya la sueur rémanente sur son front avec un mouchoir. Les yeux plissés à cause de la lumière, il traversa la rue jusqu'à la tour qui s'y dressait. Grâce à ses nombreuses fenêtres, elle miroitait à en agresser les rétines. Planté face aux imposantes portes vitrées, Jeremy grimaça. Ce n'étaient plus seulement la chaleur et l'effort qui lui coupaient le souffle. C'était la première fois en dix ans qu'ils mettaient les pieds au siège de S.U.I.

L'adolescent s'engouffra par les portes battantes avant que l'angoisse prenne le pas sur ses pensées. La clim déposa un voile frissonnant sur sa peau chauffée par le soleil. Alors qu'il progressait vers le comptoir d'accueil d'un blanc nacré, Jim nota la sobriété du hall d'entrée. La hauteur sous plafond mettait en valeur d'imposants lustres contemporains et des murs où grimpaient des plantes d'intérieur. On ne pouvait s'empêcher de se sentir petit en pénétrant ici.

Soudain mal à l'aise, Jeremy répéta mentalement plusieurs fois son discours. À deux mètres du comptoir, il farfouilla sa poche pour en extirper la carte de scolarité temporaire fournie par l'École. Son admission à la deuxième session d'examens lui avait permis d'obtenir plusieurs papiers, mais il lui en manquait encore pour finaliser son inscription. C'était l'objectif de sa venue au siège de S.U.I – même si Jeremy se serait bien passé de cette étape administrative.

— Bonjour.

La secrétaire installée derrière le comptoir l'avait précédé dans les salutations. Jim avala péniblement sa salive puis marmonna :

— Bonjour, j'ai rendez-vous avec l'agent Maas.

— Oui, votre nom s'il vous plaît.

Comme il le déclinait, la femme fouilla le planning des rendez-vous externes sur son ordinateur. Après une brève vérification, elle adressa un sourire poli à l'adolescent.

— Vous avez la feuille d'admission ou la carte scolaire temporaire de l'École, M. Wayne ?

Jeremy tressaillit. M. Wayne. C'était bien la première fois qu'on lui servait du monsieur. Il étouffa l'envie pressante de rire et plaqua sa carte sur le comptoir. La secrétaire s'en empara, effectua de nouvelles saisies sur son clavier puis lui rendit.

— Très bien, c'est tout bon pour moi. (Elle lui indiqua du bras une zone d'attente avec sofas et fontaine à eau.) Je vous laisse attendre l'agent Maas là-bas, il va venir vous chercher.

— OK. Merci, madame.

Jim se força à pincer les lèvres de crainte qu'on l'entende pouffer dans le silence du hall d'entrée. Tout était si formel, ici. Noir et blanc, minimaliste, un peu froid, mais pas trop. Juste ce qu'il fallait d'œuvres murales, de tableaux, de plantes, pour conserver un pseudo aspect accueillant.

À l'image d'Alexia Sybaris, fondatrice de S.U.I et génitrice de son père.

Jeremy avait rempli deux gobelets d'eau et feuilleté nerveusement quelques magazines sans grand intérêt. Que fabriquait Alex ? C'était lui qui avait donné l'heure, dans un premier temps. Agacé, Jim se leva et tourna nerveusement dans l'espace d'attente. Il n'appréciait pas ce calme, cette formalité, cette froideur.

Le passage de deux employés engagés dans une discussion animée lui offrit une brève distraction. Puis ce fut de nouveaux le silence. Dépité, Jim se laissa choir sur le sofa et se tourna face au couloir qui menait aux escaliers et à l'ascenseur.

Cinq minutes plus tard se présentait un Alexander aussi nonchalant que d'habitude. Jeremy éprouva un vague élan de peine à l'égard de son recruteur : malgré la chaleur, il était vêtu d'une chemise à manches longues et d'un pantalon noir. Il avait quand même délaissé la cravate à l'effigie de la A.A.

— Salut, p'tit punk, lâcha Alex en s'arrêtant à sa hauteur, les mains dans les poches.

— Salut, Alex. T'es en retard.

— Excusez sa majesté, grinça l'homme en plissant ses yeux noisette. Jim Pierce serait-il en train de monter sur ses grands chevaux ?

Non sans rouler des yeux, Jeremy se leva en s'emparant de son sac-à-dos.

— T'es encore là-dessus ?

— Ouais, grommela Alexander d'un air renfrogné. Si tu m'avais dit ton vrai nom dès le début, je t'aurais sûrement retrouvé dans les bases de S.U.I. J'aurais fait les liens et je me serais jamais retrouvé embarqué dans cette histoire de Recrues.

Le visage de l'adolescent se ferma tandis que l'homme l'entraînait vers la sortie. Alex avait toujours été honnête : c'était par dépit qu'il avait recruté Jim. Parce que Dimitri l'avait vivement incité à le faire et parce qu'il y trouvait des avantages professionnels. La situation personnelle de Jeremy à l'époque – qu'il se retrouve sans nouvelles de sa famille – n'avait été qu'une épine dans le pied de l'homme. Une blessure qui s'était infectée, avait gêné Alex jusqu'à ce qu'il plie pour l'adolescent. C'était dans cette faille que Jim s'était engouffré pour manipuler son recruteur et l'impliquer malgré lui dans son deal avec Edward.

Malgré leur désir mutuel de revenir sur des bases plus saines, ces événements restaient amers dans leur esprit. Amenaient parfois des pensées intrusives à propos de la stabilité de leur collaboration.

— Ça te dirait qu'on se pose dans un café pour les dernières broutilles ?

Jim avait suivi Alex sans trop se poser de questions. Il acquiesça, soulagé de ne pas rejoindre les bureaux de la section d'Alexander. L'adolescent ne se sentait pas encore en mesure d'affronter le malaise qui l'envahissait à l'idée que sa famille possède en majeure partie l'agence de S.U.I.

— T'as toutes les feuilles qu'on doit remplir ?

— Ouais, dans mon sac. (Jim jeta un œil à son vélo, fondu dans la masse des bicycles sur le parking dédié.) On peut éviter de trop s'éloigner ? J'ai laissé mon vélo ici.

— T'inquiète, je t'emmène pas loin, gamin. Y'a un café que j'aime bien à l'angle de la rue.

Dans son dos, Jim fronça le nez. Gamin. Ça non plus, il ne l'était plus vraiment. Quinze ans, c'est trop vieux pour être un enfant. Trop jeune pour être adulte, aussi. Assez pour être presque aussi grand qu'Alex. Loin d'être suffisant pour l'égaler en assurance et en prestance.

Gamin, peut-être un peu, alors.

À la prochaine intersection, Jim suivit Alexander sur le passage piéton puis sous le porche d'un petit café aux murs enduits à la chaux. Une ardoise calée contre la vitrine leur annonçait les suggestions du jour. Une partie était rédigée en alphabet cyrillique.

— C'est un café à thème ?

— Oui et non. Le patron est juste fan de la culture russe.

Jeremy s'arracha à la contemplation de la carte pour suivre son recruteur à l'intérieur. Un fond musical dans une langue qu'il ne comprenait pas tournait dans la salle de restauration. Une demi-douzaine de petites tables complétait des banquettes et coins cosy débordant de coussins. Les poutres apparentes au plafond étaient assaillies de paysages et villes enneigés en sépia et d'affiches écrites en russe.

Alex indiqua une table à l'adolescent puis se dirigea vers le bar. Jim obéit sans rechigner et étala le contenu de son sac sur le plateau. Le temps qu'il trie les feuilles par sections, Alex revint avec deux mugs fumant.

— Je t'ai pris un chocolat chaud.

— Tu me prends vraiment pour un gamin.

— Quoi, t'aimes le café maintenant ? le nargua Alexander en levant sa boisson.

— Nan. (Jim récupéra son mug, nez plissé.) Merci.

Il goûta avec prudence le chocolat, grimaça. Bien trop chaud, surtout avec la climatisation qui ne fonctionnait pas bien dans la salle de restauration. En face de lui, Alexander déboutonna les premiers boutons de sa chemise. Une chaîne à maillons fins luisait contre sa clavicule.

Curieux, Jim poussa de côté sa boisson et inspecta le collier. Si pendentif il y avait, il disparaissait sous le tissu de la chemise.

— Qu'est-ce que tu mates, p'tit punk ?

— Ton collier, répondit l'adolescent sans détour. Je me rappelais pas que t'en avais un.

Par automatisme, Jim tira sur le sien, glissé comme d'habitude sous le col de son t-shirt. Pendant qu'il roulait les perles jumelles entre ses doigts, Alex délogea son bijou. Au bout brillait bel et bien un pendentif : un anneau en or finement ouvragé.

— Bague de mariage, expliqua Alex en perdant sa moue moqueuse.

Comme un coup de poing dans la gorge de Jim. Il laissa tomber son collier, manqua renverser son mug en écartant le bras dans un geste brusque.

— Tu t'es marié ?

— Oui. Tu te rappelles de Lauren ?

— Mais oui ! Vous étiez fiancés.

— Eh bien, on est passé à l'étape d'après, souffla Alex avec l'ombre d'un sourire narquois.

Stupéfait, Jeremy dévisagea l'anneau, Alex, puis l'anneau encore une fois. Il peinait à y croire. Plus que ça, il est était gêné. Presque blessé. Un peu coupable. De ne pas avoir interrogé son recruteur à ce sujet plus tôt. D'avoir raté cet événement, coincé entre les serres de son oncle.

— Vous avez fait une giga fête ?

— Pas du tout, ricana Alexander en laissant retomber son collier. Petit comité seulement. Lauren et moi, on était d'accord là-dessus. Nos familles proches respectives, nos meilleurs amis et basta. On a trouvé un joli domaine à l'extérieur de la ville, assez grand pour trente personnes. Puis on a célébré ça tranquillement.

Un sourire avait pointé sur le visage de Jim. Le mariage, ça ne lui parlait pas franchement. Ses parents n'avaient jamais franchi le pas et sa grand-mère était divorcée. Ça ne l'empêchait pas d'imager une belle villa décorée, des bouquets de fleurs, un banquet ravissant et son recruteur au bras de la femme qu'il aimait. C'étaient des images simples, sereines.

— J'suis content pour toi, Alex. (Jeremy accentua son sourire pour chasser les regrets qui s'attardaient dans son cœur.) Dimitri et Ryu y étaient ?

— Ouais, bien sûr.

Alex avala une gorgée de café, rangea la chaîne et l'anneau en sécurité sous le col de sa chemise.

— Je le porte pas à la main, j'ai trop peur de le perdre ou de l'abîmer sur le terrain.

Coincé entre la joie et la peine, Jim poussa les feuilles vers son recruteur. Une part de lui était attristée que leur relation reste froidement professionnelle. Et il était trop intimidé pour imaginer une évolution différente.

— Voilà, je t'ai tout trié.

— Top, merci.

Alex lança quelques mots en russe en propriétaire du bar. Jim resta interloqué une demi-seconde. Il avait même oublié que son recruteur avec appris cette langue, notamment pour collaborer avec Dimitri.

Le gérant s'avança vers leur table avec un mince sourire, stylo et gomme en main. Ils échangèrent quelques paroles en russe avant qu'il retourne derrière son bar.

— Vous avez dit quoi ? chuchota Jim en se penchant.

— Rien de folichon. On a parlé de la météo. Il apprend le russe depuis quelques années et il sait que je le parle. Quand on vient avec Dimi, on l'aide à s'entraîner.

— OK, c'est cool.

Alexander plongé dans la lecture des documents, Jim récupéra son mug de chocolat chaud. Buvable, cette fois.

Le temps d'avaler quelques gorgées, entrecoupées par les questions d'Alex, Recrue et recruteur avaient quasiment terminé de remplir les feuilles. Alex retint son stylo au-dessus de la case de la signature finale, adressa un rictus à l'adolescent.

— Alors, toujours partant pour être ma Recrue ?

— Bah oui.

— Tu promets de faire des efforts, de pas t'embrouiller avec les Réguliers ?

Comme un ombre tombait sur le visage de Jim, Alex ricana puis apposa sa signature.

— Je plaisante. (Tandis qu'Alexander lui retournait le document et le stylo, il ajouta plus doucement :) Et même s'il t'arrive des problèmes, je suis là.

Jim s'empara du stylo de la main gauche, griffonna un semblant de signature dans la case qui lui était destinée. Son cœur lui remontait dans la gorge.

— Pour de bon, cette fois, ajouta son recruteur en lui serrant l'avant-bras. Je te le promets, Jeremy.

Le concerné finit par acquiescer, même si une lueur prudente dansait toujours dans son regard. Avec une expression satisfaite, Alexander rassembla les feuilles et les rendit à l'adolescent.

— Eh bien, content d'être à nouveau ton recruteur, Jim Pierce.

— Oh, arrête.

— Pardon, Jeremy Michael Wayne... Sybaris Hunt ? Comment je dois t'appeler ?

— P'tit punk, c'est très bien.

Un franc sourire scinda en deux le visage d'Alex. Il observa l'adolescent d'un air pensif pendant qu'il rangeait les documents dans son sac. Même s'il avait indéniablement mûri et pris en assurance, Alexander le sentait à fleur de peau. Instable, avide d'approbation, de repères. Son soutien à l'École ne serait vraiment pas de trop.

Une notification se déroula sur l'écran de son portable. Lauren.

« Ton rendez-vous avec Jeremy se passe bien ? Propose-lui de manger à la maison ce soir, ça me ferait plaisir de le rencontrer ! »

Alex prit le temps de réfléchir, échangea un regard avec Jim. En l'invitant chez lui, il lui ouvrirait les portes de sa vie personnelle, de son havre d'intimité.

— Y'a un problème ?

— Non. (Alex soupira, croisa les bras.) Laure te propose de manger à la maison ce soir.

Des étincelles s'éveillèrent dans les yeux vairons de l'adolescent. Un gamin, de nouveau. Le gamin qu'il n'avait jamais vraiment pu connaître, à l'époque de leur rencontre. Il était alors aux abois, sur la défensive, embrouillé par l'angoisse et la confusion. Alexander n'avait qu'entraperçu l'adolescent plus apaisé, passionné par la musique, loyal jusqu'aux os, affectueux avec ses proches que Jim était en privé.

— Ce serait super cool, souffla Jeremy en masquant difficilement un sourire enthousiaste.

Puis Alex se rappela que, un an et demi plus tôt, il n'avait jamais autorisé Jim à construire un pont entre leurs berges. L'avait sciemment laissé à distance de sécurité, de peur de s'empêtrer dans la boue entre les deux rives. Il ne lui avait accordé aucune des sorties en ville, des invitations à dîner ou des séances de cinéma que Dimitri avait proposées à Ryusuke.

— Je t'envoie mon adresse par message, lâcha Alexander avant de changer d'avis. Te tracasse pas à amener quelque chose, on va gérer avec Lauren.

— Merci beauco...

— Sois à l'heure, l'interrompit Alexander pour masquer l'embarras qui le gagnait. Dix-neuf heures trente. Allez, je retourne bosser. À tout à l'heure, p'tit punk.

Alex termina son café d'une rasade, abandonna un billet de dix dollars sur la table avant de saluer le patron en russe. Jim resta un moment planté sur sa chaise, une vague de chaleur le traversant de la tête aux pieds. Et ce n'était pas le chocolat chaud.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top