- La veste -

Entre les chapitres 8 et 9



Samedi 4 juin 2022, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Une moue renfrognée plaquée sur le visage, Jim naviguait entre les portants de vêtements. Il lui manquait beaucoup d'habits, surtout pour l'hiver à venir d'ici quelques mois. À son retour de la Ghost Society, ses parents avaient pris les devants et acheté quelques basiques, mais faute de savoir à quel point leur fils avait grandi, la moitié ne lui convenait pas.

Lasse de voir son fils se trimballer avec des t-shirts trop courts ou des joggings qui lui tombaient des hanches, Maria l'avait traîné dans un centre commercial de Down-Town. Déjà trente minutes qu'ils parcouraient les magasins de prêt-à-porter. Et les bras de Maria étaient plus chargés de vêtements que ceux de son fils.

— Alors, tu as trouvé d'autres choses, mon chéri ?

La demande autant que le surnom accentuèrent la moue dépitée de l'adolescent. Le week-end était ensoleillé, le temps idéal pour traîner à vélo avec Ryu, mais il était coincé dans une boutique avec une clim trop forte et un parfum d'ambiance à lui siphonner les narines.

— Un t-shirt, marmonna-t-il en dévoilant sa trouvaille.

Avec une moue circonspecte, Maria s'empara de l'habit et le déplia. En superposition sur la silhouette à moitié avachie de Jeremy, le t-shirt noir uni était à peine assez grand.

— Jim, soupira sa mère en repliant le vêtement, tu te rappelles ce que j'ai dit ? Tu dois prendre au-dessus de ta taille actuelle.

Par curiosité, elle zieuta l'étiquette au niveau du col du t-shirt. Craignant qu'elle s'inquiète pour le prix, Jeremy expliqua à brûle-pourpoint :

— T'inquiète, j'ai regardé du pas cher.

— Oh non, je regardais la taille. (Maria lorgna son fils avec désarroi.) Tu as même pas pris la bonne taille. T'as plus treize ans. Et, pour le prix, te fais pas de soucis pour ça. On a fait une enveloppe commune avec ton père. Fais-toi plaisir.

Alors que Maria cherchait à ranger le t-shirt au bon endroit, elle agita un doigt dans la direction de son fils.

— Eh, Jimmy, on oublie pas : tu prends plus grand que ta taille actuelle. Donc deux à trois fois plus que ce que tu m'as dégoté là.

Avec un soupir, Jeremy roula des yeux. Il n'avait pas eu besoin de s'acheter de vêtements en un an et demi au centre de formation de la Ghost Society. Des ensembles d'habits simples leur avaient été fournis par la direction. Quant au reste, Edward s'était toujours débrouillé pour les faire parvenir à son neveu – à la bonne taille à chaque fois.

— Je vais avoir l'air con à nager dans mes fringues, grommela-t-il en rejoignant sa mère près de la section des vêtements d'hiver.

— Pendant un moment, oui, concéda Maria en zieutant une pile de pulls à grosses mailles. Mais vue la vitesse à laquelle tu grandis...

Elle ponctua sa phrase d'un sourire mi-fier mi-attristé à l'attention de son fils. Jim finit par détourner les yeux avec embarras. Il n'était pas mécontent de sa poussée de croissance, loin de là, mais le désarroi que cela provoquait autour de lui le mettait mal à l'aise.

— Tu dois être soulagé, n'empêche, murmura sa mère en se rapprochant de lui. Ça t'a longtemps complexé. Comme l'hospitalisation a ralenti ta croissance, tu faisais toujours partie des plus petits de la classe.

Guère enthousiasmé par le rappel, Jeremy se contenta d'un haussement d'épaules. Maria lui pressa gentiment le bras.

— Je fais la maman éplorée de voir son fils déjà aussi grand, mais je suis vraiment contente pour toi, mon trésor. Je sais que t'as pas toujours été à l'aise dans ton corps. Alors, si pousser comme un champignon te permet de te sentir mieux, continue.

Un sourire fugace perça la moue ombragée de l'adolescent. Inquiet à l'idée de casser son rôle, Jeremy fronça de nouveau les sourcils.

— Ouais, enfin, c'est chiant quand même. J'ai mal aux genoux, je bouffe pour trois et je dois changer de vêtements à toutes les saisons.

— En tout cas, que tu mesures un mètre cinquante ou presque un mètre quatre-vingts, tu es toujours aussi bougon, mon fils.

— Les chiens font pas des chats...

Maria accueillit la pique avec un rire franc. Elle empila ses propres trouvailles sur un bras pour tendre un pull à l'adolescent. Jim s'efforça de passer outre son rejet instinctif pour superposer le vêtement à son buste.

— Alors ? J'ai pas trop l'air d'une patate ?

— Mais non. (Tout en ajustant la position de l'habit, Maria ajouta :) Et même si t'as l'air d'une patate, t'es ma patate préférée.

— Ça m'aide beaucoup, ça...

Avec un demi-sourire, Jim glissa le pull à son bras. Ce n'était pas si moche en fin de compte.


À force de persévérance et d'auto-persuasion, Jim parvint à rassembler assez de vêtements pour tenir au moins une semaine. Il savait déjà que Maria lui affirmerait que ce n'était pas assez, mais il avait atteint les limites de sa patience.

Dans l'attente que sa mère revienne de la section des vêtements pour femmes, Jim se rapprocha des vitrines. La rue aux dallages de pierre pâle et aux façades claires l'obligea à plisser les yeux. La circulation était à peine audible sous l'assaut de la musique diffusée par les enceintes du magasin.

Avec un soupir, Jeremy ferma les yeux, s'imagina loin d'ici. Avec Ryu, ils avaient pris l'habitude de se rejoindre à mi-chemin de leurs appartements respectifs pour partir à vélo. Leurs escapades les entraînaient jusque dans le quartier résidentiel de Mona, où les rues étaient larges et fleuries, où ils pouvaient longer les cours d'eau dans le chant des grillons.

Ces balades avaient un goût de nouveau et de passé, de nostalgie et de découverte. Leur enfance à Seludage n'était plus qu'un écho. Il n'y aurait plus de têtes baissées à la sortie du collège pour ne pas se faire remarquer par les têtes brûlées. Plus de blagues sur le chemin du retour en compagnie de Thalia. Le hangar, où ils avaient abandonné une boîte en fer remplie de jetons et de cartes, n'était plus qu'un mauvais souvenir.

À vélo, ils retrouvaient la sérénité et la complicité de leur amitié. Les yeux brûlés par les couchers de soleil, les oreilles saturées par les cigales, la peau moite de sueur balayée par le vent... tous ces instants étaient comme une revanche, comme une promesse, à ces garçons qu'ils avaient laissés derrière eux à Sludge. Un peu trop grands pour reprendre leurs habitudes, un peu trop jeunes pour les oublier complètement.

Si les rues aux trottoirs éclatés avaient laissé place aux avenues bien tondues, les œillades et les sourires de connivence n'avaient pas changé. Ryu était toujours aussi bavard et prompt à admirer un vol de libellule au-dessus de l'eau. Et si Jeremy ne s'était pas départi de sa réserve, il avait gagné en patience et en curiosité.

— Jim ?

La main de Maria s'enroula autour de son bras avec la même douceur que sa voix dans son esprit. Tiré de sa rêverie, Jeremy se détourna des vitrines. Maria avait dégoté cinq nouvelles pièces.

— Gros craquage, marmonna-t-elle en soupesant ses trouvailles un bras après l'autre. Mais ça m'arrive qu'une fois par an.

Comme Maria quémandait à son fils de lui montrer ses choix vestimentaires, Jim disposa les affaires sur une banquette libre. Pendant que sa mère farfouillait en grommelant tout bas sur le manque de couleurs, Jeremy zieuta autour de lui. À quelques mètres, un mannequin portait une veste aviateur en cuir noir et au col en fourrure crème.

— Elle te plaît ?

Grillé. Une moue renfrognée plissa les traits de l'adolescent lorsqu'il se tourna vers Maria. Ses yeux plein d'étincelles alternèrent entre le vêtement et son fils pendant quelques secondes.

— Essaie-la.

— Hein ? Nan, laisse tomber, ça coûte trop cher ce genre de truc.

— Je t'ai rien acheté pendant un an et demi, lui rappela la femme en s'approchant du mannequin. Je peux me permettre une folie ou deux.

Tout en cherchant la taille appropriée sur le portant à l'arrière du modèle grandeur nature, Maria ajouta :

— Et papa participe aussi. Je suis sûre que ça lui ferait plaisir que tu te prennes une jolie veste pour l'hiver. Si vraiment ça coûte cher, tes grands-parents seront ravis de participer.

Toujours planté près de la banquette, les mains dans les poches, Jim voûta le dos. Il y avait des mots qui sonnaient avec des échos étranges dans son crâne. Papa. Grands-parents. Pendant des années, son monde s'était réduit à Maman, Thallie, Ryu, Mike et Nonna.

Avec un soupir, il daigna s'approcher d'une Maria rayonnante. Elle lui fit enfiler la veste qu'elle avait retirée du ceintre puis recula de deux pas. Les étincelles de son visage cédèrent la place à une expression plus mesurée.

— Elle te va très bien, mon chéri.

— Elle est beaucoup trop grande, grogna-t-il en rabattant les manches. Et je nage au niveau des épaules.

Avec un grognement irrité, Maria revint à la charge. Elle agrippa son fils pour qu'il cesse de gesticuler et asséna :

— Vu le prix, tu vas me garder cette veste jusqu'à tes vingt ans au moins.

— Maman, laisse tomber.

— Non. (Face à la réponse aussi sèche que laconique, Jeremy marmonna en italien entre ses dents.) C'est des gros mots dans la belle langue maternelle de ta maman que j'entends là ?

L'air menaçant qui gagnait le visage de sa mère tira un sourire contrit à son fils. Il se prit d'intérêt pour un mannequin à quelques mètres sur sa droite.

— Tu vas grandir et prendre en stature au fil des ans, souffla sa mère après coup. Même si elle te va pas parfaitement aujourd'hui, ça ira sûrement mieux d'ici un an.

— J'en chercherai une dans un an alors, marmonna l'adolescent en croisant les rabats de la veste devant lui.

— Mais elle te plaît vraiment celle-ci, non ?

Jeremy ne chercha pas à nier ; Maria l'avait percé à jour depuis le début. Son silence suffit à Maria pour lui faire quitter la veste et l'ajouter au reste de la pile. Comme Jim penchait le nez vers les autres modèles exposés pour vérifier le prix, la voix de sa mère s'éleva :

— Tss, t'occupe.

— Mais c'est beaucoup trop cher...

— T'occupe, j'ai dit. (Elle lui adressa un sourire espiègle en passant à côté de lui.) On va la mettre sur la note de ton père.

— Maman, s'étrangla Jeremy avant de lui emboîter le pas. Il va vriller.

Sa mère haussa les épaules dans un geste nonchalant. Jim passa outre l'impression de se voir dans un miroir puis accéléra pour la rejoindre. Son pas décidé les rapprochait de plus en plus des caisses.

— Je suis gêné, m'man. Ça fait à peine un mois que je suis revenu... Il va l'avoir de travers.

— Il a rien payé pour toi pendant dix ans, Jim. Je t'assure que ça lui fera plaisir.

Guère convaincu, Jeremy agrippa sa mère par le poignet pour la forcer à s'arrêter.

— On la prend, mais c'est mon cadeau de Noël en avance. Je veux pas que tu l'achètes juste pour que j'aie des vêtements pour l'hiver.

— Noël, c'est dans six mois. Allez, arrête, au pire tes grands-parents participent.

Frustré, Jim siffla de but en blanc :

— Ça me fait plus du tout plaisir, maman. J'ai l'impression que tu me gâtes pour...

Comme il n'osait pas dire la suite, les yeux de sa mère se voilèrent. Son expression se teinta d'amertume.

— Je t'habille, Jeremy. Je suis pas en train de faire de toi un gosse pourri-gâté. J'ai pas non plus envie qu'on s'imagine que je peux même pas te mettre des vêtements sur le dos. Et, avant que tu le dises, on essaie pas non plus de... de te faire sentir redevable, avec ton père. On prend juste soin de toi, parce que tu es notre fils et que c'est normal.

L'embarras colora de rose les joues de l'adolescent. Maria profita de son silence pour ajouter d'une voix plus tendre :

— Et ne va pas non plus t'imaginer que ton père ou tes grands-parents veulent acheter ton affection. J'espère que tu as plus de considération que ça pour eux.

— Mais oui, maugréa Jim en baissant le nez.

— Alors, arrête de te tracasser. Ton père est loin d'être à la rue, il peut se permettre ce genre de chose ponctuellement. Et je suis sérieuse en disant que ça lui fera plaisir de te faire ce cadeau. Mets-toi à sa place : il a rien pu t'offrir pendant des années.

Ses dernières paroles sonnèrent aussi tristes qu'amères. Craignant d'en rajouter une couche, Jim capitula en acquiesçant du bout des lèvres. Il attendit qu'ils aient rejoint la file d'attente pour se pencher vers sa mère.

— Merci beaucoup.

— Tu me feras un bisou quand on sera sorti du magasin, je vais pas te foutre la honte en public.

— Tu l'as déjà un peu fait...

Face au regard courroucé de Maria, son fils leva des mains innocentes avec un air penaud. Maria dressa le menton en soupirant.

— Je me demande si j'étais aussi pénible à ton âge.

— Obligé.

— Je sais pas. Je pense qu'Ethan était encore pire.

Comme une moue circonspecte gagnait les traits de son fils, Maria esquissa un sourire en coin.

— Avec Mike, ils enchaînaient les conneries. Tu devrais lui demander de t'en parler, un jour. Derrière son petit air propre sur lui, ton père a pas toujours été un ange.

Cette annonce laissa Jim muet. Pendant qu'ils patientaient, il s'imagina ses parents à son âge. Il se rappelait avoir vu une photo de sa mère adolescente, avec sa coupe de cheveux courte et son air grognon. Concernant Ethan, ou même Michael, il parvenait difficilement à les situer à cet âge. Jim se fit la promesse d'en parler à l'un d'eux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top