- Famille de cœur -

Entre les chapitres 43 et 44



Mercredi 4 septembre 2024, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



À l'ombre, la température n'était pas suffocante. Ryu profita d'une table de pique-nique libre, à l'abri du préau du Centre, pour avancer son devoir de littérature. Même s'ils n'avaient repris les cours que depuis quelques jours, les profs ne plaisantaient pas. C'était leur dernière année de lycée, après tout.

Cette pensée ne réconforta pas le cœur lourd de l'adolescent. Depuis quelques mois, sa vie était un tumulte éreintant ou un labyrinthe qu'il traversait au ralenti. Le printemps dernier, Ryusuke se sentait encore maître de sa propre vie, épanoui sur tous les plans. Il plafonnait toujours en tête du classement, coude à coude avec Emily Hobs. Son groupe d'amis proches l'avait implicitement désigné comme leur leader pendant les exercices d'EPSA, boostant une confiance en soi qui n'avait pas toujours été son fort. Jeremy s'était révélé très compréhensif et encourageant sur son projet d'étude. Sans compter que Dimitri mettait tout en place de son côté pour que ses rêves de fac deviennent réalité. Thalia avait toujours une petite attention pour lui quand ils se croisaient dans les couloirs de l'École. Un biscuit qu'elle avait spécialement mis de côté, un origami plié par ses soins quand elle s'ennuyait en étude, une énigme dénichée sur Internet et couchée sur un post-it pour qu'il la résolve d'ici leur prochaine rencontre.

Cette année, ils avaient de nouveau Ethan comme prof d'EPSA. Même si Ryusuke avait toujours respecté et admiré Manuel Cross, il avait plus d'affinité avec le père de son ami. C'était un homme tout aussi observateur et prompt à prodiguer des conseils, la rudesse et les métaphores animalières en moins.

Mais, le printemps dernier, il y avait encore Lily. Lily et ses blagues sur les figures historiques. Lily et sa passion bizarre pour les reportages true crime. Lily et ses petits mots qu'elle abandonnait dans son casier. Son amour du violet, de ses vêtements à ses bijoux, de ses lacets à ses cahiers. Le lilas sur les murs de sa chambre, où ils avaient visionné des heures de films et séries, débattu de leurs meilleures lectures et partagé la chaleur de leurs corps. L'indigo sur les pointes de ses cheveux noirs, assorti à ses yeux couleur bleuet.

Lily, qu'il avait trouvé drôle, saisissante, rusée et dotée de valeurs qui résonnaient avec les siennes. La bienveillance, le partage, la rigueur. L'envie de faire mieux, de donner le meilleur de soi-même, de protéger ses proches. Tout cela, il avait fallu un peu de temps pour le découvrir. Plusieurs séances de révisions conjointes, même si elle était dans le parcours général et lui dans celui de S.U.I. Plusieurs discussions au-dessus des stands de cakes salés et sucrés que Lily et ses camarades avaient tenus pour organiser un voyage linguistique. C'était comme ça qu'ils s'étaient connus, quand Lily avait organisé sa première récolte de dons lors de l'événement de Noël.

Ça avait été une évidence, pour elle. Un peu moins, pour lui. Rendu prudent par ses précédentes expériences – ou occasions ratées, plutôt – Ryusuke avait peiné à ouvrir son cœur. Lui qui avait l'habitude de tendre la main en premier, il s'était reposé sur Lily pour le prendre par le bras et l'entraîner sur un chemin commun.

Cheminer ensemble, ça avait été beau, tendre, vivifiant. Un cœur résonnait avec le sien, pour de vrai, sans faux bond, sans illusions. Embrasser sans crainte d'être rejeté. Prendre sa main sans crainte d'être jugé. Ça avait été simple, par biens des côtés. Rassurant.

Et voilà que Ryu était en couple depuis trois mois. Son groupe d'amis l'apprenait, lui souhaitait le meilleur. Quatre mois. Il introduisait Lily à Dimitri, dans les rires embarrassés et les sourires de connivence. Six mois. Ils projetaient de voyager pendant une semaine. Sept mois, les vacances tant attendues ensemble. Sept à jour collés l'un à l'autre, perdus dans la cambrousse de la Californie. Sept fois à se poser des questions, à questionner son intuition. Huit mois. Les doutes.

Les doutes, malgré l'affection qui avait allégé son cœur. Malgré la douceur des premières fois, des heures à discuter sans s'ennuyer une seconde. Les doutes, morsure dans les tripes, brouillard dans l'esprit. Puis une plage. Jeremy. Un soleil couchant. Donner corps à ces doutes, les exprimer, chercher à les comprendre. Y parvenir, ou pas trop.

Prendre une décision. Quelques jours avant la rentrée, proposer de boire un verre à Lily. Amener les choses en douceur, avec sa subtilité habituelle. Expliquer, avec des mots, avec des gestes, avec des cris qui ne s'entendent pas et des regards qui ne se voient pas.

Puis les larmes, bien visibles, bien sonores, de Lily. Un cœur qu'on brise, en face de soi. Un deuxième, au fond de soi.


— Coucou !

Deux mains claquèrent sur les épaules de Ryusuke. Il quitta ses réminiscences dans un sursaut accompagné d'un petit cri. Décontenancé, il n'eut pas la présence d'esprit de rendre à Maria la bise qu'elle déposa sur sa joue.

Avec un sourire en coin, elle s'assit à côté de lui. Son cœur toujours furieux, Ryu repoussa son cahier en lâchant un rire malaisé.

— Pardon, Maria, j'étais dans la lune.

— Quelle drôle d'idée pour un soleil comme toi.

La remarque lui tira un sourire, apaisa son rythme cardiaque.

— Comment tu as réussi à rentrer ? Le poste de contrôle est fermé depuis une heure. Ils rouvrent que ce soir.

Avec des étincelles dans les yeux, Maria se pencha à son oreille.

— J'ai demandé à Ethan de placer un rendez-vous de suivi à Jim. Ça m'a donné une justification pour entrer.

L'adolescent rit, s'accouda à la table de pique-nique.

— Tu ne travailles pas, cette après-midi ? Tu es venue chercher Jim et Thallie ?

— Ma patronne m'a donné mon aprèm, j'ai fait pas mal d'heures sup' la semaine dernière pour des bouquets de mariage. (Maria s'accouda à son tour pour faire face à Ryu.) Je récupère les enfants dans une heure, je leur ai dit de profiter de leur après-midi sans cours pour leurs activités.

Comme Ryusuke acquiesçait, un mince sourire sur les lèvres, la femme embraya :

— Je suis venue plus tôt pour te voir, mon grand.

— Pour moi ?

Il venait de se redresser.

— Oui. Jim m'a dit que ça allait pas fort, depuis quelques temps. On... on passe beaucoup moins de temps ensemble depuis tu es rentré à l'École, alors j'arrive plus vraiment à suivre tes peines et tes joies.

— M-Maria, t'en fais pas, bredouilla Ryu, les joues chaudes.

— Mais mon fils est pas complètement un meilleur ami en carton, il m'a parlé de toi.

Elle semblait déterminée à ignorer la gêne de Ryu. L'adolescent prit sur lui tandis qu'elle enchaînait, d'une voix à la fois douce et ferme :

— Au retour de vos vacances avec Dimitri, il m'a expliqué tout ce que tu lui as dit. Sur la fac, le fait que tu te sentes perdu et... il m'a dit pour Lily.

Trois épines venaient de s'enfoncer l'une après l'autre dans son thorax. Ryusuke agrippa nerveusement sa feuille de brouillon, remarqua à peine qu'il la froissait au point de ne plus réussir à lire ses notes.

— Je... quand tu me l'as présentée pour ta fête d'anniversaire en juin dernier, je vous ai trouvés adorables. Tu avais l'air tellement heureux. D'une joie que je t'avais jamais connue. (Maria poussa son bras jusqu'à couvrir celui de Ryu.) J'étais soulagée que tu t'épanouisses de ce côté aussi. Quand tous nos amis autour de nous commencent à se mettre en couple, ça peut être dur d'être le dernier célibataire.

Ça sentait le vécu. Ryu retint une grimace, papillonna en direction du bâtiment nord, où les multiples vitres reflétaient le soleil d'après-midi. Un tumulte de glace et de feu agitait sa poitrine.

— Jim m'a un petit peu expliqué pourquoi tu as voulu mettre fin à votre relation. Dans le fond, ça regarde que toi. Je voulais simplement te dire que je suis là pour t'aider ou te remonter le moral si besoin.

— Je sais, Maria, je te remercie.

La femme esquissa un bref sourire. Il régnait toujours une ombre préoccupée dans son regard.

— Je pense que tu as bien fait de suivre ton instinct. Tu es à une année charnière de ta vie, c'est pas pour la passer avec une fille sans trop savoir si tu es heureux.

Ryu plissa les lèvres sans oser lever le nez. Ça ne faisait qu'une dizaine de jours que Lily et lui n'étaient plus ensemble. Pas assez pour qu'il cesse de se demander s'il avait fait le bon choix. Qu'il ne se sente plus comme un enfant égoïste qui casse ses jouets car ils ne correspondent pas exactement à ce qu'il imaginait.

Voilà, c'était ainsi que Ryusuke se percevait. Comme un gamin à qui on a tout donné, enveloppé d'amour et d'attention, et qui pique une crise de colère. Qui déchire, crache, repousse. Lily ne méritait pas ça. Tous les efforts qu'elle avait fournis depuis l'hiver dernier pour creuser à travers le mur de briques de Ryu et atteindre son cœur. Toutes ces heures passées à le rassurer, à le valoriser, à le mettre en lumière. Qu'avait-il fait, lui ? Il l'avait aimée sans pouvoir y mettre tout son cœur. Il l'avait accompagnée dans ses projets sans s'y dédier entièrement. Un amour sage, prudent, qui n'était pas mauvais en soi.

Mais qui avait été si facile à détruire le temps de quelques semaines de doute.

— Je mérite pas ton soutien, marmonna Ryu après coup d'une voix rauque. C'est moi qui l'ai quittée. C'est elle qui a le cœur brisé.

— C'est pas parce que votre séparation est de ton fait que tu en souffres pas, mon grand.

Un bout de sa feuille se déchira. Maria le remarqua, glissa les doigts entre les siens. Elle préférait qu'il passe ses nerfs sur elle plutôt que sur ses devoirs.

— Et un premier amour est pas forcément celui d'une vie.

À ces mots, Ryusuke laissa s'échapper un petit rire nerveux. En toute vérité, Lily n'avait pas été son premier amour. Sa première vraie relation, oui, et un énième échec amoureux.

— C'est pas... il y a eu d'autres personnes avant.

Oh, qu'il s'engageait en terrain glissant. Il n'y avait que Valentina et Dimitri qui connaissaient la vérité, en plus du concerné. Soulagé de fuir ses responsabilités sentimentales lors du départ de Jim pour la Ghost Society, il avait enfoui sous le tapis ce sujet épineux.

— Ah bon ? Je suis désolée de ne pas l'avoir remarqué.

La peine creusait un pli sur le front de Maria. Ryu s'en détourna, non sans presser gentiment leurs doigts liés ensemble. Même avec ses proches, il pouvait être tellement secret. Enclin à montrer le meilleur de lui-même, ce qu'il y avait de plus beau, de plus stable, de plus logique. Et, surtout, cacher tout ce qui pouvait paraître étrange, hors norme, non standard. De bien des façons, il s'éloignait déjà des carcans sociétaux. Fils d'immigrés japonais, naturalisé Américain au bout de quelques années, enfant prodige d'un quartier sensible, adolescent brillant dans une école spécialisée. Son physique et son nom le ramenaient constamment à ses origines, pour le meilleur et pour le pire. Une part de lui s'était depuis longtemps promise de ne pas surperformer dans les matières scientifiques, rien que pour s'éviter les stéréotypes ethniques.

Ryusuke s'était toujours efforcé de rester sur un bon équilibre, de ne pas décevoir son oncle, puis Maria puis Dimitri. D'être un bon ami, mais de ne pas prendre trop de place. De réussir à l'école sans trop attirer l'attention à lui. De découvrir son corps, la puissance et la souplesse qu'il pouvait en tirer, mais de ne pas en abuser.

Et il y avait eu cette annonce d'Akira. Un compte à rebours. Puis le ding-dong fatidique. Deux semaines de déni, à cacher la vérité. Quelques jours après la rentrée, un sort funeste avait manqué le faucher lorsqu'un criminel de Sludge l'avait pris en chasse en compagnie de Jim. Jim, qu'il avait cru perdre tant de fois. Jim, dont il était à l'origine du surnom. Jim, qui était devenu son dernier repère et sa première vraie brume sur une voie bien éclairée. Un brouillard dans lequel Ryusuke avait avancé tête baissée de crainte de mettre des mots sur ce que ça signifiait réellement. S'interdire de voir à quel point cela le déviait du droit chemin, de la route sans accrocs, cage dorée de la normalité.

Toujours plus enfoncé dans cette purée de pois, Ryu s'était laissé glisser sans plus s'accrocher. Puis Jeremy avait brutalement dressé une muraille entre eux. Et Ryusuke n'avait plus été que lui et lui-même, perdu dans le brouillard, le cœur en déroute, l'esprit en pagaille.

— Ne t'excuse pas, soupira Ryusuke en portant sa main libre à son front. C'est moi, je... je me suis caché derrière un tas de choses pour éviter certains sujets.

— Et si tu veux pas en parler, c'est ton droit.

Le tumulte naviguait de sa poitrine jusqu'à sa gorge. La comprimait. Incapable de savoir si extirper la vérité de sa gorge lui ferait réellement du bien, Ryu en resta pétrifié. Ne devait-il pas cette vérité à Maria, au moins ? On parlait de son fils, après tout. Et, même s'ils partageaient moins qu'avant, c'était le sourire de Maria auquel Ryusuke pensait quand on lui demandait s'il avait une maman.

Des larmes dans l'encre de ses yeux. Maria se pencha aussitôt vers lui, glissa une main sur son épaule. Comme tout était encore trop compact, trop lourd, pour être énoncé, Ryu s'étrangla, balbutia, échoua. Il se retrouva sans tarder à renifler dans l'épaule de Maria. Elle sentait la terre fraîche, le café, les fleurs.

— Mon grand, murmura-t-elle en passant une main dans ses cheveux. Ryu, laisse-toi aller.

Maria était solide, même s'il la dépassait d'une tête. Il se laissa aller contre elle, s'abandonna. S'enroula dans la mélopée de mots doux qu'elle lui confia, dans la douceur de ses gestes, dans la certitude qu'elle y mettait. En grandissant, Ryu s'était machinalement éloigné de ce genre de tendresse. Il s'était contenté d'échanges de SMS avec Maria, de photos, de petits mots. Il regrettait, à présent. Dès que Jeremy l'avait présenté à sa mère et à sa sœur, Ryu s'était senti adopté, intégré à un foyer qui n'avait pas peur de l'amour. Nouer des liens avec Maria et Thalia avait été plus simple qu'avec Jim lui-même.

— Pardon, gémit l'adolescent en se redressant.

Les yeux brillants, les traits crispés de se retenir de pleurer à son tour, Maria secoua la tête. Elle vida la moitié de son sac à main sur la table de pique-nique pour trouver des mouchoirs. Elle essuya elle-même le visage mouillé de Ryu avant de lui tendre un mouchoir propre.

— Tu te sens mieux ?

Il haussa les épaules, profita que Maria tapotait ses yeux et se mouchait pour conserver le silence. Un peu moins tendu, peut-être. Mais encore trop lourd. Trop coupable.

Comme le chignon de Ryusuke s'était à moitié défait pendant l'étreinte, il tira sur l'élastique pour refaire le tout. Ses cheveux détachés arrachèrent un sourire impressionné à Maria. Elle se saisit de l'une de ses mèches souples.

— Tu as vraiment de beaux cheveux. Et tu les portes aussi bien attachés que détachés. C'était une super idée de les laisser pousser.

Ryusuke accepta le compliment en rougissant. Pendant qu'il rassemblait ses mèches en catogan – il faisait trop chaud pour les laisser libres – Maria ajouta d'un ton amusé :

— Si tu pouvais donner quelques cours de coiffure et de style à Jim, je serais pas mécontente.

Après avoir ri, Ryu souffla d'un ton affable :

— Il a pas des cheveux faciles, pour sa défense.

— Eh, il a les miens, je te signale, grommela Maria en pointant sa propre chevelure.

Ryusuke zieuta le chignon à moitié défait de Maria, d'où s'échappaient des mèches ondulées.

— Oui, mais il les porte trop courts pour que ça rende comme les tiens. Puis il se coiffe jamais, c'est une cata.

— Mon fils est une cata tout court, soupira Maria d'un air dramatique. Mais c'est pour ça qu'on l'aime, hein ?

Ryusuke sourit pour acquiescer, mais ses lèvres ne suivirent pas complètement le mouvement. Il agrippa nerveusement le bord de la table, serra les dents. Maintenant ou jamais ? Maintenant.

— Maria, je... je dois te dire quelque chose.

Elle hocha la tête sans avoir l'air surprise. Ryusuke avait-il donc eu l'air à ce point aux abois ? Il réprima la vague de mépris envers sa propre personne, s'obligea à poursuivre d'une voix qui n'était pas très stable :

— Quand Jim et moi on a été recrutés et intégrés à l'École, j'ai... C'était le bazar, je venais de perdre mon oncle, j'avais failli perdre Jimmy aux mains d'un tueur en série et lui, il... il vous avait perdues vous. J'ai un peu dérapé dans ma tête à cette époque.

— Et tu avais toutes les raisons du monde, intervint Maria avec une caresse sur son bras. Jim et toi... Vous aviez que treize ans. C'est pas un âge pour affronter ce que vous avez vécu.

— Et pas que dans ma tête, reprit Ryu en fermant les yeux. J'étais perdu et je me posais beaucoup de questions. Sur mon rapport aux autres, sur ma notion de la famille, surtout qu'Akira était décédé. Sur moi et sur la façon dont j'imaginais l'avenir. Je me faisais plein de films, juste pour oublier ce qui se passait vraiment autour de moi. Et... et puis, avec Jimmy, c'était... c'était noir et blanc, c'était compliqué et si simple.

— Il a pas dû être facile à vivre à ce moment-là, souffla Maria avec prudence. Il souffre d'anxiété depuis son hospitalisation et tous ces événements ont dû l'exacerber. Sans parler de tout ce qu'il a découvert sur nos secrets de famille. Alors, je veux bien croire que ta relation avec lui en été impactée.

Ryusuke rouvrit les yeux, pinça les lèvres. Avec le temps, la colère qu'il avait éprouvée envers Jeremy à l'époque s'était détournée dans sa propre direction. Comment avait-il pu en vouloir à son ami de ne pas avoir décelé les signes, de ne pas avoir lu entre les lignes, alors que Ryu lui-même n'avait compris que tardivement ce qui se tramait dans son cœur ? Sans compter que Jim n'était alors sûrement dans la capacité émotionnelle d'encaisser tout ça. Ryusuke avait été égoïste et c'était cela qu'il ne parvenait pas à se pardonner malgré le passage des années.

— Ça a pas impacté notre relation comme tu l'imagines, avança Ryu d'une voix blanche, un peu pincée. On avait jamais été aussi proches l'un de l'autre. Pour le meilleur et pour le pire. On s'est jamais autant engueulé qu'à cette époque. Et... j'ai commencé à... à beaucoup l'aimer. (Il marqua une pause, envoya une prière à il ne savait pas trop qui.) Tu vois ?

Hébétée, Maria prit soin de ne pas répondre sur le qui-vive. Oui, elle avait compris. Et ne savait pas trop quoi faire cette patate chaude, qui oscillait entre ses mains et celles de son fils de sang et de son fils de cœur.

— Je vois, finit par murmurer Maria, le visage grave. Je... j'espère que Jeremy ne t'a pas blessé.

— Je veux pas te mentir, soupira l'adolescent avec un sourire torve. Mais, pour sa défense, je l'ai blessé aussi. Aujourd'hui, rassure-toi, on est au clair tous les deux. On en a parlé à son retour. Je tenais à ce qu'il sache que je l'aimais toujours énormément comme un frère et un ami.

Maria lui saisit la main, la pressa. Cette situation était inattendue pour elle. Elle ne savait pas tellement comment la traiter.

— Merci de m'avoir dit la vérité, mon grand. Je suis surtout désolée que vous ayez eu à traverser tout ça, tous les deux. Vivre une telle violence, une totale perte de repères à si jeune âge... Il y avait de quoi remettre beaucoup de choses en question.

— J'essaie de tirer du positif de tout ça. Même si ça s'est fini aussi rapidement que ça a commencé, quelque part Jimmy a été mon premier amour. Et puis, il m'a fait comprendre que j'étais pas si...

— Hétéro ? suggéra Maria avec un demi-sourire. Oh, Ryu, tu peux parler librement avec moi.

— Oui, pas si hétéro, affirma l'adolescent avec un petit rire. J'ai la chance de l'avoir découvert tôt, donc ça m'a permis d'essayer plusieurs trucs plus tard. Et... (Ryusuke se tourna pleinement vers la femme, lui sourit avec plus de douceur.) Merci de m'avoir inclus dans ces sujets quand tu discutais relations amoureuses avec Jim et Thallie. Akira... ce n'est pas le genre de chose dont on parlait à la maison.

— Je m'en doute. (Maria prit les mains de Ryu entre les siennes, les serra.) Je pense que mon fils te l'a déjà dit, mais tu mérites mieux qu'une romance à sens unique ou dans laquelle tu es pas épanoui. Et si ça doit prendre encore du temps pour trouver la bonne personne, alors essaie d'être patient.

— C'est ce que je me dis aussi. (Bien qu'il ait encore les bras retenus par la femme, il s'inclina brièvement face à elle.) Merci du fond du cœur, Ma.

Elle haussa les sourcils face au diminutif. Une fois redressé, Ryusuke la considéra avec appréhension. Avant qu'il puisse lui donner corps, Maria énonça d'un ton rapide :

— Je t'empêcherai jamais de te sentir comme mon fils, Ryu. Bien au contraire, mon chat. (Elle tendit la main pour lui caresser la joue.) Tu peux m'appeler Ma ou comme tu veux. Sache que je t'aime très fort et que je suis là pour toi.

Ryu récupéra la main de Maria avant qu'elle ne retombe entre eux. Y puisa la chaleur et la force qui y reposaient. Elle était tellement sereine et sûre d'elle-même en disant cela. Lui donnait son amour et sa confiance sans une once d'hésitation, alors que Ryusuke se cachait derrière un « Ma » qui pouvait se décliner de bien des façons.

— Moi aussi, je t'aime. Pardon de pas l'avoir dit plus souvent.

— Oh, t'en fais pas, j'ai déjà deux p'tits monstres qui l'oublient souvent, gloussa Maria en lui caressant le poignet. Jamais deux sans trois, comme on dit.

Ryusuke acquiesça avant d'inspirer longuement. Voilà, c'était parti. La culpabilité, le poids, la honte. Presque complètement. Ça ne le serait jamais vraiment, au fond, car on ne pouvait pas affronter des épreuves sans être marqué, tailladé. Mais on pouvait vivre avec.

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