- Chapitre 7 -
Vendredi 13 mai 2022, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
Thalia serra fort son Tupperware contre sa poitrine. À l'intérieur, ses cookies aux pépites de chocolat s'entrechoquèrent lorsqu'elle grimpa les marches qui menaient au porche de la maison de banlieue. Avant de s'enfoncer à l'intérieur, elle se tourna pour saluer de la main son père. Ethan lui rendit son geste avant de redémarrer le moteur.
— Alors, tu fais une semaine sur deux ?
Thalia leva le nez vers son frère, qui regardait le véhicule disparaître à l'angle de la rue. Il portait son sac-à-dos et celui de Thalia au bout du bras. Il avait insisté, comme sa sœur était chargée de ses cookies.
— Oui. Au début, je faisais juste un week-end sur deux.
— Ça te va, comme rythme ? T'es pas triste de plus vivre avec maman tout le temps ?
— Nan, ça va, lui assura Thalia en poussant la porte d'entrée. Je m'entends bien avec papa.
Jim lui adressa un petit sourire en retour. Il devait avouer que sa sœur le surprenait. Il aurait été incapable de se rapprocher aussi rapidement d'un homme qu'il ne connaissait pas. Après tout, Thalia n'avait qu'un an lorsqu'ils avaient été séparés de leur père. Contrairement à Jeremy, elle n'avait gardé aucun souvenir d'Ethan.
— Bonsoir, mes chéris.
Maria venait de débouler des escaliers proches du hall d'entrée. Elle avait dû sortir du travail récemment, car elle avait encore sa tenue de fleuriste et des traces de terre sous les ongles. Elle les embrassa tour à tour avant d'indiquer à Thalia où poser ses cookies.
— Je vais te faire visiter la maison, souffla-t-elle à son fils en lui empoignant le bras. Comme je t'ai expliqué, il y a que deux chambres, alors...
— Le matelas gonflable, je sais.
Le regard de Maria se couvrit d'une ombre coupable. Dans le salon, elle invita son fils à déposer ses affaires. Sa voix était plus rauque qu'à l'accoutumée lorsqu'elle reprit :
— C'est pour ça que je voudrais que tu passes plus de temps chez ton père. Tu as une chambre à toi chez lui.
— Il y a vraiment pas moyen de me faire une petite chambre, ici ? Un matelas et un placard, ça me suffit maman.
— Je sais que t'es pas difficile, soupira Maria en se frottant le front. Mais les deux chambres de l'étage sont occupées. Et au rez-de-chaussée c'est que des parties communes.
Perplexe, Jim zieuta la pièce de vie. Sa mère l'avait rapidement prévenu que vivre avec elle serait compliqué. Will, le compagnon chez qui elle avait emménagé, ne possédait que deux chambres dans sa maison. Et celle dont Thalia avait hérité était trop petite pour les accueillir décemment tous les deux.
— Et ça va pas durer longtemps, j'imagine ? s'enquit-il en grommelant.
Il ne voulait pas paraître agacé, mais son amertume parlait pour lui. Après avoir vécu huit ans exclusivement avec sa mère, l'idée de la voir un week-end sur deux lui rongeait le cœur.
— Je peux pas trop te dire, mon chéri. Je dois discuter avec Will, voir s'il peut pas déménager son cabinet de consultation pour le réassocier à la maison.
Face à la réponse évasive, Jeremy se contenta d'un bref hochement de tête. Avant qu'il ait pu changer de sujet, sa sœur déboula de la cuisine. Elle leur donna à chacun un cookie avant d'indiquer la montée d'escaliers à son frère.
— Je te montre ma chambre ?
Thalia et Jeremy aidaient leur mère à préparer le dîner quand William franchit la portée d'entrée. Il travaillait à mi-temps à la clinique privée de S.U.I en tant que médecin généraliste. Il consacrait le reste de son emploi du temps à son cabinet libéral.
— Bonsoir, lança-t-il en s'avançant dans la cuisine.
Il embrassa rapidement Maria et Thalia avant de se tourner vers Jim. L'adolescent lui adressa un sourire crispé sans lâcher le couteau avec lequel il réduisait les tomates en rondelles. Il connaissait déjà l'homme ; c'était son médecin traitant depuis qu'il était petit. Ça ne voulait pas dire qu'ils étaient familiers l'un de l'autre, ni qu'ils s'appréciaient spécialement. Jusqu'ici, leur relation n'avait jamais dépassé le cadre médical.
— Jeremy, j'ai pas vraiment besoin de te dire qui est Will...
Maria s'était détournée de sa casserole où revenaient des oignons dans de l'huile d'olive pour faire les présentations.
— Je suis content de savoir que tu as pu rentrer chez toi.
L'adolescent acquiesça sans oser répondre. C'était une salutation drôlement formelle. Presque froide.
— J'espère que tu pourras retrouver tes repères, ajouta le médecin après coup en remarquant le visage fermé de Jeremy.
— Oui, j'espère aussi.
Avant que le silence s'installe, Thalia tendit sa boîte à cookies vers Will.
— J'ai ramené ça ! On en mangera en dessert.
Les traits tirés de William se décontractèrent un chouïa.
— Merci, Thalia. (En observant le petit monde dans la cuisine, Will haussa les épaules.) Je vous laisse la préparation du repas, je vais mettre la table.
Une fois sorti de la pièce qui embaumait les oignons grillés, le médecin soupira. Il n'avait eu aucun mal à accepter et apprécier Thalia lorsqu'elle était venue s'installer avec Maria. Avec Jeremy, c'était différent. Ça avait toujours été différent. Will avait suivi Maria dès qu'elle avait appris sa grossesse. Il avait assisté à son cheminement mental quant à l'acceptation de cet enfant. Et, bien que Jeremy ait fini par voir le jour au sein d'un foyer aimant, William était resté persuadé qu'il n'avait pas réellement été désiré. Ce constat lui semblait encore plus amer quand il se rappelait tout ce qui avait suivi. Tout ce que Maria avait enduré pour prendre soin de ce fils, tous les sacrifices, les opportunités ratées. Pour un enfant tout juste désiré.
Will fronça les sourcils tandis qu'il empilait les assiettes sur son bras. Maria n'avait pas franchement été aidée avec Jeremy. En tant que médecin, il savait combien les périodes d'hospitalisation de ce dernier et ses différents traitements avaient pesé sur sa mère, tant mentalement que pécuniairement. En comparaison, Thalia n'avait jamais représenté un tel fardeau.
L'homme jeta un œil vers la cuisine en déposant la vaisselle sur la table à manger. Pour l'instant, il était prévu que Jeremy reste chez son père la semaine. Il ne viendrait que le week-end. Et Will s'en accommoderait bien. L'adolescent était un trou noir de mauvais augure. Il attirait les problèmes à lui et avait tendance à les renvoyer au visage de ses proches dans une version plus sombre encore.
Jeremy avait demandé à Thalia de lui laisser sa chambre pour cinq minutes. Assis au bord du lit de sa sœur, éclairé par la lampe de chevet, il fixait l'écran de son téléphone sans oser appuyer sur le bouton. Lui répondrait-elle ? Vu les circonstances de leur séparation, il ne serait pas étonné qu'elle refuse d'entendre sa voix. Il serait déçu, meurtri, mais incapable de lui en vouloir réellement. Alors qu'ils étaient devenus si proches ces derniers moi, il l'avait trahie.
Son pouce enclencha l'appel. Des filaments d'angoisse lui saisirent la gorge alors que retentissait la sonnerie. Il était vingt heures passées ; les élèves du centre devaient tous avoir rejoint leur chambre.
— Oui, allô ?
La voix était hésitante, sûrement perturbée par ce numéro non-enregistré. Jim la reconnut sans mal, même déformée par les ondes électromagnétiques. Une voix grave, un peu sèche, que l'adolescente avait hérité de son père.
— C'est Jeremy.
Il tenait son portable d'une main crispée. L'écran collé à son oreille faisait ressortir l'écho de son cœur contre sa tempe. Comme l'adolescente ne répondait pas dans l'immédiat, Jeremy enchaîna à brûle-pourpoint :
— Je suis désolé, Becca. Vraiment. Je voulais pas partir comme ça, sans te dire au revoir. J'aurais dû...
— Espèce de gros naze.
Jim se figea au milieu de ses explications.
— T'as eu raison de rien me dire, reprit sa cousine d'un ton décidé. Parce si tu m'avais prévenue, je t'aurais pas empêché de partir. Et ça m'aurait mise dans une situation délicate par rapport à la famille.
Comme les larmes montaient aux yeux de Jim, il préféra rester silencieux un moment. Rebecca en profita pour ajouter d'une voix plus douce :
— Tu as pas à t'en vouloir, Jeremy. T'as eu une opportunité et tu l'as prise. T'avais besoin de partir. La Ghost, c'est pas chez toi.
— C'est pas chez toi non plus, renifla Jim d'un ton enroué.
— Oui, mais ma famille est là au moins. Maintenant, tu as retrouvé tes parents et ta sœur.
Elle avait raison. Évidemment qu'elle avait raison. Jeremy se frotta énergiquement les yeux de sa manche sans cesser de renifler.
— Arrête de pleurnicher, gros naze. Je sais pas comment ils se sont débrouillés pour te faire sortir de la soirée, mais beau boulot. T'as intérêt à pas déconner. Cette fois, tu restes auprès d'eux, OK ?
— Oui. (Jim se passa une main dans les cheveux.) Je sais pas. Becca, on pourra plus se voir ?
— Pas tout de suite. Depuis ton départ, ils me surveillent. Papa sait que j'y suis pour rien puisque Myrina a avoué, mais Akos et son fils se méfient.
— Pourquoi ils se méfient si Myrina a avoué ?
— Ils pensent qu'elle a pas pu faire ça toute seule. Que je t'ai sûrement aidé à sortir le jour-J.
— Ils la sous-estiment, ricana Jim malgré lui.
— Évidemment qu'ils la sous-estiment, grogna sa cousine. Depuis toujours.
Ils se turent pour apprécier le ressentiment mutuel qu'ils entretenaient envers les Sybaris.
— J'y pense, enchaîna Rebecca d'un ton perplexe, comment t'as eu mon numéro ? T'avais pas de téléphone au centre de formation.
— Tu te rappelles pas ? je te l'avais demandé. Je l'ai retenu.
— T'es vraiment bizarre.
Ils s'esclaffèrent avant de se taire à nouveau. La distance formait un voile palpale entre eux. Ils ne partageraient plus leurs repas, leurs entraînements, leurs soirées et leurs sorties. Pas tant que Rebecca serait coincée à la Ghost Society sous la surveillance de sa famille.
— Tu vas me manquer, je crois, bredouilla Jim après coup, effrayé à l'idée que les mots n'aient jamais le courage de franchir ses lèvres.
— J'avais oublié comme t'étais fleur bleue, soupira sa cousine avec un sourire dans la voix. Toi aussi, tu vas me manquer.
— Enregistre mon numéro après l'appel, lui intima Jim en se levant du lit pour dégourdir ses jambes. Comme ça, on se donnera des nouvelles.
— Ça marche. (Un silence.) Tout le monde va bien chez toi ?
— Ouais, ça va. Je te raconterai tout plus tard.
— J'espère bien. (Rebecca soupira avant d'ajouter :) Je t'enverrai un message pour les prochains appels. Faudra que je me cache, pas sûre que mon père apprécie de savoir que je te parle.
Jim marmonna son assentiment du bout des lèvres. Cette situation était grotesque. Ils étaient cousins et les derniers mois les avaient rapprochés plus que jamais. Ils auraient dû pouvoir échanger et se voir sans craindre les foudres de leurs familles respectives.
— Je te laisse, lâcha Jeremy quand sa mère l'appela depuis le rez-de-chaussée. Fais gaffe à toi, Becca.
— Toi aussi, gros naze. Surveille tes arrières. Dès que j'en sais plus sur ce que veut faire mon père, je te le dis.
— Merci. Bonne soirée.
Alors qu'il raccrochait, Jim fit la grimace. Rebecca ne s'était pas montrée alarmiste ; sûrement qu'Edward n'avait pas prévu de se lancer immédiatement à sa poursuite. Pourtant, Jeremy n'était pas dupe. Il doutait que son oncle laisse couler sans tenter quoi que ce soit.
En ouvrant la porte pour retrouver sa mère en bas, il manqua renverser sa sœur. Thalia recula d'un pas précipité avant d'esquisser un mince sourire.
— Thalia, gronda Jim en comprenant qu'elle se trouvait là depuis quelques secondes au moins, t'écoutes aux portes maintenant ?
— Je t'ai entendu pleurer, se justifia sa sœur avec un haussement d'épaules.
Jim soupira en se frottant l'arête du nez. Il ne pouvait pas s'en prendre à elle alors que son intention était aussi sincère. Il aurait fait de même dans la situation inverse.
— C'était qui ? rebondit Thalia avec une moue curieuse. Ta copine ?
Face à l'air éberlué de son frère, elle gonfla les joues pour se retenir de rire.
— T'as pas perdu ton temps au centre de formation.
— Thalia, c'est pas ma copine. C'est Rebecca.
Son air sérieux fit perdre sa bonne humeur à Thalia.
— La fille d'Edward ? (Comme son frère acquiesçait, elle enchaîna d'un ton dubitatif :) Mais je croyais qu'on était contre les Sybaris ?
— C'est pas aussi simple que ça, Thallie, expliqua Jim à voix basse. Je m'entends très bien avec Becca.
Un éclair de doute traversa le visage de la jeune fille. Elle ne comprenait pas. Ethan lui avait expliqué sa relation avec les Sybaris, notamment avec sa mère et son frère. Il n'avait jamais rencontré sa nièce.
— Peut-être qu'un jour tu la verras, suggéra Jeremy en s'engageant dans les escaliers. Ce serait cool.
Thalia marmotta une vague réponse. Ça ne lui disait rien. Les Sybaris avaient fait bien trop de mal à ses proches. Ils lui avaient enlevé son frère pendant un an et demi. Et elle se demandait même s'ils n'avaient pas enlevé des parts de lui. Le Jeremy qu'elle côtoyait à présent était bien différent de ses souvenirs. Passer des mois et des mois aux côtés de leur famille paternelle n'avait dû lui être bénéfique. Et cette Rebecca avait fait pleurer son frère. Elle devait s'en méfier, quoi qu'il en pense.
Thalia serra son livre sous son bras en suivant Jim des yeux alors qu'il rejoignait leur mère au salon. Elle n'avait jamais craint son frère jusqu'ici. Dans la colère ou l'anxiété, il n'avait jamais rejeté ses émotions au visage de sa sœur. Pas volontairement en tout cas. Mais ce Jim-là avait des creux et des replis plus acérés et sombres qu'avant. Certaines zones s'étaient exposées à la lumière et Thalia ne pouvait qu'en être ravie. Mais le reste, que les Sybaris avaient dû tailler au fil des mois, la troublait. Son regard se faisait plus froid, sa voix plus sèche, son assurance plus mordante.
Elle soupira en entrant dans sa chambre. Son frère y avait laissé son odeur. Quoi qu'il se passe avec Jeremy, elle devrait composer avec. C'était sûrement trop tôt pour espérer le remodeler.
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