- Chapitre 66 -

Mercredi 2 juillet 2025, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Dans l'arrière-salle, Ethan prenait de profondes inspirations. Il n'avait pas tenu beaucoup de discours au cours de sa carrière et celui qui s'annonçait lui liquéfiait les tripes. Ce n'était pas tant de parler face à ses élèves – il le faisait au quotidien depuis quelques années. Ni de s'ouvrir sur un sujet grave sous le regard de ses collègues et de sa direction ; après tout, ils l'avaient accompagné dans la rédaction du texte. Ce n'étaient pas non plus les parents qu'on avait installés sur des chaises pliables sur les côtés de la salle de conférence du Centre.

C'était de devoir faire face à toutes ces émotions. Celles des élèves, des collègues et des parents. Ce nuage d'anxiété, de colère, de tristesse, de révolte. Absorber leurs peines dans un espoir de rédemption personnelle. Et Ethan n'était pas certain d'en avoir les épaules, même si l'idée venait de lui.

À travers la cloison qui le séparait de la scène, Ethan percevait la voix de Ryan Scott. Le directeur de l'École était plus enjoué que lors de son dernier discours. Après tout, il célébrait les diplômés, les lycéens qui avaient officiellement validé leurs examens physiques et théoriques. Les quatre-vingts élèves, moitié du cursus général, moitié du cursus S.U.I, lançaient parfois des exclamations enthousiastes en réponse à une remarque de M. Scott.

Après le discours cérémoniel de la direction et des professeurs était prévue une après-midi de détente et de festivités, aussi bien pour les parents que pour les élèves. Pendant que tout le monde était réuni dans le Centre, quelques collègues d'Ethan avaient investi la cour pour installer des buffets et des tables chargées de boissons sous l'abri du préau. Une petite estrade avait été montée pour les étudiants à la fibre musicale ou humoristique, des zones d'activités parsemaient le reste des lieux pour divertir les élèves une dernière fois. On leur avait également ouvert le stade d'athlétisme ainsi que le gymnase pour ceux qui n'étaient pas assez rassasiés d'activités sportives.


Ethan recracha à moitié la gorgée d'eau qu'il venait d'avaler lorsqu'une main s'abattit lourdement sur son épaule.

— J'allais te demander si tu n'es pas trop stressé, mais j'ai ma réponse, marmonna Manuel en zieutant les taches que venait de se faire Ethan.

— Vous ne pouviez pas me dire bonjour normalement ? soupira Ethan en agitant le col de son polo dans un vague espoir de le sécher à temps.

Bonjour, Ethan. Comment vas-tu ? Ta vessie n'est pas trop fébrile en ce pré-discours ?

Comme son cadet lui adressait un regard mauvais, Manuel Cross ricana. Il s'empara de la bouteille d'eau de son collègue et la déposa sur une caisse de rangement à proximité.

— Bois pas trop, tu vas vraiment te remplir la vessie. (Comme Ethan lorgnait par l'ouverture qui donnait sur l'estrade, Manuel ajouta d'une voix plus sobre :) Tu es très courageux de faire ça. Ce n'est pas ta responsabilité et pourtant, tu...

— C'est ma responsabilité, l'interrompit Ethan avec un regard grave dans sa direction. J'étais l'un des profs encadrants du projet Réseau. J'ai failli à mes élèves. Ma propre famille a provoqué le décès de certains de leurs camarades, de Mino ou de recrues-Fantômes.

— Dans ce cas, je suis responsable aussi, Ethan. J'étais un autre prof encadrant. Et si tu commences à t'attribuer tous les torts des Sybaris... Tu n'es pas près de revoir la lueur du jour, mon ami.

Même sa bienveillance, rarement exprimée ouvertement, ne dérida pas son collègue. Ethan secoua la tête, convaincu de la nécessité de son intervention. Il en rêvait la nuit depuis des semaines. Redoutait et attendait cette confrontation. Avant d'espérer revoir la lueur du jour, il devait déjà calmer l'orage qui hurlait dans son cœur.

La brûlure dans l'estomac d'Ethan se transforma en bille magmatique quand le directeur l'appela sur scène. En plissant les yeux pour se protéger des projecteurs, Ethan traversa l'estrade en bois jusqu'au micro, où Ryan lui adressa un sourire amical. Il y avait un encouragement teinté de respect dans le ciel de ses yeux bleus.

— Je laisse ma place à M. Hunt, professeur d'EPSA de la 7ème A. Il tenait à intervenir pour ce discours de fin d'année à propos des événements dramatiques qui ont eu lieu lors de la dernière épreuve du projet Réseau.

La salle bruissa de murmures et d'éclaircissements de gorge tandis que le directeur cédait sa place au micro et reculait jusqu'au mur où patientaient d'autres professeurs. Avec une inspiration tremblante, Ethan se plaça face au public, le fouilla nerveusement. Les premiers rangs restaient distincts grâce aux projecteurs, mais le fond de la salle était plongé dans l'obscurité. Ethan y focalisa toute son attention pour entamer son discours.

— Bonjour à toutes et à tous, parents et élèves. (Ethan balaya le public sans trouver de visage familier dans la masse indistincte.) Comme M. Scott l'a déjà précisé, je suis l'un des profs d'EPSA des 7ème année de cette année. Plus pour longtemps, d'ailleurs. Avant tout, je tenais à féliciter mes élèves. Pour la résilience, l'esprit d'équipe et le courage dont ils tous fait preuve.

Comme Ethan ne se sentait pas très à l'aise, planté près du micro, il le décrocha du pied.

— Comme mes collègues attendent que j'en ai terminé pour vous adresser des messages de félicitations sûrement mieux réussis, je vais aller droit au but. (Ethan attendit que les quelques rires qui s'étaient élevés se dissipent pour continuer :) Aujourd'hui, je suis l'un des profs de l'École, mais j'ai également été agent de la A.A à la section criminalité. Je portais alors le nom des Sybaris.

Comme il se déplaçait le long de l'estrade, il aperçut un visage surpris en premier rang. Passa outre la brûlure qui grimpait de son estomac jusqu'à sa gorge.

— Comme vous l'avez deviné pour les personnes qui connaissent les origines de S.U.I, je suis le fils d'Alexia Sybaris, qui a fondé la société. (Il stoppa son déplacement nerveux au bout de l'estrade, déglutit péniblement à cause de sa trachée piquante.) Le lien entre cette histoire et vous, c'est ma responsabilité et celle de ma famille qui ont été engagées dans le projet Réseau.

En regardant les lattes du plancher qui constituaient l'estrade, Ethan opéra un demi-tour.

— Mon propre frère est à l'origine du projet. Et, en toute transparence, le début du projet Réseau s'est déroulé bien mieux que je m'y attendais. Les deux premières épreuves avec la Ghost Society et les Amazones n'ont rencontré aucun obstacle.

Ethan avait eu le temps d'atteindre l'autre bout de la scène. Il releva enfin le nez, considéra l'ensemble du public. Son œsophage rempli d'acide ne facilitait pas sa locution, mais il enchaîna d'une voix stable :

— La dernière épreuve a été une catastrophe. Deux recrues-Fantômes, une Mino et trois élèves de notre école sont décédés. Il y a eu une dizaine de blessés graves qui ont eu besoin d'entrer en réanimation. Une trentaine d'étudiants, tous établissements confondus, ont subi des blessures modérées à sérieuses. Alors, en tant que professeur encadrant pour l'École et membre de la famille qui est à l'origine des drames qui ont eu lieu pendant cette épreuve, je tenais à vous présenter mes plus sincères excuses.

La formule de politesse aurait pu sembler anodine, mais elle prit un accent d'une gravité désagréable dans la bouche d'Ethan. La salle ne pipa mot pendant quelques secondes. Puis, de nouveau, ces bruissements. Ces chuchotements.

Pâle sous le halo des projecteurs, Ethan se plaça au milieu de l'estrade.

— Mes excuses ne rapporteront pas les élèves qui sont morts au cours de cette épreuve ou dans les jours qui ont suivi. (Ethan hésita un instant avant de réciter les noms des adolescents qui avait péri avec une langue de plomb :) Justin, Paula, Amira, Benjamin, Vane et Kaya ne pourront plus jamais serrer leurs amis, parents, leurs frères et sœurs dans leurs bras.

Les doigts tremblants, Ethan replaça le micro sur son pied, conclut sobrement :

— Je m'adresse à vous en tant que prof, en tant que membre de la famille qui a déclenché tout ça, mais aussi en tant que père. J'ai failli perdre mon fils pendant cette épreuve, alors je sais à quel point on ne pourra jamais compenser ce qu'ont perdu les parents de ces jeunes gens.

Avec la sensation que l'acide lui avait atteint les yeux, Ethan inclina légèrement la tête face à l'audience. Il se félicita d'avoir reposé le micro en constatant à quel point ses mains étaient moites.

— Chers élèves, j'espère de tout cœur que l'avenir que vous vous êtes choisi sera brillant. Et n'oubliez pas les camarades qui n'ont plus cette chance. Parents, je vous prie d'accepter les excuses que je réalise au nom de l'École et de la famille Sybaris. (Ethan planta un dernier regard solennel sur son public, sans trop savoir qui il regardait.) Je ne vous demande pas de pardonner pour autant.

Ses collègues et le directeur furent les premiers à applaudir. Ensuite, des grappes d'élèves dispersées dans la pièce, qu'il reconnut comme étant ceux de sa 7ème A. Puis ce fut l'ensemble de la salle de conférence. Ethan les remercia d'un hochement de tête, incertain du mérite qu'il devait en tirer. En quittant le bord de la scène, il adressa un sourire reconnaissant au directeur puis se retira dans l'arrière-salle.

M. Cross l'attendait les bras croisés sur son imposante poitrine. Ses yeux caverneux et sa bouche plissée n'auguraient rien de bon. Avant qu'Ethan puisse lui demander si son discours avait été à ce point médiocre, Manuel gronda :

— C'était pas à toi de courber l'échine, Ethan. Pas à toi d'assumer pour l'École, pour S.U.I, pour la Ghost Society et pour les foutus Sybaris. Ta responsabilité a peut-être été celle d'un prof qui a été pris de court par ce qui s'est passé, mais c'est tout. Tu n'es pas celui qui a envoyé des Fantômes expérimentés massacrer des adolescents. Tu n'es pas celui qui a organisé le projet Réseau dans un premier temps. Tu n'es pas la société qui essaie de masquer l'affaire depuis.

Trop stupéfait pour répondre, Ethan ne réagit pas lorsque son collègue traversa les mètres qui les séparaient. Fort de ses quelques centimètres supplémentaires, Manuel le saisit durement par les épaules.

— Combien de temps tu vas t'écraser pour eux, Ethan ? Tu es trop gentil, merde ! C'est ton frère qui aurait dû être là. Au minimum. Les codirigeants de S.U.I aussi. Même le directeur aurait dû présenter ses excuses au nom de l'École.

— J'y tenais, contra son collègue d'une voix douce. En mon âme et conscience.

Atterré, M. Cross le considéra avec une moue méprisante. Après quoi, il le lâcha en secouant la tête. Le dépit accumulait des rides soucieuses sur son front.

— Même des années après, tu laisses les mêmes te bouffer. Ils t'ont inculqué la culpabilité, Ethan. Et tu fais exactement ce qu'ils attendent de toi. Le loyal clébard qui secoue la queue pour se faire pardonner. Tu vas continuer de leur lécher les pieds encore longtemps ?

— Arrêtez, siffla Ethan en haussant la voix. Je n'ai pas fait ça pour les Sybaris ou pour S.U.I. Je l'ai fait pour les élèves et leurs parents. Pour moi. C'était égoïste.

— Même dans ton égoïsme, tu es adorable.

La colère obstrua la vision déjà limitée d'Ethan dans la pénombre de l'arrière-salle. Il contourna son collègue avec raideur, récupéra la bouteille abandonnée sur la caisse de rangement et s'éloigna.

— Je suis sérieux, Ethan, lança M. Cross d'un ton las, il faut que tu te dresses contre eux. Les Sybaris t'écraseront le reste de ta vie, sinon. Toi et ta famille.

— Je vous laisse, répondit son collègue d'une voix qui manquait de sa maîtrise habituelle. Donnez-moi vos leçons de moral un autre jour.

M. Cross le regarda partir sans un mot de plus. Croisa à nouveau les bras de frustration. Sous l'agacement de s'être fait clouer le bec montait l'inquiétude. Manuel n'exagérait pas en affirmant qu'Ethan avait endossé des responsabilités qui ne lui appartenaient pas. Et il craignait que ça n'ouvre qu'un chemin vers une flagellation dans laquelle s'engouffreraient des âmes moins bienveillantes qu'Ethan.


Maria patienta jusqu'à ce que l'homme qui accaparait le stand de Grace s'en aille. Son café à la main, elle lorgna les divers plats du traiteur de l'École sans grande conviction. Les émotions se bousculaient en elle. Son estomac était trop noué pour qu'elle sache si elle avait vraiment envie de ce feuilleté au fromage.

— Maria, souffla Grace en la reconnaissant sous sa casquette et ses lunettes noires. Je te sers quelque chose ?

— Un peu d'optimisme, grommela Maria en se décalant, à présent certaine qu'elle ne pouvait rien avaler. Et une bonne raison de ne pas étriper la moitié des personnes présentes.

Grace étouffa le rire qui lui chatouillait les lèvres quand des convives se présentèrent à son stand. Lorsque l'École avait lancé un appel à bénévoles quelques mois plus tôt pour l'organisation de la remise des diplômes, elle n'avait pas hésité. Sans penser qu'elle aurait alors le cœur aussi lourd. Sans se douter un instant que les épreuves physiques se termineraient aussi mal. Sans s'imaginer que son fils déclinerait l'offre d'emploi émise par S.U.I.

— Où sont les garçons ? s'étonna Grace après avoir servi un couple. On les attend depuis tout à l'heure.

— Je me demande aussi, soupira Maria avant de se tourner vers l'entrée du Centre. Je vais les chercher.

Alors qu'elle louvoyait entre des femmes aux robes colorées et des hommes aux polos de marque, Maria redressa les lunettes de soleil sur son nez. Plus par commodité avec la chaleur que par esprit esthétique, elle avait enfilé une robe crème légère. Elle se fondait plus facilement parmi les convives, même si elle doutait de partager leur gaieté. La conférence de remise des diplômes ne s'était pas déroulée comme Maria l'envisageait. Bien entendu, elle avait été émue aux larmes quand son fils avait grimpé l'estrade à la suite de ses camarades pour recevoir son diplôme et les félicitations du directeur. Évidemment, comme la plupart des parents installés à ses côtés, Maria avait filmé l'instant et pris beaucoup trop de photos.

Le discours d'Ethan lui restait malheureusement en travers de la gorge. Comme la légèreté globale qui se dégageait de cet événement. M. Scott avait eu quelques mots pour les six étudiants décédés, dont trois de son propre établissement. Mais l'École avait rapidement balayé sa poussière ensanglantée sous le tapis de la diplomatie. Et ces instructions avaient beau venir de plus haut, de l'administration de S.U.I, voire de celle de la Ghost, Maria en voulait à son compagnon d'avoir servi leurs intérêts. En étant le seul professeur à dédier son discours pour les blessés et les morts, il avait pris pour lui bien trop de responsabilités.

En découlait une reconnaissance de certains parents, mais aussi du mépris. Maria avait entendu les murmures scandalisés, vu les rictus irrités. Ethan s'était réapproprié son héritage pour justifier ses excuses et sa position. Ce faisant, il s'associait aux actes des Sybaris, à l'outrepassement qu'ils s'étaient permis lors de l'épreuve finale.

Maria savait parfaitement que ce n'était pas son intention, mais tout le monde n'avait pas la même connaissance de leur histoire familiale. Alors, au milieu des larmes de fierté pour son fils, quelques-unes avaient roulé pour l'injustice de la situation.


À quelques mètres du Centre, Maria pila avant de percuter Jim. Sans lui laisser le temps de l'interroger sur son retard, il lança d'un ton amusé :

— Maman, t'as l'air d'une espèce de faucheuse hippie qui a bu trop de café.

— Ça correspond à l'humeur, acquiesça Maria avec un rictus volontairement sinistre.

Même s'il sourit de sa réponse, sa mère devina sans mal le trouble sur son visage. L'éclat distant de son regard, l'absence des fossettes sur ses joues. De sa main libre, Maria le prit par le bras et l'entraîna à l'écart du flot des passants.

— D'abord, le câlin de félicitations.

Son fils se laissa volontiers étreindre et rendit à sa mère le baiser qu'elle déposa sur sa joue.

— Ensuite, j'ai pris à peu près deux cents photos de toi. Mais ça sera jamais assez pour te dire à quel point je suis fière. Et heureuse de te voir heureux.

Comme Jeremy esquissait un sourire gêné, Maria lui serra une main, s'enquit avec douceur :

— Et comment tu te sens, mon chéri ?

— Euh, bien. Un peu perdu. J'arrive pas à me dire que, ça y est, c'est fini. (Jeremy considéra la casquette et les lunettes, le café noir au fond du gobelet.) Mais je crois qu'on ressent la même chose, m'man. Y'a un truc qui me saoule.

— Ton père ?

Jim tressaillit avant de hocher la tête en grimaçant. Au milieu de ses camarades, invisible dans le public de la salle de conférence, le jeune homme avait pris sur lui pendant qu'Ethan expliquait son lien avec le drame de la troisième épreuve. Qu'il se serve de Jim pour appuyer ses propos l'avait plongé dans un embarras qu'il n'arrivait pas à situer entre la colère et la gratitude.

— Si j'avais su qu'il raconterait tout ça, soupira Maria en retirant ses lunettes de soleil, je l'aurais retenu par la peau des fesses.

En ricanant, Jeremy se passa une main sur le visage. À la sortie de la salle de conférence, il avait perdu quelques minutes à prendre des photos avec son groupe d'amis et à échanger des politesses avec leurs parents. Une perte de temps qui avait repoussé le moment de se positionner sur les paroles de son père.

Jim ne savait toujours pas s'il était fier de lui ou consterné.

— Tu sais où il est ? finit-il par demander à sa mère. Je crois que j'ai vu Mike passer y'a cinq minutes, mais j'étais à l'intérieur donc il m'a pas vu.

— Je ne sais pas. Et j'ai pas vu Mike non plus, s'étonna Maria en fouillant la cour à la recherche d'une tête qui dépasserait sans mal de la foule. Et toi, tu sais où je pourrais trouver Ryu ? Je tiens à féliciter mon deuxième fils.

En s'esclaffant, Jeremy lui indiqua l'entrée du Centre avant de préciser qu'il l'avait aperçu récemment avec Dimitri près des distributeurs. Pendant que sa mère s'éloignait, il lança :

— Je vais chercher Mike et papa. Je t'envoie un message si je les trouve.

Jeremy attendit que Maria lève un pouce d'approbation avant de se lancer à l'assaut de la cour. En traversant l'espace bétonné sous un soleil de plomb et au milieu d'une masse de convives, Jim regretta de ne pas avoir piqué la casquette de sa mère. Ses cheveux coiffés au gel rendaient la transpiration particulièrement désagréable.

Il repéra Michael en premier. Dressé du haut de ses presque deux mètres, il tournoyait entre les divers stands de nourriture. Il maintenait en équilibre une assiette en carton qui menaçait de déborder. Jeremy se faufila entre les parents et les élèves fraîchement diplômés qui patientaient, s'attirant quelques regards agacés.

Avec un mot d'excuse pour les personnes qu'il avait doublées, Jeremy passa un bras autour du coude de son parrain et l'entraîna à l'écart. Mike lui coula un regard dépité pendant qu'ils s'éloignaient de la zone de restauration.

— Sale gosse, t'as pas honte de traiter tes aînés comme ça ?

Sur ces paroles, Mike engouffra un petit-four croustillant. Jim lui piqua l'une des multiples bouchées qu'il avait empilées sur son assiette et fit remarquer en mâchant :

— Gomment d'as réussi à endrer, d'abord ? (Jim avala avant de poursuivre :) Ils ont envoyé des invitations qu'aux familles.

Avec son habituel sourire mutin, Mike passa un bras autour de ses épaules et lui souffla à l'oreille :

— Mais on te l'a toujours pas dit, Jemmy ? Je suis ton père. (Comme son filleul levait les yeux au ciel, guère convaincu par l'imitation de Darth Vader, Michael soupira.) Bon, tu ressembles bizarrement à ce gars là, Ethan, mais...

— Tu sais où il est ? le coupa Jeremy en zieutant les environs malgré le bras de Mike qui lui cachait une partie de la vue.

Comme Mike secouait la tête, Jim soupira, s'extirpa de son étreinte et grimpa sur le banc le plus proche. Il dépassait Michael ainsi, ce qu'il ne manqua pas de faire remarquer en tapotant ses cheveux d'un châtain sombre.

— Si tu le trouves, lâcha Mike en grignotant un autre feuilleté, dis-lui que je dois lui parler.

Jeremy lorgna vers son parrain, émit un petit rire étranglé.

— Euh, va falloir te mettre en liste d'attente. Maman a aussi deux-trois mots à lui dire.

Perplexe, Michael lâcha son repas pour dévisager le jeune homme. Son visage se crispa.

— Jeremy, si ta mère et toi comptez lui en mettre plein la tête pour son discours, laissez tomber. Il en bave assez depuis des semaines, OK ? Je veux pas lui parler pour ça, moi.

— Oh. (Les joues du jeune homme rougirent face aux remontrances.) Je... je sais même pas ce que je veux lui dire, Mike.

L'intéressé observa son filleul avec une préoccupation teintée de peine.

— Dis-lui des choses gentilles, pour une fois, tu veux ? Tu lui as à nouveau fait prendre dix ans, Jem. Pas que toi, bien sûr. Ces fous de Sybaris, aussi. Son boulot. Il est jamais en paix. Alors, s'il te plaît, ne l'enfonce pas.

L'embarras de Jim revint au grand galop. De nouveau, ce méli-mélo de frustration, d'impuissance, de reconnaissance, de tendresse. Alors que Jeremy démêlait le sac-de-nœud qui lui alourdissait la poitrine, son parrain claqua la langue.

— Tiens, tiens, voilà mon p'tit vieux.

— Petit ? releva Ethan en les rejoignant, un vague sourire aux lèvres. C'est nouveau, ça.

— C'est factuel, souffla Mike en tapotant la tête de son ami comme Jim lui avait fait plus tôt. Même si t'es un petit grand.

Perplexe, Ethan lui adressa un regard d'incompréhension amusée. Des années qu'il n'essayait plus de tout comprendre à ce qui sortait de la bouche de Michael.

Comme Jeremy venait de descendre du banc, les traits fermés, Ethan l'interrogea :

— Ça va, mon grand ?

Le jeune homme serra les dents pour s'empêcher d'asséner que tout allait bien. C'était le raz-de-marée dans sa poitrine. La culpabilité, la colère, la confusion. Jim zieuta vers son parrain, qui hocha brièvement la tête en retour. Ses yeux argentés débordaient d'encouragement, mais aussi d'une mise en garde.

Comme Jim s'imaginait déjà en train de fuir, de mentir, il déverrouilla ses jambes et progressa d'un pas volontaire en direction de son père. Ethan haussa des sourcils surpris quand Jeremy le prit dans ses bras. Il ne tarda pourtant pas à lui rendre la pareille.

— Tu es sûr que ça va ?

Jeremy ignora la question, pressa plus fort ses bras dans le dos d'Ethan. L'idée que ce soit la première fois qu'il initie ce geste en cinq ans le mortifia. Une partie de la culpabilité venait de là. L'autre partie prenait naissance dans ce qu'il s'était imaginé asséner à son père. La hargne de le voir se rabaisser pour excuser des torts familiaux. La brûlure de l'injustice, du poids qu'il s'imposait pour préserver son éthique et ses engagements.

— Non, grogna Jim d'un ton étouffé. C'est encore à cause des Sybaris. Ils t'obligent à assumer des choses qui sont pas ta faute. Et je suis dégoûté pour toi. Tu mérites pas ça, papa. T'as été génial comme prof, t'as fait tout ton possible pour nous aider à devenir meilleurs et à réussir nos exams. T'as essayé de rattraper au mieux les conneries de la Ghost et...

— Jem, l'interrompit Ethan en levant un bras jusqu'à l'arrière de son crâne. Ne t'inquiète pas pour ça. J'ai conscience de ce que j'ai fait avec ce discours. Je sais que j'ai mis ma propre carrière en danger. Que certains parents vont sûrement faire pression sur l'École pour qu'un membre de la famille qui a provoqué cette tragédie ne reste pas prof. Je sais que j'ai joué avec ton anonymat et j'en suis désolé. Mais, maintenant que tu es diplômé, je me suis dit que ce serait moins dangereux.

Emporté par la peine, Jeremy ne trouva pas les mots. Sans le laisser échapper à son étreinte, Ethan embraya avec assurance :

— Je ne regrette pas mon discours. Et, comme je l'ai déjà dit à d'autres personnes, c'était nécessaire pour que je me sente moins coupable. Peut-être que les Sybaris m'ont incité à ressentir une culpabilité qui n'est pas la mienne, mais, au moins, elle est moins lourde maintenant.

— C'est dégueulasse, siffla Jim d'une voix de plus en plus fébrile. T'es le meilleur prof que j'ai jamais eu. J'suis fier d'être ton fils. Je veux pas que les gens s'imaginent des trucs sur toi.

Stupéfait, Ethan accueillit les paroles en pleine poitrine, où elles firent fondre les restes de doutes, des remords et de honte. Alors qu'il glissait les mains sur les épaules de son fils, Jeremy ajouta avec difficulté :

— Je t'aime, papa. J'ai juste peur pour toi.

Peu de mots lui avaient été aussi compliqués à extirper de sa gorge. Jim resta un moment figé, terrifié, mais un bruit étranglé de son père lui assura qu'il avait bien entendu. Et qu'il en était touché, à en croire la façon dont il l'étouffa à moitié contre lui.

— Je t'aime aussi, Jemmy.

Quand son père le lâcha, Jeremy inspira un grand coup. Autant pour remplir ses poumons comprimés par l'étreinte que pour juguler la vague qui montait jusqu'à son visage. Ethan le considéra avec tendresse, esquissa un sourire plus large qu'à l'accoutumée.

— Et je n'ai pas encore eu l'occasion de te le dire : félicitations pour ton diplôme. Tu peux être très fier de toi. Surtout avec tous les obstacles qu'il y a eu.

Gêné, pour d'autres raisons cette fois, Jim hocha la tête. Dans son dos, Mike vint lui asséner une claque entre les omoplates avant d'ébouriffer les cheveux que Jeremy avait vaillamment coiffés le matin même.

Comme Jim tentait vaguement de le repousser malgré la différence de carrure, son rire tonitrua dans la cour. Un bruit claquant qui finit par guider les pas de Maria jusqu'au trio. La femme considéra la scène pendant quelques secondes, soupira en souriant. Après avoir félicité Ryu, elle était retournée à la recherche de son fils.

Ethan l'aperçut en premier, lui fit signe d'approcher. Les velléités de Maria s'envolèrent alors qu'elle réduisait la distance avec lui. Des semaines qu'elle ne l'avait pas vu sourire ainsi, ses yeux ambrés remplis par la lumière de midi. Elle vint glisser la main dans la sienne, lui murmura :

— Ton discours était très courageux. Mais il m'a fait beaucoup de peine pour toi.

— Tu es la deuxième à le dire, fit remarquer Ethan d'un air las. Mais ne t'en fais pas.

— Si je mets la main sur ton abruti de frère, sur ta tarée de mère ou ton psychopathe d'oncle, tu m'en voudras pas si je leur en colle une quand même, pour la forme ?

Un rire franc s'échappa de ses lèvres pendant que Mike et Jim se chamaillaient toujours. Ethan haussa les épaules sans quitter son ami et son fils des yeux. Dans les coins de son sourire tranquille reposait un soupçon de satisfaction.

— Si ça peut te soulager... et je ne pense pas que je m'y opposerai quoi qu'il en soit.

— Bon, tu me rassures. (Elle cala la tête contre son épaule, sourit de la scène qui se déroulait sous leurs nez.) J'ai dit à Jem que j'étais très fière de lui, mais c'est aussi valable pour toi. Tu étais déjà un homme drôlement touchant quand on se fréquentait plus jeunes, mais tu es devenu quelqu'un de vraiment bien, Ethan. Je suis heureuse que tu sois le père de mes enfants. Et que tu m'aies laissé une deuxième chance.

— Tu m'en as laissé une aussi, souffla Ethan en pressant le front contre sa tempe. Alors la reconnaissance est à double sens.

Pendant que leurs visages se rapprochaient pour échanger un baiser, une imitation de quelqu'un en train de vomir ne tarda pas à les séparer. Jim leur adressa après coup un sourire très satisfait.

— Je sais que vous êtes officiellement de nouveau ensemble, mais ça reste franchement dégueux.

— Bon sang, Jim, grogna Maria sans s'éloigner de son compagnon, tu as dix-huit ans.

Sans prendre la peine de répondre, Jeremy leur tourna le dos pour rattraper Michael qui s'éloignait avec son assiette vide de mets. Ethan et Maria en profitèrent pour reprendre ce qu'ils avaient laissé en suspens.

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