- Chapitre 65 -

Lundi 9 juin 2025, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Le parking de l'École n'était pas encore très rempli. Ils étaient arrivés tôt pour être certains d'avoir une place et de ne pas avoir à courir jusqu'à leur salle d'examen. Après avoir coupé le moteur, Ryusuke coula un regard vers ses amis. Sur le siège passager, Jim tripotait les lanières de son sac. Sur la banquette arrière, Jason serrait le sien contre son ventre. À sa gauche et à sa droite, Valentina et Tess observaient le jour naissant à travers les vitres.

Ryu les avait récupérés tous deux chez les Empkin. Quant à Tess et Tina, les garçons étaient passés les chercher dans le pâté de maisons de Dourney où elles logeaient. Se retrouver à cinq dans la voiture de Dimitri aurait dû amener rires, blagues et disputes à propos de la musique. Il n'y avait eu que des formules de politesse, des regards gênés et des silences étouffants.

Ils avaient enterré Kaya une semaine plus tôt. Et, à voir les cernes qui plombaient le regard de ses compagnons, Ryu se doutait qu'ils avaient aussi peu dormi que lui. Quelques jours étaient loin d'être suffisants pour oublier les pleurs hachés de la famille, le mutisme insupportable de Jason, les fleurs et les mots, tout ce cérémoniel qui s'accordait mal avec leur défunte amie.

Pendant que Ryusuke s'enfonçait durement ses dernières révisions dans le crâne, oscillant entre l'arithmétique et la géopolitique, il avait songé à Kaya. À son fin visage espiègle, son sourire mutin, le halo de ses cheveux ébouriffés. Ses petits poings serrés, qui terrifiaient tous leurs camarades. À sa voix assurée, portante, à la façon dont elle distribuait des conseils précis et concis. À la hargne de son regard, le voile de détermination qui tombait sur ses iris noisette avant d'entrer dans un combat.

— Ryu.

De nouveau, Ryusuke était sur le parking de son école, les mains posées sur le volant usé par les années, une vague odeur d'essence lui chatouillant le nez. La banquette arrière était vide. C'était Jeremy qui avait attendu patiemment que passe la rêverie avant de le ramener à l'habitacle tiède du véhicule.

— Les autres sont partis devant, ajouta Jim avant qu'il ne pose la question.

Ryu hocha la tête, récupéra la clé puis le sac-à-dos que lui tendait Jim. Une fois dehors, il attendit que son ami ait contourné la voiture pour lui serrer l'épaule.

— Ça va aller ?

— Mais oui, t'inquiète, soupira Jeremy en lui adressant un mince sourire.

— Tu es sorti de l'hôpital y'a une semaine et t'es encore en rééducation. L'École a aménagé des créneaux d'examen spéciaux pour les élèves blessés pendant les épreuves. Pourquoi tu as pas...

— Ryu, le coupa Jeremy sans brusquerie, sérieux, je veux juste en finir le plus vite possible. Me reposer pour de vrai. Passer du temps avec ma famille. Avec Iva avant qu'elle parte. Avec toi aussi.

Même s'il comprenait les motivations de son partenaire, Ryusuke ne put s'empêcher de soupirer. Il aurait préféré que Jim s'accorde une véritable période de repos plutôt que d'enchaîner les séances de rééducation avec celles de révision. Sans compter qu'il avait eu moins de temps pour revoir l'ensemble de leurs cours théoriques à cause de son hospitalisation.

— Et tu le sens bien, les exams ? insista Ryu alors qu'ils approchaient du poste de contrôle.

— Mouais, je pense.

Ryusuke le considéra d'un air soucieux tandis qu'ils présentaient leurs cartes d'étudiants au vigile. À l'autre bout de la cour, près du bâtiment nord aux façades vitrées, Valentina leur fit signe de se dépêcher. Tess et Jason étaient déjà rentrés, secondés par une dizaine d'élèves de 7ème année.

— J'espère que ça va aller, alors, souffla Ryusuke en lui serrant le bras une dernière fois.

— Pour toi aussi, l'intello.

Si le cœur de lui rendre la réplique n'y était pas vraiment, Ryusuke esquissa un petit sourire.

Près de l'entrée, Valentina leur souhaita bonne chance avant de filer en direction de sa salle d'examen. Alors que Jim s'apprêtait à la suivre, il remarqua qu'Emily s'était glissée près d'eux. Après des semaines à la voir en tenue sportive, son chemiser blanc au liseré de la même couleur que sa jupe plissée bleu marine détonnait.

Son regard jaugeur alterna entre les deux jeunes hommes avant qu'elle n'élève la voix d'un air grave :

— Bon courage pour vos examens.

Malgré la tension qui s'était plus ou moins désamorcée entre eux, Jeremy fronça le nez. Quant à Ryu, il hocha brièvement la tête avant de lui retourner la pareil.

— Vous venez au bal de fin d'année ?

Comme Jim se mettait à ricaner en détournant la tête, Ryusuke prit les devants. Après avoir grimacé, il expliqua d'un air distant :

— Notre groupe va pas y aller. On va tous aller chez Jason pour célébrer ça en petit comité. Par rapport à Kaya, on arrivait pas à se dire que... enfin, c'était pas trop son délire. Même... vivante, je crois qu'elle aurait préféré qu'on se fasse un truc tous les six ensemble.

— Je comprends. Je me doutais que ce serait pas votre truc. Vous n'êtes pas les seuls à avoir refusé l'invitation, en fait.

— Ah oui ?

Emily pinça les lèvres avant de répondre d'un ton froid :

— Il y a pas mal d'élèves qui veulent protester avec ce qui s'est passé pendant la dernière épreuve. Beaucoup reprochent à l'École de ne pas avoir su nous protéger correctement. Il y a une espèce de perte de confiance envers S.U.I.

Jim, qui suivait la conversation de loin dans les escaliers, grimaça à ces mots. Même des années après avoir réintégré l'univers de S.U.I et des autres agences, l'idée que des membres de sa famille soient à l'origine de cette situation l'embarrassait. Il doutait qu'un jour les Sybaris soient capables de construire sans volonté parallèle de destruction.

— C'est compréhensible, lança-t-il d'une voix rauque en se laissant tomber sur une marche. On est censé partir bosser pour S.U.I pour une partie d'entre nous. D'autres visent même la Ghost. Ça donne envie à personne d'aller bosser pour ceux qui nous ont entubés en pleine épreuve.

— Et il serait intéressant de ne pas faire d'amalgame entre la décision d'une seule personne et les agences, répliqua Emily sans sourciller.

— Ah, c'est toi qui parles d'amalgames ? ricana Jeremy en la toisant durement.

Comme sa camarade l'ignorait, Jim roula des yeux et grimpa les escaliers.

— Je te laisse, Ryu, on est pas dans la même salle. Merde à toi.

— Merde à toi aussi ! lança l'intéressé avant de retourner à sa camarade. C'est vrai que tu sais tout ? Sur Jeremy et sa famille ?

Un éclair de surprise traversa les yeux turquoise d'Emily. Vite remplacé par une gêne passagère.

— Euh, en partie. Il t'en a parlé ?

— Oui, au bout d'un moment. Il a surtout peur que tu caftes auprès des mauvaises personnes. Tu as une partie de sa sécurité personnelle entre les mains.

Cette annonce crispa un peu plus le visage d'Emily. L'été bien installé avait quelque peu bronzé l'épiderme de la jeune femme, mais elle avait l'air plus pâle que jamais dans le hall du bâtiment.

— Je lui ai promis de ne pas en parler sans son accord. J'ai conscience de ce que ça signifie, pour lui.

— Vraiment ? (Face au regard agacé d'Emily, Ryu haussa les épaules.) Jimmy n'a pas du tout envie de cet héritage familial, tu sais. Il le subit. Sa sœur et lui essaient de gérer leur famille paternelle comme ils peuvent. Et ça doit vraiment le faire flipper que tu saches autant de choses sur les Sybaris. Il ne te voit pas franchement comme une amie.

— Ça fait un moment que je ne cherche plus à être son ennemie, rétorqua Emily avec irritation.

Troublé, Ryusuke ne répondit pas dans l'immédiat. Emily en profita pour asséner :

— Bon courage pour tes examens. Même si c'est plus une formalité qu'autre chose comme tu as été admis à Stanford.

— Bon courage à toi aussi, finit par soupirer Ryu en se tournant vers les escaliers.

Emily le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse sur la coursive qui menait aux salles de classe. Un goût amer lui restait en gorge. L'impression de passer à côté de quelque chose. Peut-être la jalousie de ne pas intégrer d'université, comme Ryusuke. Emily ne savait même pas que ce genre d'arrangement avec S.U.I. était possible avant qu'elle l'apprenne de la bouche de son camarade. Persuadée depuis toujours de suivre les traces des attentes familiales et d'intégrer S.U.I pour évoluer vers la A.A, Emily ne s'était jamais interrogée.

Elle ne pouvait nier à présent les regrets qui la tailladaient. Les bonnes notes ne constituaient pas le simple résultat d'une pression parentale et d'une fierté personnelle. Emily aimait ça. Apprendre. S'enrichir, se cultiver, élargir ses compétences. La perspective d'intégrer une université, d'y suivre un cursus de son choix, constituait un lointain rêve naïf. Ce n'était pas une question de niveau – elle l'avait – ni d'argent – elle le possédait, par extension de ses parents – mais une question de chemin.

Et le chemin qu'avait emprunté Emily depuis son arrivée à l'École n'avait jamais mené vers l'université. Vers S.U.I uniquement. Vers l'agence de sa future carrière. Vers la société dans laquelle sa famille avait misé.

Emily n'avait plus qu'à ravaler sa rancœur.


Cinq jours d'examen plus tard, Jason ouvrait les portes de sa maison familiale dans le quartier de Mona. Sa mère s'était réfugiée chez les parents de Jim pour laisser son fils et ses amis en paix. Elle l'avait aidé à préparer le repas et les boissons pour la soirée, à installer quelques décorations dans le séjour et le jardin, à vérifier l'état de la chaîne hifi et à aménager une zone de danse en écartant les fauteuils du salon. Après quoi, elle était montée avec Maria dans la voiture pour partir en centre-ville. Ethan et Thalia les attendaient pour passer une soirée plus calme avec des pizzas commandées au restaurant italien du coin.

Les compagnons de Jason connaissaient déjà sa maison, mais ils ne l'avaient jamais vue avec des ballons de baudruche dans les coins, des bannières murales colorées et même un projecteur qui mettait en avant l'espace dégagé dans le séjour. Dans le jardin, des guirlandes lumineuses enroulées autour des pots de fleurs et des bougies sous des coupoles en verre éclairaient chaleureusement les lieux.

Le père de Tess déposa sa fille, sa nièce accompagnée de son copain et Valentina en début de soirée. Trice et Aiden avaient également refusé le bal de l'École, en soutien à Jason et à son souhait de célébrer la mémoire de sa meilleure amie. Quand ils s'avancèrent en direction du porche éclairé, la porte s'ouvrit sur un Ryu éclatant. Ses cheveux remontés en chignon dégageaient sa nuque gracile, encadrée par le col d'une chemise en soie noire. Le sourire qui lui barrait le visage effaçait la semaine de morosité et de stress qui les avait tous plombés.

— Vous êtes déjà là ? lança Beatrice en bondissant sur les marches pour atterrir directement sur le porche. Je pensais qu'on serait les premiers.

— On est arrivé y'a dix minutes, expliqua Ryu en se décalant pour laisser passer le quatuor.

Une fois la porte refermée derrière eux, Ryu échangea des checks avec Trice, Aiden et Tess. Avec Valentina, ils s'étreignirent quelques secondes avant de se lâcher en souriant.

— T'es tout beau, comme ça, souffla Tina en reculant pour mieux apprécier la tenue de son ami. On est raccord pour les couleurs, en tout cas.

Pour appuyer ses propos, Valentina fit tournoyer les pans de la robe noire légère qu'elle avait enfilée avec une paire de tennis blanches. Dans le séjour, Trice avait à moitié sauté sur Jason pour le saluer et lui tendre la boîte de desserts qu'Aiden transportait depuis le début du voyage.

Plus loin, Tess se glissa jusqu'à l'îlot central qui marquait la séparation entre la cuisine ouverte et le salon. Jim y était occupé à rassembler les boissons avec des piles de gobelets. Derrière lui, Tess eut la surprise de reconnaître Ivana, les doigts pleins de farine.

— Salut, tête-de-nœud, grinça Tess avant d'adresser un geste de la main enthousiaste à Iva. Bonsoir, championne, Jim m'a pas dit que tu venais !

— J'étais pas encore certaine de pouvoir venir, souffla Ivana en s'essuyant les paumes sur son tablier de cuisine. Mon père avait prévu une espèce de soirée familiale, mais ma grand-mère m'a sauvé la mise.

— Merci mamie Giulia, souffla Jeremy en déposant un baiser sur la tempe de sa copine.

Iva attendit sagement qu'il se soit redressé pour lui asséner sa main couverte de farine sur le torse. Jeremy poussa une plainte aigüe, considéra son vêtement à présent bicolore.

— Mon t-shirt, geignit-il en affichant une moue déconfite.

— Tous tes potes ont fait un effort vestimentaire, le gourmanda Ivana en retournant à la préparation de sa pâte. Et toi, rien du tout. Comme d'hab.

— C'est juste entre nous, marmonna Jim en se passant une main dans les cheveux.

Il la retira en sentant la zone plus courte, où on l'avait rasé pour suturer une plaie. Il s'était fait couper les cheveux entre temps pour amoindrir les dégâts, mais la différence était encore notable. C'était toujours moins désagréable que la sensation de pincement constante dans sa cuisse. Ou la douleur vague qui se réveillait parfois dans sa main droite. Même si la blessure par balle et celle sur sa main avaient guéri sans complication, les muscles abîmés avaient besoin de repos et de rééducation avant de retrouver leur état originel.

— Ça me ferait plaisir, tu sais, murmura Iva en lui coulant un regard, que tu fasses quelques efforts de temps en temps.

Gêné, Jeremy la considéra un moment en faisant la moue. Ryusuke lui avait fait la remarque, quand il était passé le chercher chez son père. Son jeans troué, son t-shirt ample à l'effigie des Red Hot Chili Peppers et ses baskets au noir délavé ne changeaient en rien de ses tenues quotidiennes.

Avant que Jim puisse relancer le sujet, Trice, Aiden et Tina les avaient rejoints dans la cuisine. Il étreignit brièvement les filles avant d'échanger un sourire avec le batteur de Wyatt.

— Salut, la bassiste la plus cool du monde, lança Ivana avec une mimique enjouée pour Trice.

— Salut, la meuf la plus cool du monde, lui retourna Beatrice en s'accoudant au plan de travail à côté d'elle. Tu nous prépares quoi de beau ?

— Tarte aux pommes caramélisées, ma spécialité.

— Les meilleurs apportent toujours les desserts, pouffa Trice en brandissant la boîte de gâteaux qu'elle avait préparée.

Ivana s'esclaffa à son tour, essuya une trace de farine sur sa joue avant de se pencher vers la jeune femme. Avide de confidences, Trice se baissa à son tour, plissa les paupières pendant qu'Iva murmurait à son oreille. Quand elle se redressa, les yeux bruns de Trice pétillaient encore plus que son maquillage argenté.

Une onde d'appréhension traversa Jim quand il nota que toute l'attention de Beatrice s'était tournée vers lui. Il plissa les paupières en dévisageant sa copine, mais Ivana l'ignora délibérément.

— On a du pain sur la planche, mon p'tit Jimmy, susurra Trice en déposant sa boîte sur le comptoir. Tu me montres ta chambre ? T'as des affaires potables ici ou c'est tout chez ton père ?

— Oh, bordel, gronda Jeremy en croisant les bras. Tu vas pas t'y mettre ?

— Oh que si ! T'as un potentiel et tu l'exploites pas. Comme avec ta voix avant que tu rejoignes Wyatt. On va remédier à ça, espèce de tocard.

Sans lui laisser l'opportunité de se rebeller, et sous le regard pétillant de sa petite-amie, Jim se fit entraîner par le bras jusqu'aux escaliers. Comme Ryu le regardait passer d'un air ahuri, Jeremy lui envoya un regard désespéré. L'appel à l'aide fit pouffer Trice, qui en profita pour héler Ryusuke.

— Ryu, viens ! Toi, t'as le sens du style. Tu vas pouvoir m'aider.

Ryu n'eut pas besoin d'un mot de plus pour se laisser convaincre.


Grace leur avait laissé plusieurs packs de bière en échange de la promesse d'être raisonnables. Soucieux de respecter cet engagement, Jason avait lui-même distribué les canettes et surveillait l'état de chacun au fil de la soirée.

Aiden s'était réfugié dans un angle du séjour pour siroter l'alcool de son côté. Les cousines Baker s'étaient emparées de la piste de danse improvisée pour se déhancher et réaliser des mouvements de hip-hop qui donnaient la chair de poule à Jason. Les pots de fleur, les bougies et les vases tremblaient à chacun de leurs pas. Ryu et Valentina les applaudissaient depuis le canapé, chacun une canette coincée entre les cuisses. Quant à Jim et Iva, ils étaient partis prendre l'air après avoir descendu un peu trop rapidement leurs bières.

Une fois certain que ses convives n'étaient pas sur le point de détruire quelque chose ou de vomir, Jason s'installa sur le canapé. Il avala quelques gorgées de bière sans trop y penser, s'imaginant la façon dont Kaya se serait imbriquée à cette soirée. Elle se serait installée sur l'un des fauteuils, assurée que personne ne vienne la coller de trop près. Elle aurait bu une bière, peut-être même que la moitié, car elle n'aimait pas la sensation de légèreté qui suivait. En voyant Tess et Trice, elle aurait sûrement ricané, un peu amère au fond d'elle de ne pas réussir à mobiliser son corps pour autre chose que le combat.

Ivana aurait constitué un nouveau défi pour prouver que sa boxe thaïlandaise était plus qu'efficace contre son karaté. Jeremy aurait essuyé quelques piques de Kaya, qu'il aurait retournées sans une hésitation.

Jason soupira, avala de nouveau plusieurs gorgées. Si Kaya n'avait jamais vraiment partagé ses passions ou même sa façon de voir le monde, elle avait été le pilier le plus stable de sa vie. Un roc contre la tempête qui s'était levée après le divorce de ses parents. Un mur entre les rafales et les peurs de Jason. Un bâton pour l'aider à braver l'orage.

Ces derniers mois, c'était entre eux que s'étaient levés les vents. Entre leurs inspirations personnelles, leurs cheminements de vie. Sur l'absence de compromis, sur la fatalité de leurs ambitions divergentes. Alors qu'ils passaient leurs examens physiques, Kaya et Jay n'étaient toujours pas parvenus à une forme d'entente.

Il y avait quelque chose de profondément soulageant et culpabilisant dans le fait que Jason n'ait plus à chercher d'accord. Il était libre. Libre de suivre son chemin, d'intégrer S.U.I sans avoir à viser la section de la A.A que Kaya ambitionnait de rejoindre. Libre de tout laisser tomber, d'embrasser son amour des mots et de la musique.

— Jay.

Valentina venait de se laisser tomber à ses côtés. Avec un sourire plus doux qu'à l'accoutumé, elle lui pressa la main. Ses doigts tièdes contrastèrent violemment avec le métal froid de la canette, amenèrent des frissons dans le dos de Jason.

— Tu... tu as décidé, pour la suite ?

Pendant un instant, Jason regretta de s'être ouvert à son amie à propos de ses doutes. Après les funérailles, quand ses autres amis étaient partis et qu'il ne restait plus que Tina et Ryu, il s'était confié. L'avenir avec Kaya était un brouillard d'incertitudes. L'avenir sans Kaya lui était impensable. Pas le genre d'avenir qu'il s'était imaginé pendant des années, en tout cas.

Jason devait se reconstruire des perspectives. Un chemin de vie qui ne serait peut-être pas lié à S.U.I. Qui décevrait peut-être sa mère et ses proches, mais emplirait son cœur de certitude.

— Je crois que je vais laisser tomber S.U.I, souffla-t-il au bout de quelques secondes. Pour de vrai.

— C'est le minimum que tu puisses t'accorder, de réfléchir à d'autres projets, répondit Tina avec douceur. Tu en as besoin.

Il hocha la tête, l'amertume de la bière au fond de la gorge. Même si sa décision était prise, la mettre en œuvre restait le principal défi. Jason avait des idées, bien entendu, quelques pistes potentielles pour échapper au sang et aux chaînes de S.U.I. La musique lui semblait être la seule éclaircie possible, mais il ne savait pas encore comment l'aborder. Comme Trice et Aiden intégraient l'université à la rentrée, Wyatt était en hiatus. Et même si Jason se débrouillait avec Jim pour animer quelques concerts, ça ne remplirait pas ses journées.

— Je vais sûrement tâtonner l'année prochaine, avoua Jason sans oser regarder son amie. Comme je me suis pas inscrit à la fac, c'est trop tard. Je... me sentirais même pas prêt à passer les tests. Mais je vais voir pour l'année d'après pour me former en cursus musical.

— Ce serait génial, approuva Tina en reposant sa canette pour lui serrer les mains. C'est là où tu seras le plus épanoui, Jay.

— Je l'espère.

Il rendit à Tina la pression sur ses mains. Un timide sourire venait de pointer sur ses lèvres.


Dans le jardin, Ivana et Jim s'étaient blottis sur un gros pouf d'extérieur. Le courant d'air qui glissait sur la terrasse apaisait la brûlure de l'alcool. Même s'il n'aimait pas ça, Jeremy avait bu deux bières. Ryusuke l'avait réprimandé, parce qu'il estimait ridicule de se forcer pour s'intégrer aux autres. Iva avait ensuite entraîné son copain à l'extérieur pour lui asséner un sermon identique puis quelques bisous sur ses joues réchauffées par l'alcool.

À présent, ils n'arrivaient plus à quitter le confort moelleux du pouf. Les yeux perdus vers le ciel, Jim écoutait le chant des grillons et l'écho insistant des papillons de nuit qui se cognaient aux appliques murales. Nichée au creux de son cou, Ivana ne décrochait plus ses lèvres de sa peau.

Quand son épiderme commença à le chauffer sérieusement, Jeremy se redressa.

— Eh, Iva, tu me fais pas un suçon, là ?

La jeune femme lui présenta un sourire innocent en rabattant le col de Jim sur son cou.

— Voilà à quoi ça sert la chemise.

— Oh non, sérieux, soupira Jeremy en se renfonçant dans le pouf. Ma mère et ma sœur vont se foutre de ma gueule.

Ivana pouffa en passant les bras autour de lui.

— T'auras qu'à mettre du maquillage. Trice t'a montré comment faire, non ?

— M'en parle pas, grogna Jim en faisant la moue.

Pendant que Ryu inspectait la maigre garde-robe de son ami, Trice s'était permise de fouiller les trousses à maquillage dans la salle de bains. Elle en était revenue avec un fard doré à paillettes, qu'elle avait appliqué sans remord sur les pommettes de Jeremy. Ryusuke avait été plus compatissant, au moins, en ne lui imposant qu'une chemise blanche ajustée avec un sobre pantalon noir.

— Ça te va très bien, tu sais, lui fit remarquer Ivana en posant une main sur sa joue. C'est assorti à ton teint de peau. Et ça fait ressortir tes yeux. Dommage que tu aies fui avant que Trice te maquille complètement.

— C'est ridicule, siffla Jim en repoussant le bras de sa copine.

Avec une moue agacée, Ivana se redressa, emprisonna le visage de son copain entre ses mains.

— Qu'est-ce qui est ridicule ? Que tu te maquilles alors que t'es un mec ? Alors tu trouves ridicule que Ryu se soit mis du crayon noir ?

— C'est pas pareil, répliqua faiblement Jeremy, sa locution gênée par la pression d'Iva. Lui, ça lui va bien. Et ça rentre plus dans son délire.

— Je pense que c'est exactement pareil. C'est juste que...

Avec un sourire, Ivana lui tapota les joues une dizaine de fois avant de lever les bras au ciel. Face à l'expression sidérée de son copain, elle se contenta d'un rire.

— Et voilà, tes idées préconçues sur la masculinité se sont envolées.

Comme Jeremy fronçait les sourcils, elle le fit taire d'un baiser appuyé. Il finit par capituler et entoura la taille d'Ivana d'un bras. Quand ils se relâchèrent, les joues d'Ivana étaient aussi roses que celles de Jim.

— C'est chiant que tu sois aussi convaincante, marmonna Jeremy en fouillant le regard pétillant de sa petite-amie. Je vais faire comment, sans toi ?

— Comme un grand garçon qui a pas besoin d'une maman bis, soupira Iva en lui enfonçant un doigt dans la joue.

Le petit rire qui s'extirpa des lèvres de Jeremy était fébrile.

— Je pensais plutôt à la fac, tu sais. La moitié de mes potes de lycée se barrent.

— Je sais que c'est pas drôle. Mais ça va pas durer dix ans. Et puis, on reviendra pendant les vacances.

— Peut-être pas dix, mais au moins quatre ans. (Jim replaça une mèche de cheveux blonds derrière l'oreille d'Iva, continua d'une voix étranglée :) Se voir tous les trois mois, c'est pas très drôle.

Comme les yeux de Jim s'emplissaient de larmes, Ivana lui caressa le visage.

— Mon étincelle, on va voir comment ça se passe. Si ça se trouve, on va très bien s'en sortir.

— Oui, désolé, bredouilla Jeremy en s'essuyant les joues. Je crois que j'ai l'alcool triste.

Avec un sourire réconfortant, Ivana se hissa sur le pouf pour inverser leur place. La tête de Jim contre son cou, elle lui caressa les cheveux et le laissa s'endormir contre elle.

Une vingtaine de minutes plus tard, quand Ryu les rejoignit sur la terrasse, il esquissa un sourire aussi amusé qu'attendri devant la scène. Ivana lui adressa un clin d'œil, l'invita à s'asseoir sur le coussin de sol qui côtoyait le pouf.

— Tu sauras que ton meilleur ami a l'alcool triste, souffla Iva, dont le bras entourait toujours les épaules de Jeremy.

— Je suis franchement pas étonné, murmura Ryusuke en retour, un rire au bord des lèvres. J'imagine qu'il a fait le gros bébé.

— Évidemment qu'il a fait le gros bébé. Mais il a pas besoin de boire pour ça.

Comme ils se retenaient de rire, ils se contentèrent d'une œillade complice. Ivana donna un coup de menton en direction du visage de Ryu.

— Ça te va trop bien, le crayon. J'ai essayé de convaincre Jem que ça lui allait bien, ce que Trice a fait, mais il a du mal.

— M'étonne pas. Il a du mal avec son image, de toute façon. Il fait pas beaucoup d'efforts pour prendre soin de lui. Mais j'essaie de lui inculquer quelques bases.

— On est deux, sourit Iva en observant le visage endormi de son copain.

Quand Ivana redressa le nez vers Ryu, la façon dont il les observait lui serra le cœur. Sans détour, elle demanda à voix basse :

— Ryu, t'es sûr d'être au clair avec ce que tu as pu ressentir pour lui ?

Un fard rouge se dispersa sur le visage de Ryusuke. Il se retint de parler trop vite sous le coup de la gêne, déglutit péniblement, puis avança :

— Oui. Pardon, j'ai dû vous regarder bizarrement. C'est juste que... vous êtes adorables, tous les deux. Vous êtes des personnes qui détestent être vulnérables, mais vous l'êtes sans souci ensemble. (Ryusuke haussa vaguement les épaules, embarrassé.) J'ai jamais réussi à être comme ça dans mes relations. Je peux être hyper ouvert avec mes amis ou mon père, mais... je sais pas, en amour, j'ai peur de tout.

— C'est sûrement lié à plein de choses, Ryu, murmura Ivana d'un ton soucieux. Et, à même pas dix-huit ans, t'as le droit de pas savoir gérer une relation. T'as encore toute ta vie pour découvrir ce qui te va et te va pas.

Comme il se contenait de hocher la tête, la gorge trop nouée pour parler, Ivana lui tendit la main. Après un moment d'hésitation, Ryu s'avança pour la serrer. Le regard d'un marron chaud d'Ivana le couvrit d'une chappe d'assurance bienveillante, son sourire serein fit couler quelques peurs au fond de sa gorge. Il comprenait sans mal pourquoi Jim lui avait ouvert son cœur. Son magnétisme l'enveloppait d'une aura tiède et réconfortante, la certitude qui apaisait son visage incitait Ryusuke à ressentir de même.

— Merci, Iva, chuchota-t-il en lâchant sa main. Merci d'être aussi géniale.

— Je peux l'être seulement parce que vous êtes en phase avec moi, souffla Ivana avec un sourire rayonnant. Et merci à toi d'être aussi doué pour cerner les autres, Ryu. Tu t'en rends pas compte, mais t'as vachement facilité notre relation avec Jem. Tu l'as aidé à mûrir sur beaucoup de choses.

Comme il sentait que ses yeux le piquaient, Ryusuke se détourna en riant. Il ramena les genoux contre sa poitrine, ferma les paupières et se laissa bercer par le chant des insectes. Comme ça, Ryu pouvait presque oublier tout le reste.

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