- Chapitre 63 -

Dimanche 25 mai 2025, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Quand Maria poussa la porte de la chambre d'hôpital, sa fille avait disparu.

— Thalia est aux toilettes ?

Ethan leva le nez de son téléphone puis quitta l'une des deux chaises en plastique qui meublaient la pièce.

— Non, elle est partie prendre l'air. Ça commençait à lui peser.

Maria soupira en confiant à Ethan le gobelet de thé qu'elle lui avait pris en même temps que son café. Quant au chocolat chaud de Thalia, il était bon pour refroidir.

— Je lui ai pourtant dit qu'elle pouvait rester à la maison. Elle est déjà venue tous les jours à l'hôpital avec nous.

Comme Maria se laissait tomber sur une chaise, Ethan finit par la rejoindre. Il avait les jambes engourdies à force de rester assis pendant des heures, sans trop savoir que faire de cette attente.

Maria lui glissa un regard, un pli au milieu du front. Ethan, quand il n'avait pas été occupé à gérer la situation avec l'École, la Ghost Society et sa propre famille, avait passé la majorité de son temps libre à veiller sur leur fils. Hospitalisé depuis trois jours en unité de soins intensifs à la clinique de S.U.I, Jeremy était toujours inconscient.

— J'ai fait pareil que toi, au début, souffla Maria au bout d'un moment. Quand il a été hospitalisé après l'incendie. Venir le voir tous les jours. Rester pendant des heures. J'ai fini par me rendre compte que c'était inutile. Il était trop médicamenté pour se réveiller. Et puis, il y avait tout le reste. Toi. Thalia. Trouver un logement, penser à la suite.

Ethan s'arracha à la silhouette immobile de Jim pour la considérer avec peine. Maria lui adressa un sourire attristé dans la buée de son expresso.

— Je sais ce que tu ressens, Ethan. L'impuissance, la culpabilité, la colère. L'envie de massacrer toutes les personnes qui ont mené à cette situation. (Elle décolla l'une de ses mains du gobelet chaud pour serrer les doigts de l'homme.) Ce que je vais te dire est pas très sympa, mais Jeremy ne s'en remettra pas plus vite si tu restes scotché à son chevet. Et puis, t'es en train de te tuer à petit feu. Tu sors plus, tu vois plus tes amis, tu prends plus soin de toi...

Elle lâcha sa main pour lui caresser la nuque. Ethan ferma les yeux en expirant un souffle fébrile. Les doigts tièdes de Maria sur sa peau étaient aussi convaincants que les mots, même déplaisants, qui coulaient de ses lèvres.

— Je lui ai fait défaut tellement de fois, murmura-t-il en récupérant la main de Maria dans la sienne. Ça soulage ma conscience d'être auprès de lui.

— Et que dit ta conscience à propos de ta fille ? De tes élèves ? De ton frère ?

Maria avait visé douloureusement juste. Une flot acide de culpabilité lui noua la gorge, envoya des pulsations nerveuses dans sa cage thoracique. Ethan observa leurs mains liées, enroula son autre paume par-dessus.

— Comment tu fais, Maria ? J'ai envie de pleurer à chaque fois que je le vois dans ce lit, branché à ces machines, avec tous ces bandages et ces cicatrices...

— Je pleure, répondit-elle sans détour. Quand ça devient trop dur. J'en parle. À Grace, à Mike, à ma mère, à toi. Et puis, c'est pas comme si c'était la première fois.

Avec un sourire, Maria tendit le bras pour serrer le pied de Jim qui pointait sous la mince couverture.

— Et c'est une tête-de-mule celui-là. Alors, notre petit montre, toi et moi, on va s'en sortir, Ethan.

Il esquissa un mince sourire, porta la main de Maria à ses lèvres. Comme elle lui adressait un sourire réconfortant en retour, il se pencha pour l'embrasser. La porte grinça de l'autre côté du lit, mit fin à leur échange.

— Mon cœur, lança Maria sans se retourner, ça va mieux ?

Comme quelqu'un s'éclaircissait la gorge dans l'entrée minuscule de la chambre, Maria dressa le cou. Une fois passée la surprise, elle se leva en se pressant la poitrine d'une main.

— Maman, tu m'as fait peur. J'ai cru que c'était Thalia.

— Je l'ai croisée dehors, acquiesça Caterina en embrassant sa fille. Elle m'a dit qu'elle voulait prendre l'air encore un peu.

Maria hocha la tête avant d'inviter sa mère à approcher du lit. C'était la première fois qu'elle passait à l'hôpital depuis que Jim y était entré en urgence. Ethan quitta sa chaise avec raideur, lui tendit la main.

— Bonjour, Mme Amati.

— Tu peux m'appeler Caterina, soupira l'intéressée en lui rendant le salut. Depuis le temps.

— Comme vous voulez, souffla l'homme du bout des lèvres, perturbé qu'elle ne lui témoigne pas sa glaciale attention habituelle.

Caterina considéra la chambre, la fenêtre entrouverte pour laisser libre cours aux brises printanières, les bouquets de fleurs sur la table de chevet, le pêle-mêle de photos, messages et dessins qu'avaient accroché les amis de Jeremy sur le mur, le petit ours en peluche poussé au bout du lit.

— J'ai bien fait de ne pas prendre de fleurs, remarqua Caterina en approchant de la table d'appoint. Tu l'as déjà bien gâté.

Comme un sourire contrit étirait les lèvres de Maria, sa mère déposa le sachet qu'elle transportait. Elle en sortit un paquet des bonbons préférés de Jeremy et un autre de caramels mous.

— Oh, tu vas faire un heureux, s'esclaffa Maria en se penchant par-dessus le lit. Je suis sûre que les médecins vont adorer quand ils vont le voir s'empiffrer dès le réveil.

— Ce n'est pas tout. (Caterina fouilla le fond du sachet pour en tirer une petite pochette en papier de soie.) J'ai essayé de réparer le cordon en cuir, mais il était trop abîmé. Je l'ai remplacé par un nouveau, de la même couleur. Je n'ai pas touché aux perles, en revanche.

Maria récupéra le collier de son fils sans un mot, silencée par l'émotion. Quand Ethan l'avait retrouvé au fond de sa poche, cassé et taché de gouttelettes de sang, Maria s'était spontanément tournée vers sa mère. Caterina n'était pas responsable des équipements textiles de S.U.I pour rien.

— J'ai juste appliqué un produit nettoyant sur les perles pour qu'elles brillent un peu plus, précisa Caterina tandis que sa fille nouait le collier autour du cou de Jim. Quelle bande de barbares, tout de même. Ces Fantômes sont donc des sauvages et des meurtriers en puissance ?

La mère de Maria avait approché ses doigts du cou de son petit-fils, constellé d'ecchymoses roses, violettes et jaunâtres. Maria passa une main dans les cheveux de Jim, qui avaient été rasés en partie pour nettoyer et suturer sa plaie au cuir chevelu.

— S'il n'y avait que ça, grinça Maria en lorgnant la main bandée de son fils, qui avait déjà subi une opération de microchirurgie. Les Fantômes sont pas tous aussi violents que celui qui s'en est pris à Jem. Il n'empêche que ça me sidère qu'ils aient accepté des ordres pareils.

Caterina acquiesça d'un air sombre, bascula vers Ethan. L'homme était resté en retrait, mais le voile crispé sur son visage en disait long.

— Tu as des nouvelles de ton frère ? Est-ce que des sanctions vont être prises contre les Fantômes responsables des morts et des blessés ? Et contre celui qui a attaqué Jeremy ?

— J'en ai, oui, confirma Ethan en se rapprochant de Maria. Pas très positives. Dans la mesure où les ordres venaient d'un supérieur d'Edward, les sanctions sont caduques. Il risque juste d'y avoir une mise au point en interne, quelques éclats de voix entre les Sybaris, mais... mon frère n'aura pas gain de cause. Quant à l'agent McRoy, Edward m'a quand même promis de tout faire pour obtenir une mise à pied ou une mutation loin de l'ouest américain.

Pendant que Caterina jurait en italien entre ses dents, Maria serra le poignet d'Ethan avec douceur. Les liens entre les jumeaux s'étaient brutalement resserrés au cours de cette épreuve désastreuse. Bien qu'il règne toujours une espèce de tension entre eux, comme s'ils n'avaient pas quitté l'habitacle du 4x4 où Ethan avait cru perdre son fils, ils s'autorisaient plus de spontanéité.

Depuis l'hospitalisation de Jeremy, ils échangeaient au moins une fois par jour pour se donner des nouvelles. Et c'était un soulagement de ne plus entendre cette colère suintante entre eux quand ils se téléphonaient. Maria elle-même s'était adoucie en présence d'Edward. Son pardon n'était pas acquis – il ne le serait sûrement jamais – mais elle était aussi capable de reconnaissance.

— Alors, si je comprends bien, reprit Caterina avec humeur, ton oncle est aussi sain d'esprit que ta mère ? Je suis curieuse de savoir à quoi tes grands-parents les ont biberonnés.

— Aucune idée, grinça Ethan en posant une main nerveuse sur le bras de son fils. Je n'ai pas bien connu mes grands-parents. Je sais que Thanos a travaillé pour les services de renseignement américains depuis l'Europe, a épousé une diplomate égyptienne et s'est ensuite installé aux États-Unis avec ses enfants. À partir de là, ils ont tous baigné dans l'univers de la Ghost Society.

— Un lavage de cerveau dès l'enfance, grommela Caterina en observant les constantes qui bipaient sur deux écrans. Et voilà où on arrive. À vouloir la destruction de sa propre famille.

Maria releva un nez étonné vers sa mère. Elle avait toujours été critique envers elle, notamment sur ses fréquentations. Quand Maria et Ethan avaient commencé à sortir ensemble, elle n'avait pas été tendre. Loin de là. Et les choses avaient empiré avec la naissance de Jeremy.

Si Maria était surprise du ton compatissant de sa mère, Ethan en resta stupéfait. Depuis presque trente ans qu'il connaissait la femme, c'était bien la première fois qu'elle témoignait d'empathie à son égard. Elle lui avait toujours réservé un accueil froid et cassant, méfiante de l'héritage des Sybaris qui l'accompagnait inévitablement.

— Je suis navré que vos petits-enfants aient souffert à cause de cette famille, ajouta Ethan d'une voix solennelle.

— Arrête, soupira Caterina en plongeant des yeux qui n'avaient pas perdu en dureté dans les siens. Maria a toujours été honnête avec son entourage quand elle a fondé une famille avec toi. On savait tous dans quoi vous vous embarquiez, tous les deux. Je n'ai jamais approuvé votre union, alors je n'ai pas été très conciliante ni très présente pour Maria. Alors ce n'est pas à toi d'être désolé, Ethan. Encore moins pour des actes que tu n'as jamais commis. Je sais que tu aimes tes enfants plus que tout, que tu sais leur montrer et être présent pour eux, et tu as mon respect pour ça. Je ne connais pas beaucoup d'hommes qui savent en faire autant.

Sur ces derniers mots, le regard qu'elle glissa vers sa fille était univoque. Maria ne chercha pas à masquer l'amertume qui teintait son sourire. Même si elle portait son nom, Andrew Wayne n'avait pas été présent longtemps dans sa vie. Son père était parti avant qu'elle entre au collège, aspiré par la nostalgie de son île de naissance et par une possible idylle.

— Je vais vous laisser, annonça Caterina en repliant soigneusement son sachet vide. Si tu as du nouveau, tu me tiens au courant, Maria.

— Bien sûr.

Comme Maria contournait le lit pour déposer une bise sur sa joue, Caterina indiqua l'ours en peluche au fond du lit. Elle l'avait vu sans y faire vraiment attention.

— D'où ça sort ?

— Oh, fais pas gaffe. C'est Mike, évidemment. Je crois qu'il s'est jamais remis que le nounours qu'il avait acheté à Jem pour sa naissance ait brûlé dans l'incendie.

Caterina leva les yeux au ciel, mais il y avait un soupçon de sourire sur ses lèvres. Après avoir salué Ethan d'un hochement de tête, elle tira sa fille par le bras pour l'emmener jusque dans le couloir.

— Il y a un problème, maman ?

— Non. Oui ? À toi de me dire. Tu es sûre de vouloir te remettre avec lui ?

— Ne me dis pas qu'on est si faciles à griller ? grommela Maria en se frottant l'arête du nez. Si ? Merda.

La joue de Caterina se plissa face au juron, mais elle se retint de commenter. Elle-même s'était laissé aller aux interjections grossières en apprenant ce qui était arrivé à son petit-fils.

— Il y a beaucoup de gens qui savent ?

— Pas vraiment. Ou peut-être tout le monde ? On se doute juste qu'ils... savent.

Caterina haussa un sourcil, ricana. Elle tapota la main de sa fille avant de réajuster sa veste.

— Tu fais bien comme tu veux, ma fille. J'ai fini par comprendre que c'était la seule chose qui fonctionnait avec toi. Je suis simplement d'avis que vous en parliez avec vos enfants. Ça risque de les perturber.

Caterina se tut brusquement alors que la silhouette d'une adolescente remontait le couloir dans leur direction. Les tresses brunes de Thalia tressautaient sur ses épaules au rythme de sa démarche volontaire.

— Reste forte, chuchota Caterina avec un regard grave. Jeremy va finir par se réveiller. Il tient bien trop de sa mère pour ne pas avoir envie de se rebeller.

Maria accueillit la remarque, mi-encouragement, mi-critique, avec un rire sincère. Thalia les rejoignit à ce moment, jeta un œil curieux aux deux femmes.

— J'y vais, tesoruccia, lança Caterina en caressant l'une des tresses de sa petite-fille. Pense à te reposer aussi.

Thalia haussa les épaules avec un sourire pensif avant d'étreindre sa grand-mère.

— Rentre bien, nonna.

Quand Caterina eut disparu à l'angle du couloir, Maria déposa un baiser sur la joue de sa fille.

— Ça va mieux ? Je t'ai pris un chocolat, mais je crois qu'il est plus très chaud.

— Pas grave, maman. Merci quand même. Et oui, ça va mieux.

Ethan était retourné s'asseoir quand elles entrèrent dans la chambre. Il esquissa un bref sourire à les voir côte à côte, si ressemblantes avec leur visage ovale, leurs traits doux et leur démarche énergique. Thalia dépassait Maria depuis peu, ce qu'Ethan ne manquait pas de rappeler à sa compagne pour la taquiner.

— Toujours pas réveillé, feignasse ? gronda Thalia en enfonçant un doigt dans le bras de son frère. Tu me dois deux tours de vaisselle. Un d'aspirateur et de serpillère. Et trois nuits quasiment blanches, stupido.

Une fois sa colère retombée, Thalia se laissa choir sur la deuxième chaise et posa la tête contre l'épaule de son père. Ses bras croisés sur sa poitrine et sa moue boudeuse rappelaient tellement Jim que Maria ne put s'empêcher de s'esclaffer.

— Je t'autorise à lui faire tout plein de misères quand il sera réveillé, sourit Maria avec des étincelles dans les yeux.

Sa fille lui retourna un regard de connivence, un sourire narquois ourlant ses lèvres. Elle bondit hors de sa chaise et contourna le lit en courant à moitié. Parmi le tas de cadeaux, lettres et bibelots abandonnés sur la table de chevet par les proches de Jeremy, l'adolescente en extirpa un marqueur. Ryusuke s'en était servi la veille pour annoter les photos et les dessins du pêle-mêle.

— Vous allez pas me gronder si je commence avant ? minauda-t-elle en débouchant le stylo.

L'air désemparé d'Ethan arracha un brusque rire à Maria. Même s'il s'était assagi avec les années, elle était certaine de pouvoir réveiller son esprit blagueur et indiscipliné.

— Oh, mon amour, c'est juste quelques dessins.

Thalia, qui avait commencé à dessiner un smiley en colère sur la joue de son frère, suspendit son geste. Elle coula un regard en direction de sa mère, ricana tout bas.

— C'est bon, c'est officiel ?

— De quoi ?

Mon amour, répéta leur fille d'une voix affreusement mielleuse.

Si Ethan se décomposa, Maria rit de plus belle. Elle rejoignit sa fille, asséna une série de guilis impitoyables le long de son flanc et profita qu'elle se tortillait pour récupérer le feutre. Elle traça ensuite deux courbes sur le front de Thalia en repoussant sa frange.

— Maman, s'indigna l'adolescente en se précipitant dans la salle d'eau attenante.

Dans le petit miroir au-dessus du lavabo, Thalia souleva ses cheveux et sourit. Un cœur aux contours maladroits lui ceignait le front.

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