- Chapitre 62 -
Jeudi 22 mai 2025, au nord de Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
— On ne peut pas aller plus loin.
L'annonce d'Ethan confirma ce qu'Edward avait déjà compris en suivant la carte sur sa tablette. Le point rouge, celui associé à Jeremy, n'avait pas bougé d'un chouïa depuis qu'ils avaient escorté les deux adolescents et leur amie décédée. À vrai dire, Ed l'avait surveillé du coin de l'œil dès que la géolocalisation avait été réactivée. Et la montre n'avait pas parcourue un seul mètre depuis des heures. Quant à son emplacement, il confirmait les dires de Lazos : le marqueur se situait au bord de la rivière qui traversait le parc d'ouest en est.
— Prends ça, souffla Ed en se penchant pour récupérer une lampe-torche à ses pieds.
Alors que son frère quittait le véhicule, Edward se félicita d'être passé à l'armurerie avant d'interroger Lazos. En plus de lampes et d'armes à feu, il avait récupéré plus de vivres et de matériel de secours. Jeremy restait leur objectif, mais peut-être croiseraient-ils des élèves retardataires sur leur route.
L'orée des sous-bois, trop dense pour que le 4x4 s'y aventure, ouvrait sa gueule aux troncs pâles et à la gorge insondable. Ethan s'y enfonça en premier, balayant les fourrés de l'éclat de sa lampe. Edward se positionna un mètre derrière lui, son Glock et sa propre lampe-torche en main. L'agent McRoy n'avait pas encore signalé son retour au camp. S'il rôdait dans les parages, Ed voulait être certain d'avoir de quoi se défendre. Même si l'homme avait été sous ses ordres pendant quelques temps, Edward ne lui portait plus aucune estime. Il s'était montré infaillible dans la mission de capture de son neveu, des années auparavant. Tout comme il s'était montré infaillible pour l'attaquer et terroriser Lazos au passage.
La respiration d'Ethan ne tarda pas à gagner en vitesse et en lourdeur. Même s'il s'obligeait à conserver un souffle tranquille, son pas hâtif et l'angoisse qui chauffait son sang rendaient ses expirations fébriles. L'humidité ambiante s'attardait en sueur glacée sur sa peau exposée, dégoulinait sur la ligne de son front et de ses tempes. Il avait téléchargé sur son téléphone la carte numérisée du parc. Mais il ne pouvait accéder à la position de la montre comme Edward. Alors, régulièrement, il laissa son frère rectifier leur trajectoire à travers les bois avalés par les ombres.
L'écho de la rivière ne tarda pas à s'élever à travers la canopée. Son glougloutement lointain les incita à accélérer. Alors qu'Ethan fonçait à moitié entre les troncs, Ed lança :
— Ethan, attention ! La carte indique un dénivelé.
L'intéressé ne prit la peine de ralentir que lorsque sa cheville s'emmêla dans des ronces. Les épines percèrent le tissu de sa chaussette, mordirent la peau fine. Comme Ethan se dégageait à grands coups de pied rageurs, Ed ne tarda pas à le rejoindre. Il lui enserra fermement l'épaule.
— Arrête ça, tu empires juste les choses.
Les gestes amples d'Ethan avaient permis aux ronces de s'attaquer à sa jambe jusqu'au-dessus du genou. Avec une minutie qui titilla les nerfs d'Ethan, Ed se pencha sur les filaments épineux. Éclairé par la lampe-torche de son frère, il dégagea brin par brin la jambe tremblante d'une colère mal contenue.
— Tu n'es pas blessé ?
— Je peux marcher, siffla Ethan en reprenant la route.
Les épines avaient laissé une myriade de petites plaies qui piquaient. Mais ce n'était rien, tellement rien, face à ce qui lui écrasait les entrailles. Edward soupira, toujours accroupi, avant de se lever à son tour.
— On est dans la zone de la montre, lui apprit Edward au bout d'une cinquantaine de mètres. Je ne sais pas si l'agent McRoy l'a laissée sur Jeremy en le traînant, alors...
— Je vais par-là, l'interrompit Ethan en indiquant le dénivelé du faisceau de sa lampe.
— Très bien. Je continue un peu et je descends vers la rivière. Garde ton téléphone à portée.
Son jumeau avait commencé à descendre avant qu'il ne termine. Sa précipitation était compréhensible, même si elle laissait Ed désemparé. Son frère s'était tellement apaisé depuis qu'il avait quitté l'École. En entamant sa vie de jeune adulte, il avait délaissé l'adolescent turbulent, provocateur et hargneux qu'Edward avait connu. L'éloignement qui avait suivi leur diplôme n'en avait été que plus frustrant : Ed était persuadé qu'il aurait pu mieux s'entendre avec ce frère plus attentionné, plus tempéré.
Les années qui avaient filé ne les avaient pourtant jamais rapprochés. Jusqu'à ce qu'Edward force leur destinée à tous.
La cheville d'Ed se tordit dans la descente de la butte. La terre friable sous son pied lui épargna l'entorse en l'envoyant glisser sur les fesses. Une fois relevé, son coccyx et sa cheville palpitant de douleur, Edward acheva son parcours entre les buissons robustes et les pierres saillantes.
Le glougloutement de l'eau avait mué en ronflement au cours de sa descente. Edward s'en servit pour se repérer, sa lampe orientée vers le sol pour s'épargner une autre chute. Il progressa ainsi jusqu'à atteindre les abords de la rivière. À son soulagement, le courant était plutôt tranquille. À moins que la montre se soit détachée du poignet de son neveu, le corps de Jeremy devait toujours reposer dans le coin. Les flots ne l'avaient pas emporté au loin.
Ed mordit la poignée de sa lampe pour basculer le petit sac-à-dos accroché à son épaule. Dedans, il récupéra la tablette et vérifia sa position. La balise de Jeremy pulsait à quelques mètres à peine. La gorge nouée, Edward rangea la tablette puis récupéra sa lampe. Il braqua le faisceau d'un côté puis de l'autre. Des fourrés, des morceaux de bois flotté échoués jusqu'à la prochaine crue, des buissons téméraires qui poussaient au milieu des cailloux grossiers qui constituaient les abords de la rivière. Des aplats d'ombres dans l'obscurité qui ne révélaient rien d'autre qu'une nature endormie.
Frustré de ne rien voir de particulier, Edward parcourut quelques mètres en aval, balaya la berge à la recherche d'un corps, d'un abri, de n'importe quoi. Quelques secondes plus tard, le faisceau accrocha un reflet métallique en passant à travers un buisson. Ed ramena l'éclat de la lampe dans le droit chemin, contourna l'arbuste en retenant son souffle.
Il l'avait trouvé. C'étaient les boucles de fermeture du gilet qui luisaient dans la pénombre.
Alors qu'Ed ouvrait la bouche – pour reprendre sa respiration, pour appeler Ethan – il s'obligea à serrer les dents. Pas tout de suite. Pas comme ça. Quelque part, c'était une chance qu'Ed le trouve en premier.
Il garda son Glock dressé devant lui en progressant vers Jeremy. Ignora volontairement l'angle anormal de son bras gauche, les taches sombres sur sa main droite. Ed déposa la lampe à proximité, grimaça en apercevant les ecchymoses sur son cou, les cheveux poissés de sang, la chair contusionnée du visage. Avec un goût de fer et de bile dans la bouche, il enfonça deux doigts sous l'angle de la mâchoire de Jim. La peau froide et humide lui arracha une expiration dépitée.
Puis une inspiration de délivrance quand un pouls misérable résonna dans la pulpe de ses doigts. Edward glissa la main sur le visage de son neveu, s'accrocha au souffle tiède qui effleurait sa peau.
McRoy l'avait défiguré. Edward mit de côté les pulsions enragées qui le saisirent à l'idée ce que le Fantôme, un adulte plus qu'expérimenté, avait infligé à son neveu à peine sorti de l'adolescence. Avec des mains qui s'étaient mises à trembler, il s'empara de son téléphone et fouilla ses contacts. Ethan prit l'appel moins de trois secondes plus tard.
— Tu l'as trouvé ? s'étrangla Ethan sans lui laisser le temps d'expliquer.
— Oui. Il est vivant.
Un silence. Puis un sanglot. Enfin libéré. Ed ferma les yeux, maîtrisa sa respiration. Ethan hoqueta encore quelques fois avant d'être en mesure de reprendre la parole :
— Tu peux me décrire l'endroit où tu es ?
— Attends, j'identifie ma position et je te l'envoie.
Son jumeau le remercia avant de raccrocher. Alors, seulement à ce moment-là, Ed s'autorisa à pousser un long soupir fébrile.
Courir sur des galets fragilisa plus d'une fois les chevilles d'Ethan, mais il s'en moquait bien. Chaque seconde de passée était une seconde d'angoisse en plus. L'appel d'Edward avait retiré un certain poids de son âme, mais pas l'entièreté. Jim était vivant, mais Ethan ne savait pas à combien de doigts de la mort.
Il aperçut au loin l'éclat de la lampe d'Ed, accéléra de plus belle. Il se rattrapa in extremis à un buisson, s'écorcha les doigts. La douleur physique ne signifiait plus grand-chose depuis quelques heures. Rien qu'une sensation fugace, avalée par le néant de ses peurs.
Le faisceau de la lampe éclaira d'abord la tête de son fils. Un premier uppercut dans sa poitrine, à la vue de l'entaille dont le sang avait séché en croûte épaisse et en filaments disparates dans sa chevelure. Ethan se cogna les genoux en se laissant tomber à côté de Jeremy. Pendant qu'il prenait l'entière mesure des blessures, Edward ne pipa mot. La plaie au crâne n'était pas très grave, avec le recul.
Des traces rouges, jaunes, bleues, violettes dessinaient un collier de pétales sordides autour du cou de Jim. Des filets de sang séché formaient des tiges irrégulières, dont les racines remontaient à la bouche et au nez éclatés du jeune homme. Ses paupières avaient enflé, tout comme ses joues et son front, contusionnés.
— C'est pas le plus grave, Ethan, finit par murmurer Ed en remarquant l'effroi dans les traits de son frère.
Alors qu'il redressait le cou, Ethan aperçut le bras gauche de Jeremy, à la position dérangeante.
— Son épaule a juste l'air déboîtée, j'ai regardé, l'informa aussitôt Ed avant de donner un coup de menton vers le bas du corps. Il a été blessé par balle à la cuisse.
Comme les yeux d'Ethan descendaient vers la direction indiquée, il s'attarda sur la main droite. Une plaie en ligne droite en déchirait le dessus. Un coup de couteau ? Un uppercut, un autre, dans sa poitrine.
La main tremblante, il bascula le rayon de la lampe vers les jambes de Jim. Ed avait dû le tirer hors de l'eau, car son pantalon était encore mouillé. Ethan remarqua la boursouflure sur la cuisse droite, se pencha dessus.
— Il a fait de son mieux, ajouta Edward d'une voix rauque. Il a coincé des compresses pour limiter l'hémorragie. Simplement, il a pas fait attention que la balle a traversé.
Pour joindre la parole aux actes, Ed glissa une main sous la hanche du jeune homme pour le soulever avec douceur. Ethan l'aida en s'emparant du genou droit. Comme Edward l'avait remarqué, un trou déchirait le tissu à cet endroit. Un filet rosâtre s'en écoulait.
— Il a perdu beaucoup de sang, souffla Ed d'un ton pincé. Et il est en hypothermie. On doit se dépêcher.
— On lui remet l'épaule en place, ordonna Ethan d'une voix qu'il ne reconnut pas, aussi froide que l'eau qui bourdonnait à ses oreilles. Puis on l'emmène.
Jeremy était de nouveau dans le noir et le froid. La rivière murmurait à proximité, ainsi que des voix. Son cœur fit une embardée à l'idée que McRoy soit revenu pour lui. Pour achever le travail.
Un étau se resserra autour de son ventre puis sous ses aisselles. Il se crispa, prêt à se débattre, mais d'autres mains s'emparèrent de son bras gauche. Il dodelina de la tête, incapable de comprendre dans quelle position il se trouvait. Puis on se mit à tirer sur son poignet.
Avant que Jeremy ait pu hurler de douleur, l'os roula dans son emplacement initial. En déferla une explosion de lumière et de chaleur. Qui l'envoya sombrer de nouveau dans les ténèbres.
Il leur fallut deux fois plus de temps pour retourner à la voiture. Ils avaient délesté Jim de son gilet et de sa ranger restante pour alléger la charge, mais il pesait encore lourd au bout de leurs bras. La sueur s'attardait en gouttes froides sur leurs nuques quand les jumeaux atteignirent le 4x4. L'installer sur la banquette arrière ne fut pas non plus une mince affaire.
— Qu'est-ce que tu fais ?
La voix d'Ethan porta à peine tant il était exténué. En face de lui, de l'autre côté du véhicule, Ed avait entrepris de couper le t-shirt de son neveu. Il ne leva pas les yeux de sa tâche pour répondre :
— Faut qu'on lui enlève tout ce qui est mouillé. J'ai des couvertures de survie à l'arrière, si tu peux aller les chercher. Récupère la trousse médicale, un kit de suture et des bandages. On va s'occuper de sa cuisse avant de partir.
Après avoir essuyé son front, Ethan s'exécuta. Il s'empara du matériel demandé puis le déposa sur l'espace restant de la banquette. Comme Edward avait déjà débarrassé Jeremy de son t-shirt à manches longues et de ses chaussettes détrempées, Ethan l'aida à retirer le pantalon. Ed avait prédécoupé la partie autour de la cuisse droite pour éviter de frotter le tissu mouillé contre les plaies.
— Mets-lui une des couvertures sur le torse, lança Ed en contournant le 4x4. Je peux faire les points, si tu veux.
Il y avait quelque chose de rassurant à laisser Edward mener les opérations. Une certaine frustration, aussi. C'était son fils qui était allongé inconscient, à demi-nu, sur la banquette. Ethan aurait dû être en mesure de s'occuper de lui. Mais ses mains tremblaient tellement qu'il se sentait incapable de quoi que ce soit. Pas même de suturer une plaie, un geste qu'il avait pourtant réalisé plus d'une fois.
Ethan enveloppa du mieux possible le buste de Jim à l'aide de la couverture de survie pendant qu'Ed coinçait une lampe-torche sous le repose-tête du siège conducteur. Une fois le faisceau braqué sur la jambe blessée, Edward pivota son neveu sur le flanc.
— Tu le tiens ?
Son frère acquiesça, la gorge trop nouée pour parler. Il voulut détourner les yeux quand Edward enfonça l'aiguille dans la peau sanguinolente. Ethan se força à regarder les bords se rapprocher croisement après croisement malgré la nausée qui montait.
— On est bon, chuchota Ed en coupant le fil pour réaliser le nœud final. Je désinfecte, je bande et on y va.
De nouveau un simple hochement de tête. Ethan ne parvenait pas à chasser l'écœurement. La vision du corps déformé, tailladé, ensanglanté de son fils lui enfonçait l'estomac. Quel genre d'esprit perverti prenait plaisir à torturer ainsi un élève ? La pensée que l'homme qui était responsable des blessures de son fils était le Fantôme qui avait enlevé Maria et Thalia cinq ans auparavant le révolta d'autant plus.
Pendant qu'Edward enroulait la cuisse de Jeremy dans des bandages propres, Ethan pressa une gaze imbibée de désinfectant sur l'entaille qui lui barrait le cuir chevelu. De cinq centimètres environ, elle n'était pas très profonde, mais juste assez pour suinter encore. Ethan épongea le sang frais, gratta le plus ancien pour avoir un meilleur aperçu de la plaie.
— Je te laisse t'occuper du reste ? Je prends le volant.
Comme Ethan conservait le silence, ses mains figées au-dessus de la tête de son fils, Ed se pencha en avant. La petite tape inoffensive qu'il asséna sur la joue de son frère eut le mérite de le faire sursauter.
— Ethan, il va s'en sortir. Allez, arrête de trembler.
Il y avait comme une gêne dans la voix d'Edward, ses yeux ombragés posés sur les doigts fébriles de son jumeau. Doigts qui se crispèrent aussitôt sous l'assaut de la colère.
— C'est pas ton gamin, Ed. C'est pas Rebecca que tu as tirée de la rivière. Qui a perdu son sang pendant des heures, qu'on a étranglée, frappée et assommée. Alors, épargne-mo...
— Ferme-la, cracha Edward en se redressant. C'est pas en geignant que tu vas sauver Jeremy. Et t'es pas le seul à avoir failli perdre ton enfant un jour.
Les yeux ambrés d'Ed avaient l'éclat froid et distant des étoiles. Un voile opaque en troublait la lumière, plongeait dans un passé qu'Ethan ne connaissait pas. Il y avait tellement de choses qu'il ne connaissait pas à propos de son frère.
— Excuse-moi, soupira Edward après coup en se détournant.
Il claqua la portière avant qu'Ethan puisse lui répondre. Comme le moteur se mettait à ronfler dans le silence de la forêt, Ethan referma de son côté. La tête de Jeremy reposait toujours sur sa cuisse, le reste de son corps recroquevillé sous les couvertures de survie.
Ethan termina de nettoyer la coupure sur le crâne de Jim et d'y fixer un pansement. Après quoi, il s'enquit doucement :
— Quand ?
Les mains d'Edward se crispèrent sur le volant. Après avoir soupiré de mécontentement – l'histoire n'était pas facile à partager, pas quand elle lui remuait encore l'estomac – il entama :
— Becky avait douze ans. On venait de déménager au siège de la Ghost, comme elle entrait au centre de formation. (Ed haussa les épaules, comme pour compenser les mots qui le fuyaient.) On a eu une dispute, un truc stupide. Maman a...
Il s'interrompit brusquement. Pendant un instant, Ethan crut avoir mal entendu. Le reflet du visage blême de son frère dans le rétro confirma pourtant ses doutes. La bile lui piqua la gorge.
— Alexia, siffla Ed après coup. Alexia lui a dit d'aller prendre l'air. Rebecca est partie avec l'un des chevaux dont la sécurité se sert pour patrouiller. Au bout d'un moment, le cheval est rentré sans elle.
Pendant qu'il narrait son récit, Ethan gardait une main posée sur la clavicule de son fils, à la jonction entre son cou et son épaule. Les battements de son cœur, faibles quoique réguliers, formaient un baume sur ses tripes en feu.
— Elle n'avait pas encore l'implant géolocalisé des recrues-Fantômes, alors on a passé deux jours à la chercher, précisa Ed d'une voix plus basse, plus rauque. Elle était tombée dans un talus et elle est restée inconsciente quasiment tout ce temps. Commotion cérébrale, multiples fractures des côtes, de la clavicule et du bras.
Ethan pressa les paupières, l'image de sa nièce, plus jeune, blessée, s'imposant à son esprit.
— Elle est restée dans le coma pendant deux mois et demi. Et il lui a fallu six autres mois pour s'en remettre.
Comme son frère ne disait rien, la tête basse, Edward crut bon d'ajouter :
— Je sais que c'est pas comparable à ce qui vous est arrivé à cause de l'incendie. Que ma fille est pas restée hospitalisée pendant deux ans, qu'elle...
— Non, Ed, c'est pas ce à quoi je pensais, l'interrompit Ethan d'un ton peiné. Je suis juste désolé que tu aies eu à vivre ça. Surtout après Brooke.
Le visage d'Edward devint un peu plus crayeux dans le rétroviseur. Ethan l'entendit déglutir avant qu'il ne marmonne d'un air bougon :
— Pardon, je ne voulais pas être agressif.
— Je te dois mes excuses aussi, répondit Ethan en se passant une main sur le visage. Pour tout à l'heure.
Edward hocha la tête avec raideur, signe que les excuses étaient déjà acceptées. Après avoir retrouvé tout son calme, il jeta un œil à Ethan par le biais du rétro. L'expression de son jumeau lui pétrit le cœur.
— Eh, p'tit frère, ça va aller.
— Arrête, on a plus dix ans, soupira Ethan en croisant son regard. Tu n'as pas besoin d'essayer de me rassurer.
Edward se contenta de hocher la tête en retour, de nouveau concentré sur la route. Il roulait bien trop vite au vu de l'état – ou de l'absence, surtout – de chemin délimité. Tant pis pour le pare-chocs, la carrosserie ou les pneus. Son neveu restait la priorité.
Concentré sur le visage de son fils, Ethan ne remarqua pas tout de suite qu'ils avaient dépassé le camp sans ralentir. Il dressa aussitôt le cou, se pencha vers les sièges avant.
— Edward ? Pourquoi tu t'arrêtes pas ?
— L'infirmerie peut rien faire pour Jeremy, expliqua Ed en accélérant encore plus à présent que les pneus glissaient sur de l'asphalte. Ils ont pas le matos pour le prendre en charge.
— Alors on va où ? souffla Ethan d'un ton défait. Les urgences les plus proches sont...
— À Modros, oui, compléta pour lui Edward.
— On en a pour deux heures. Au minimum. En roulant bien plus vite que...
— C'est ce que je fais, acquiesça Ed en jetant un œil au compteur de vitesse.
Mortifié, Ethan se réinstalla au fond de la banquette, une main serrée sur l'épaule de Jim pour le maintenir en place. Encore plusieurs heures comme ça ?
Sous ses doigts, la peau de Jim s'était réchauffée, mais pas assez à son goût. Edward avait mis le chauffage à fond dans le 4x4 et Ethan s'était délesté de sa veste pour l'ajouter aux couvertures de survie. S'ils pouvaient réguler l'hypothermie avec les moyens du bord, l'anémie et le risque de septicémie nécessitaient une infrastructure spécialisée.
Ethan garda les yeux rivés aux abords de la route. La vitesse et la nuit en gommaient les contours. Minute après minute, les douleurs diverses qu'il avait ignorées au cours de la journée s'éveillèrent. Sa jambe mordue par les ronces. Ses chevilles tordues sur les cailloux, ses genoux malmenés par sa chute abrupte auprès de son fils. Les minuscules coupures qui parsemaient ses mains.
Et cette souffrance lourde, diffuse, qui lui comprimait les organes. Une terreur qui le bouffait de l'intérieur, ne laissait que des perspectives écrasantes.
Valentina. Ses yeux écarquillés, qui ne parvenaient pas à se fermer sur autre chose que la peur de mourir.
Tess. La hargne de la survie et, tapie bien au fond, l'incertitude des heures à venir.
Ryusuke. Ses sanglots étouffés, son étreinte déjà désespérée.
Jason. L'abandon au bord de l'âme, trop anéanti pour pleurer.
Kaya. Ses paupières doucement closes, son visage assoupi. Sa blancheur de mort.
La route s'effaça par la fenêtre. Fut avalée par une nouvelle forêt. Un frisson remonta le dos d'Ethan, enfonça ses infimes griffes dans sa chair. Le ronronnement du moteur renvoyait l'écho de la rivière. Le ramenait au corps inanimé, glacé, ensanglanté.
Ethan se recroquevilla, plissa les paupières. Il ne pourrait pas le supporter. Pas ça.
— Ed, croassa-t-il sans oser rouvrir les yeux, incertain de ce qu'il s'en échapperait s'il le faisait. Si... s'il s'en sort pas, me laisse pas seul.
L'estomac d'Edward se compressa sous sa ceinture de sécurité. Une douleur lui traversa le torse, affaiblit sa pression sur la pédale d'accélération, lui engourdit le bras. La dernière fois qu'il avait entendu un tel effroi dans la voix de son frère, ils avaient dix ans. Tentaient désespérément de fuir Alexia, de s'offrir autre chose que la mutilation sans fin de leur enfance.
— Tu n'es pas seul, Eth', lui assura Edward en affermissant sa voix effritée. Et je te promets qu'il va s'en sortir.
Au bout de quelques secondes, quand Ethan desserra les paupières, quelques larmes amères dévalèrent son visage pour chuter sur celui de Jim. Le trou noir qui buvait les vestiges de sa résilience et de ses espoirs le laissa pantois.
La promesse d'Ed n'y changea rien. Après tout, c'était la première fois que son frère lui mentait.
Ryusuke s'était assoupi quand son portable vibra contre son bras. Il émergea en sursaut, sa respiration bloquée le temps de quelques secondes. Quand ses poumons daignèrent se gonfler, il consulta le message en provenance d'Ethan.
Le contenu était bref, inhabituellement froid de la part de l'homme. Mot après mot, les traits de Ryu s'affaissèrent. Quand il atteignit le point final, ses yeux étaient déjà mouillés.
Il prit plusieurs inspirations rapprochés, sa poitrine douloureusement comprimée. Après quoi, il enfouit son visage dans sa manche, se blottit sous la maigre couverture qu'il avait récupérée dans l'infirmerie. Pour ne pas réveiller Jason à côté, pour ne pas gêner les élèves blessés, Ryu étouffa ses sanglots dans le tissu de son vêtement.
Quand les hoquets cessèrent de malmener sa cage thoracique, Ryu se promit de ne pas fermer l'œil du reste de la nuit. Il craignait que, dans la profondeur de son sommeil, Jeremy s'en aille définitivement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top