- Chapitre 60 -
Mercredi 21 mai 2025, au nord de Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
Ryusuke était incapable de se concentrer. Accroupi au pied d'un arbre, sa gourde à la main, il observait le passage d'un peloton de fourmis devant lui. Dans le calme de la forêt et à présent qu'ils ne fuyaient plus pour leur vie, il aurait dû être capable de réfléchir. D'établir un plan, une stratégie. Quelque chose de factuel qui leur permettrait, à Jason, Kaya et lui, de se sortir de ce bourbier.
Mais rien dans ses calculs ne prévoyait qu'ils se retrouvent dispatchés ainsi. S'ils avaient aussi bien entamé l'épreuve, c'était grâce à leur dynamique de groupe, où chacun connaissait sa place. Et Ryu ne se sentait plus l'âme d'un leader. Quand les deux assaillants leur étaient tombés dessus, le matin-même, il aurait dû faire attention à ce que Tess et Tina ne s'éloignent pas. La dernière fois qu'il les avait aperçues, elles fuyaient l'un des adultes armés.
Il avait ensuite laissé son binôme servir d'appât. Et même s'il lui avait promis de les rejoindre dès que possible, Jeremy ne les avait jamais rattrapés. Ryu avait fini par ralentir la cadence une fois certain que personne ne les traçait. Rebroussé chemin sur une centaine de mètres, Jason dans son sillon. Sans oser crier trop fort de peur d'être repéré, Ryusuke avait appelé son ami. En vain.
Par sa faute, ils avaient aussi perdu Jim.
— Tu veux manger un bout ?
La proposition de Jason força Ryu à quitter les fourmis qui déambulaient sous son nez et celles qui lui démangeaient l'esprit. Il glissa une main distraite sur sa nuque, où il libéra quelques cheveux collés à sa peau par la sueur qui avait séché. Debout devant lui, Jay lui tendait une tranche de pain agrémentée de ce qui devait être de la viande séchée.
L'estomac de Ryu était terriblement noué, mais son cerveau encore capable d'arriver à des conclusions évidentes. Avec un faible « merci », il récupéra le sandwich improvisé pour croquer dedans.
Le visage aussi défait que le sien, Jason posa le bout des fesses sur un rocher à proximité. Dans leur fuite, il s'était éraflé le visage et les bras. Ryu se demanda si son camarade en avait conscience ; des traînées de sang mouchetaient sa peau à une dizaine d'endroits.
— Kaya ? souffla Ryu en tournant le cou en direction de leur amie.
La jeune femme, toujours inconsciente, reposait sur un tapis de mousse et d'aiguilles. Jason avait calé son sac sous sa nuque et couvert sa silhouette svelte d'un de leurs duvets.
— Sa respiration s'améliore pas, murmura Jason en contemplant son sandwich d'un regard de néant. Ça saigne plus grâce aux points, mais... je crois que ça commence à s'infecter. En-dessous.
Ryusuke ne put s'empêcher de grimacer. Malgré leurs précautions, aucun d'entre eux n'avait été formé en dehors des soins de premier secours et de quelques fondamentaux comme suturer une plaie ou confectionner une atèle de fortune. Sans compter qu'ils avaient laissé la balle à l'intérieur de la blessure en l'absence d'instruments adéquats pour la retirer. Si l'on pouvait tout à fait survivre avec une munition dans le corps, les impuretés qu'elle amenait dans la chair conduisaient facilement à une infection en l'absence de traitement. Par-dessus ça, ils craignaient que la balle l'ait atteinte aux poumons.
— On va tout faire pour qu'elle s'en sorte, affirma Ryusuke en se forçant à avaler une nouvelle bouchée de sandwich.
Même s'il n'arrivait plus à rassembler ses idées pour en extirper un plan concret, Ryu était toujours capable de soutenir et de motiver. Tant qu'il essayait d'y croire un minimum lui-même.
— Oui, chuchota Jason en retour.
Mais il ne regardait pas Ryu. Pas même son amie.
Ryusuke ne proposa pas meilleur plan à Jason que de remonter leur chemin. Après tout, leurs montres affichaient à présent un message unanime : annulation de l'épreuve, retour au point de départ. En fuyant, ils avaient pris la direction de l'est, mais la sortie du parc était bien au sud. Quant au reste de leur groupe, le plus simple restait de les attendre là-bas. Jason et Ryu ne pouvaient pas se permettre de partir à leur recherche au vu de l'état de Kaya.
En marchant aux côtés de Jason, qui portait toujours la blessée, Ryu luttait contre l'envie de s'effondrer. L'idée de pleurer alors que Jason transportait son amie mourante le mortifiait. Son cœur envoyait des ondes terrifiées dans son corps quand il songeait à Jim, mais au moins ne le tenait-il pas dans ses bras avec une blessure à la poitrine. D'un autre côté, il n'avait aucune idée de son état. La femme dont il avait détourné l'attention avait pu l'abattre depuis longtemps. À cet instant, son corps pouvait déjà être en train de refroidir dans un fourré.
L'élan de terreur qui le submergea à cette idée lui fit mal. Il profita que Jason le devançait d'un mètre pour se détourner, la gorge serrée. Ryu pressa les doigts contre ses paupières, inspira longuement à plusieurs reprises avant de laisser tomber ses bras. Imaginer ne lui rendait aucunement service. Mais Ryusuke savait ce qu'aurait fait Jim à sa place : il aurait remonté toute la zone où ils s'étaient quittés pour le retrouver.
Cette pensée ne lui fit aucun bien.
En milieu d'après-midi, leur progression devint laborieuse. Le message général avait provoqué un afflux d'élèves dans une zone concentrée du parc. Tandis qu'une partie des groupes se contentait de progresser sans détours, d'autres profitaient de la vulnérabilité de leurs camarades pour voler leurs balises.
Depuis que les messages s'étaient affichés sur les montres, les compteurs avaient retrouvé leur statut initial. En théorie, les étudiants pouvaient donc partir à la chasse aux balises. Ryusuke et son ami avaient assisté à plusieurs attaques avant de s'accorder pour éviter ces concurrents avides. Ils n'étaient pas en mesure de se défendre ni de mettre en jeu la vie de Kaya.
Ces attaques éclairs de la part de certains groupes, généralement plus nombreux qu'eux, les avaient forcés à se cacher, à prendre des contournements et à se faire aussi discrets que possible. Dans le dos de Jason, la respiration de Kaya s'était aggravée d'heure en heure. Et l'expression de Jay avait suivi cette dégradation.
Ryusuke craignait de ne plus pouvoir sauver qui que ce soit. Ses appels désespérés sur le bouton d'évacuation de la montre n'avaient abouti à rien. Toutes les fonctionnalités n'étaient pas de retour. Et même sa stratégie d'évitement finit par s'effondrer.
Le groupe de cinq élèves les trouva alors qu'ils prenaient une pause pour verser un peu d'eau sur les lèvres blêmes de Kaya. Leur abri de fourrés denses n'avait pas suffi pas à les masquer de la traque. Comme le groupe mélangeait des filles et garçons dont aucun visage ne lui était familier, Ryu les identifia aussitôt comme des recrues-Fantômes.
— Vous savez pourquoi on est là, avança l'une des jeunes femmes en jouant avec un couteau cranté incrusté de sang séché.
— On a une blessée, gronda Ryu en désignant Kaya. On doit repartir au point d'entrée. Elle a besoin de soins urgents.
— Oh, on vous laissera repartir, roucoula l'un de ses camarades en haussant les épaules. Mais on va prendre vos balises avant ça.
D'instinct, Ryusuke eut un mouvement de recul. Dans son dos, Jason serra Kaya contre lui comme pour empêcher les étudiants de l'atteindre. En réponse à cette attitude passive, la fille au couteau bondit vers Ryu. Il détourna son bras in extremis, mais elle parvint tout de même à lui frapper la pommette en tournant le manche de l'arme.
Avec un grognement de douleur, Ryu perdit l'équilibre et s'effondra au milieu des fourrés. Un nuage de pollen s'éleva autour de lui, de minuscules épines lui mitraillant le dos et les bras. Son assaillante ne tarda pas à faire appui sur ses jambes pour l'empêcher de se relever. En renfort, l'un de ses camarades s'approcha pour immobiliser son buste.
Quand il entreprit de défaire sa montre, Ryusuke gesticula de plus belle.
— Vous avez pas besoin de prendre la montre ! Connectez-la pour récupérer mes balises, mais laissez-la moi, implora-t-il d'une voix de plus en plus tendue.
— Vous avez pas l'air d'être à la chasse aux balises, intervint la fille en lui assénant un coup de pommeau dans l'aine. Alors pas besoin de vos montres.
Ryu passa outre la souffrance qui l'enflamma du buste jusqu'aux orteils pour contrer d'un ton rauque, mélange de douleur et de peur :
— On en a besoin pour la carte.
— Oups, trop tard.
Une fois la montre de Ryu entre leurs mains, les deux recrues-Fantômes s'éloignèrent. Du côté de Jason, le constat était le même : le jeune homme arraché à son amie, la montre arrachée à son poignet.
— C'est qu'ils ont pas mal de balises, les cachottiers, ricana la deuxième fille du groupe en inspectant les compteurs. Récupérez la troisième montre.
Ryusuke se rua en même temps que Jason en direction de Kaya. Elle expira un souffle haché quand son partenaire se jeta en travers de son torse. En vérité, ils pouvaient bien prendre la montre. Il craignait surtout qu'ils la malmènent.
— Eh, tout doux, siffla la recrue-Fantôme qui avait arraché la montre de Ryu.
Il faucha les jambes de celui-ci quand Ryusuke se précipita vers ses coéquipiers. Alors qu'il se redressait en toute hâte, un poids le cloua durement au sol. Le jeune homme s'était assis sur son dos. Un autre garçon le rejoignit pour bloquer les membres de Ryu.
— Laissez-la tranquille, supplia-t-il d'une voix comprimée. On a besoin d'une montre. On a...
Un coup à l'arrière du crâne l'envoya goûter la poussière. Il crachota terre et minuscules cailloux, se tortilla en toussant. Les recrues-Fantômes faisaient preuve de mesquinerie en leur volant les montres. Dommage que Jim n'ait pas prévenu Ryu que ses anciens camarades étaient éduqués à la perfidie. À l'époque de son retour de la Ghost, il s'était concentré sur les mésaventures liées à sa famille.
Quand les trois autres élèves s'approchèrent de Kaya et Jason, celui-ci s'anima. Mû par les puissants muscles de ses jambes, il bondit tête la première. La mâchoire de la fille au couteau cranté émit un craquement de mauvais augure. Tandis qu'elle basculait en arrière, le sang giclant de ses lèvres explosées, Jason asséna un puissant crochet dans la pommette du garçon le plus proche. Ses jointures s'écrasèrent contre l'os, mais Jay était sous l'emprise de l'adrénaline. Il encaissa un coup de pied du dernier adversaire debout puis un coup de poing. Un vague goût de fer envahit sa bouche, mais déjà son front percutait le nez de l'assaillant.
Il eut vaguement conscience de dents qui lui entaillaient la peau. S'en moqua quand il tourna les talons pour frapper du bout du pied la fille au visage ensanglanté. La respiration lourde, le corps secoué par la vague de violence euphorique et terrifiante qui le traversait, Jason contempla les corps sonnés à ses pieds.
— Bouge plus, connard.
Avec un sursaut, Jason tourna le bassin. À deux mètres, Ryu mordait toujours la poussière en criant de frustration. Mais ce qui intéressait Jason se trouvait à quelques centimètres de l'œil de son amie. Une dague. Luisante, affutée. Dans la main de la recrue-Fantôme dont il avait cogné la joue.
— Elle peut survivre sans un œil, cracha le jeune homme en essuyant de sa main libre un filet de sang qui coulait de sa narine droite. Mais vu son état, pas sûr que ça se termine bien pour elle.
Des émotions brutales jaillirent en Jason, repoussèrent la violence machinale et le désir ardent de tous les terrasser. Un geignement coula en dehors de ses lèvres en même temps qu'un peu de salive ensanglantée.
Kaya avait l'air si petite, si pâle, si inhabituellement inoffensive entre les bras de l'ennemi.
— Lui faites pas de mal, s'entendit-il conjurer en tombant à genoux.
La lame du jeune homme s'éloigna du visage crispé de Kaya. Même séparés de quelques mètres, Jason perçut le son de raclement que produisait sa respiration. L'état de ses poumons avait empiré. Jason ne prêta attention qu'à sa poitrine qui se soulevait péniblement tandis que la recrue-Fantôme dépouillait son amie de sa montre.
Une fois son butin en poche, il se redressa sans cesser de menacer Kaya de son arme. Sur le côté, Ryu poussa un rugissement furieux. Plus aucun d'entre eux n'avait de quoi s'orienter, à présent. Comme il menaçait de les envoyer rouler à leur tour dans la poussière, les deux opposants de Ryusuke le bloquèrent de leur mieux.
Le troisième élève s'occupa de secouer les épaules de ses camarades à moitié évanouis. Jason en profita pour ramper jusqu'à son amie puis passa une main fébrile au-dessus de sa bouche. Le souffle qu'elle expirait était tout juste perceptible.
— Allez, les gars, debout.
Jason contourna sa coéquipière tandis que les recrues-Fantômes reprenaient leurs esprits. Après avoir logé Kaya entre ses bras, tant pour la protéger que pour se rassurer lui-même, Jason zieuta la dague dont le menaçait son adversaire. Il ne l'abaissa qu'après avoir vérifié que ses camarades tenaient debout et pouvaient repartir. Il fit ensuite signe aux deux autres de relâcher Ryusuke.
Quelques coups bien placés ne furent pas de trop pour empêcher Ryu de leur sauter dessus. Alors qu'il avalait de travers un mélange de sang et de poussière, Ryusuke pressa ses poings contre ses orbites. Et, cette fois, il ne retint ni les larmes ni les cris.
Ethan avait pris le relai derrière le volant. Les phares illuminaient une clairière où virevoltaient des milliers d'insectes et papillons de nuit. Sur le siège passager, Edward parcourait la carte pour étudier les zones qu'ils n'avaient pas encore quadrillées. Des surfaces immenses, en somme. Des collines, des ravines ou des sous-bois inaccessibles en véhicule.
L'équipe informatique de la Ghost Society était enfin parvenue à réactiver la géolocalisation des montres. Edward comparait sa carte du parc avec celle où clignotaient une vingtaine de points rouges. Près d'un tiers des participants n'avait toujours pas rejoint le point de retrouvailles.
Les conclusions à en tirer n'étaient pas très positives : certains marqueurs ne bougeaient plus depuis des heures. Soit les montres avaient été abandonnés, soit elles encerclaient des poignets où ne battait plus aucun pouls. Quant aux points en mouvement, les élèves ne prenaient pas forcément la bonne direction. C'étaient ceux-là qu'Ethan et son frère visaient en priorité. Au moins pouvaient-ils orienter des étudiants en mesure de se déplacer.
Les indicateurs figés depuis des heures venaient en second plan. Ed et Ethan iraient les inspecter une fois le reste des élèves rassemblés et sécurisés. Une bonne partie d'entre eux se situait dans des parties inaccessibles avec leur 4x4.
Et Ethan s'efforçait de ne plus y penser. Ou de ne pas paniquer en y pensant. Parce que, parmi la liste des élèves dont les montres s'étaient figées depuis des heures, il y avait son fils.
Vingt-et-une heures approchaient quand le portable d'Edward sonna. L'homme quitta sa tablette et son plan pour y jeter un coup d'œil. Une photo de sa fille en train de sourire doucement occupait l'écran.
— Becky ? Ça va ? J'ai pas eu de nouvelles pendant des heures.
— Désolée, grinça la jeune femme avec un accent de colère mal refoulée. Je captais pas dans le parc. J'ai dû retourner à l'entrée avec Lazos pour avoir du réseau. J'aurais aimé t'appeler avant.
— Lazos ? Pourquoi tu es avec lui ? Il va bien ?
— Il survivra, grogna la jeune femme avec humeur. Il a accompagné les Fantômes, la nuit dernière. Je l'ai retrouvé tout à l'heure en explorant le parc. Et... (Elle hésita un instant avant de souffler plus bas :) Ethan est avec toi ?
— Oui. Dis-moi, ajouta Ed sans modifier son intonation de voix.
— Lazos avait le collier de Jeremy avec lui.
Edward fronça les sourcils, s'obligea à assembler quelques pièces de puzzle avant de s'exprimer. Quelque chose de froid, brûlant, gluant, grimpait sa trachée. Pour ne pas alerter son jumeau, il affermit sa voix et s'enquit :
— Et comment ça se fait ?
— Je crois que Lazos a attaqué Jeremy avec un autre Fantôme. Et s'ils ont récupéré son collier...
— Il t'a dit quelque chose de plus ?
Ed n'avait pas osé demander « est-ce qu'il a dit qu'il était vivant ? ». Ethan et lui avaient encore une mission à effectuer. Il préférait cacher pour l'instant cette nouvelle information. La vie d'une dizaine d'élèves pesait plus que celle d'un seul jeune homme. Même si c'était son propre neveu.
Même si Edward n'éprouvait aucun réconfort dans cette pensée logique, pragmatique.
— Non, rien. Il est incohérent. En état de choc, je crois. Il est pas blessé, mais y'a du sang sur ses vêtements. Je lui ai demandé pour Jeremy. Il a été incapable de me dire s'il était vivant ou non. Il m'a pas dit non plus avec quel Fantôme il était parti.
Edward plissa les paupières, soupira longuement. Il avait toujours eu conscience de la toxicité de sa mère. Des compromis malsains qu'il avait acceptés pour retourner dans sa toile de connaissances et d'opportunités. Mais la branche familiale de son oncle lui paraissait bien sinistre et sanglante à côté de la leur. Comment Akos avait-il pu accepter que son petit-fils inexpérimenté s'aventure dans un jeu aussi dangereux ?
— Je te remercie pour les infos, Becca, finit par répondre Ed d'un ton exténué qu'il n'eut pas à feindre. Si tu as du nouveau, envoie-moi un message. Je te tiens au courant.
Quand elle raccrocha, Ethan coula un regard aussi curieux qu'inquiet à son frère.
— Elle a trouvé Lazos dans le parc, expliqua Edward avant qu'on lui pose la question. Apparemment, il s'est faufilé avec les Fantômes. Elle l'a raccompagné à l'entrée.
— Quelle inconscience, marmonna Ethan en secouant la tête. Pas de blessures ?
— Pas physiques, en tout cas.
Comme Ethan appuyait un regard soucieux sur son jumeau, il manqua la personne qui jaillit dans la clairière, silhouette fantomatique capturée par leurs feux. Les yeux d'Ed manquèrent sortir de leurs orbites. Il écrasa par réflexe le tapis de voiture à ses pieds, hurla :
— Ethan, attention !
Son frère freina et braqua le volant en même temps. Les herbes hautes envahirent le pare-brise quand ils quittèrent la partie moins sauvage sur laquelle ils roulaient. Une fois le véhicule stoppé, les deux hommes reprirent leur souffle, les mains d'Ethan en étau autour du volant, celles d'Edward crispées sur sa ceinture.
— Quelqu'un a surgi devant nous, expliqua Ed en portant la main à son holster. Fantôme ou élève, je ne sais pas. On doit vérifier.
Ethan attendit que le sang cesse de lui résonner entre les tempes pour défaire sa ceinture. Il s'empara du pistolet automatique qu'il avait récupéré à l'armurerie, laissa le moteur allumé par précaution et rejoignit son frère. Ed remontait d'un pas prudent les sillons qu'avaient tracé les pneus dans la terre. Au milieu des hautes herbes, une silhouette ne tarda pas à s'avancer, murmure teinté par l'éclat de la lune et des étoiles.
Ses appels, eux, étaient pourtant bien bruyants.
— À l'aide ! S'il vous plaît ! Par ici !
Ethan abaissa son arme et cala le cran de sécurité en reconnaissant la voix derrière l'intonation paniquée. Edward poussa un juron de surprise quand son frère le dépassa en courant.
— Ryu ! C'est moi.
L'adolescent se jeta dans ses bras, s'accrocha à son dos en expulsant un mélange de cri terrifié et de sanglot désespéré. Ethan raffermit l'étreinte de peur de le laisser glisser contre lui. Il passa une main à l'arrière de sa tête, grimaça en y sentant la chair de poule.
— Tu es blessé ?
Ryusuke renifla dans son cou avant de croasser :
— Non.
Après avoir inspiré dans un tremblement, Ryusuke se sépara de l'homme. Il remarqua alors la deuxième silhouette en retrait, eut une sorte de coup au cœur. À quel point la situation était grave pour qu'Edward Sybaris lui-même intervienne ?
— Je...
Ryusuke se rendit compte qu'il ne savait même pas comment expliquer ce dont il avait besoin. Après tout, Ethan et son frère arrivaient trop tard. Plusieurs minutes qu'il était déjà trop tard.
— Jason, Kaya, chuchota Ryu en tirant sur le bras d'Ethan. Il faut que tu viennes avec moi.
Ethan adressa un hochement de tête entendu à son frère pendant que Ryusuke l'entraînait vers l'orée de la forêt. Ed le regarda s'éloigner avec un mauvais pressentiment. Il savait qui était Ryu – Jeremy lui avait vaguement parlé de son ami d'enfance à l'époque du centre de formation. Quant à ce Jason, il devait s'agir du fils de Grace. Des élèves d'Ethan. Proches de lui par bien des manières.
Pour autant... Edward entreprit de les suivre sans lâcher son Glock 23. Le poids de l'arme était réconfortant au creux de sa paume. Il garda sa respiration lente et régulière pendant qu'ils s'enfonçaient dans les fourrés. Bientôt, une lueur s'éleva entre les troncs. Un campement de fortune apparut : trois duvets, dont deux étaient inoccupés, un feu mourant en repère central.
Sur l'un des duvets, deux adolescents enlacés. Edward les contempla un moment avant qu'Ethan finisse par se précipiter à leur chevet. Les flammes éclairaient l'expression mortifiée de son frère, celle ravagée de Ryu, celle complètement éteinte du jeune homme aux courts cheveux blonds.
Les ombres de la danse du feu étaient les seuls mouvements sur le visage de la dernière élève. L'inquiétude d'Edward se confirma quand Ethan prit le poignet de la jeune femme, les traits défaits. Après quelques secondes d'un terrible silence, un sanglot échappa à Ryusuke.
— Ça fait... ça fait déjà...
Le chagrin avala le reste de sa phrase. Ethan lâcha le bras de Kaya sans la quitter des yeux. La peau froide sous ses doigts traduisait les mots qui avaient fui Ryu. Sonné, son cœur en train d'imploser dans sa poitrine, Ethan bascula vers Jason.
Sa bouche était un pli blême. Ses yeux, deux lacs de néant à peine éclairés par les flammes.
— Elle est morte, chuchota Jason en contemplant le corps de son ami entre ses bras.
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