- Chapitre 6 -
Mercredi 11 mai 2022, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
Ethan gara sa voiture sur l'une des dernières places réservées aux professeurs. Le parking de l'école de S.U.I était accolé à la face sud de l'établissement. Les toits des véhicules qui les entouraient luisaient sous le soleil matinal. C'était une époque plaisante pour les activités en extérieur ; l'air était doux et les températures encore clémentes. D'ailleurs, on apercevait des groupes d'élèves en plein cours de sport sur le stade d'athlétisme qui jouxtait l'École.
Même s'il avait coupé le moteur, Ethan garda les mains sur le volant. Ça faisait un moment qu'il ne se sentait plus stressé en arrivant ici. Ses premières semaines en tant qu'assistant s'étaient déroulées dans un nuage de brume et de manque de confiance, mais il s'était depuis endurci. Comme aimait lui rappeler le directeur, Ethan avait fait ses preuves et n'avait pas à rougir de quoi que ce soit.
Pourtant, il était à présent figé à son siège. Ce n'était pas vraiment lui qui était dévoré par l'appréhension. Mais son passager était bien trop cher à son cœur pour qu'il ne puisse pas absorber en partie ses émotions.
— On peut revenir cet après-midi, souffla-t-il d'un ton conciliant. Ou demain.
— Ça sera pareil, grinça Jeremy sans cesser d'observer les environs par la vitre.
Il agitait nerveusement la jambe droite et tapotait les doigts de sa main gauche sur sa cuisse. Si elle l'avait vu faire, Rebecca lui aurait sûrement jeté à la figure sa balle anti-stress en forme de cupcake. Une nouvelle pointe acérée s'enfonça dans la poitrine de l'adolescent. Sa cousine n'était pas là ; elle ne risquait pas de le gourmander ou de lui lancer quoi que ce soit à la figure.
— Jem, vraiment, si tu...
Ethan se tut lorsque Jeremy se décida à ouvrir la portière. Il inspira un bon coup avant de faire de même. Officiellement, il était en congés. Lorsque Myrina lui avait communiqué la date du gala, il avait aussitôt prévenu la direction qu'il serait absent pour motifs familiaux. Son collègue serait sûrement surpris de le voir débarquer aujourd'hui, mais ni lui ni son fils ne comptaient gêner le déroulé du cours.
— C'est toujours aussi accueillant, ironisa Jeremy en avisant le poste de contrôle à l'entrée et le grillage qui ceignait l'École.
— Je suis quand même content de savoir que ce dispositif est en place. Surtout si tu retournes à l'École. Edward viendra pas te chercher ici.
Jeremy laissa son père passer devant quand ils se présentèrent à la cabine où des vigiles se relayaient pour surveiller l'entrée. Tandis qu'Ethan sortait sa carte de professeur et les papiers de Jim pour justifier leur présence, ce dernier zieuta vers la cour. L'École, au moins, ne semblait pas avoir changé. Sur la droite s'étendait le Centre, bâtiment de deux étages qui accueillaient l'internat, l'infirmerie ainsi que l'administration. En face, des salles de rangement ou d'entraînement occupaient une structure plus petite. Au-delà de la cour, tout au nord, se dressait une imposante bâtisse. Le soleil faisait jouer mille reflets sur ses multiples fenêtres. Le self et l'épicerie de l'École se partageaient le rez-de-chaussée et les salles de cours le reste du bâtiment.
— Jem ?
L'adolescent revint à son père, qui lui faisait signe de le suivre. Avant qu'ils aient le temps de s'enfoncer dans la cour, où une classe de jeunes élèves s'échauffait, Ethan bifurqua vers la droite. Perplexe, Jim lui emboîta le pas. Ils franchirent l'ouverture du grillage qui donnait sur le terrain d'athlétisme et se postèrent près de la clôture. Deux classes se partageaient l'espace, l'une en train de courir en enchaînant les tours, l'autre divisée en petits groupes d'entraînement.
— C'est ma classe, lâcha Ethan en indiquant les adolescents rassemblés par binômes ou trinômes au milieu. Cursus de S.U.I, 6ème année.
— Un an de plus que moi. (Jim se redressa, les mains serrées autour de la barre de la clôture.) C'est vraiment tes élèves ?
Ethan rit sous cape.
— Oui. Enfin, je suis assistant, donc j'alterne entre eux et une classe de 2ème année.
— Donc ils ont un prof principal d'EPSA et toi tu tournes pour les aider ?
— Exactement. Mais, à la rentrée, j'aurai ma propre classe.
Jeremy observa son père à la dérobée. Son visage s'était apaisé au fil de la discussion. Il avait l'air de prendre son nouveau métier à cœur. L'adolescent était content pour lui, même si l'idée que son père soit prof dans l'établissement où il suivrait sa scolarité le perturbait franchement.
— Regarde ceux qui courent.
Jim obéit et s'efforça de ne pas perdre de vue les adolescents qui s'échauffaient en faisant le tour du terrain. Une grimace compatissante lui froissa les traits. Entre ses deux mois à S.U.I et son année et demie à la Ghost Society, il savait combien c'était rébarbatif.
— Avec Manuel, on emmène nos classes s'entraîner sur ce terrain le mercredi matin. Je savais qu'ils seraient là.
— Manuel ?
— M. Cross.
— Oh bordel, il a un prénom ?
La remarque fit s'esclaffer son père. Il attendit que Jim cesse de faire la moue pour annoncer doucement :
— C'est la classe de Ryu.
Les mains de Jeremy lâchèrent la barrière. Les yeux écarquillés, il chercha frénétiquement son ami. Le brouhaha en provenance du terrain et de la cour derrière lui s'était dissipé. Les silhouettes n'étaient que des amas flous, car elles n'étaient pas son ami.
Ryusuke finit par apparaître dans son champ de vision, alors qu'il entamait le virage qui le ramènerait près d'Ethan et de son fils. Les mois l'avaient fait pousser comme un champignon, sans l'épaissir bien plus qu'il ne l'était quand les garçons avaient été séparés. Sa silhouette longiligne le faisait dépasser la plupart de ses camarades. De loin, son visage paraissait rougi par l'effort, même si la pâleur de ses bras dénudés prouvait qu'il avait toujours autant de mal à bronzer.
L'esprit de Jeremy était piégé dans un voile de coton assourdissant. Sans se soucier de l'appel de son père ou des chuchotis étonnés des élèves, il se glissa sous la barrière et traversa la piste d'athlétisme. Un camarade de Ryu siffla un juron entre ses dents quand il dut se déporter sur le côté pour l'éviter au dernier moment. Leur professeur, qui venait de remarquer le manège, porta un coup puissant dans son sifflet.
— Eh, dégage de là !
Jim observa brièvement M. Cross, ignora son avertissement et s'élança derrière Ryu. Son ami ne l'avait pas remarqué immédiatement, concentré sur sa course. Ryusuke finit par ralentir, alerté par le grabuge dans son dos. La respiration saccadée, ses cheveux noirs plaqués sur sa nuque et ses tempes par la sueur, il dévisagea Jim pendant quelques secondes sans comprendre.
— Ryu.
La voix de Jeremy était aussi fébrile que ses genoux. Il avança pourtant sans s'arrêter, poussé sur le besoin d'approcher le plus près possible pour s'assurer que tout était bien vrai. Que Ryu était bien là, à deux mètres de lui.
Les lèvres de Ryusuke s'entrouvrirent. Pourtant incapable de parler, il se contenta de haleter. La poitrine de Jim s'engourdit quand il parvint à sa hauteur. Ryu avait toujours été plus grand que lui, mais ses changements physiques le frappaient à présent. À même pas quinze ans, son ami n'avait sûrement pas cessé de grandir, mais il atteignait déjà le mètre quatre-vingts. Même s'il avait une silhouette dégingandée, ses épaules s'étaient quelque peu élargies. L'entraînement quotidien de l'École lui avait accordé une certaine stature.
Sous ses mèches rendues folles par la course et la sueur, le visage de Ryu se plissait et se froissait à la recherche d'une expression appropriée. Ses yeux sombres n'avaient jamais semblé insondables chez lui. Quoique généralement calme, son regard avait déjà pris des accents implacables. Il y avait chez Ryu cette douceur subtile qui pouvait virer à une fermeté froidement calculée.
Il n'y avait pourtant, à cet instant, aucun calcul dans les yeux de Ryu. Rien que la plus franche des surprises, la plus sincère des tendresses.
— Jere...
— Bouge de là, Wayne !
Un coup sur le côté déporta Jim et manqua le faire tomber. Ahuri, il balança un regard irrité à l'adolescente qui l'avait bousculé. Elle arrivait tout juste à l'épaule de Ryu, mais considérait Jim comme s'il n'était qu'une vulgaire motte de terre sous son pied. Alors que Jeremy tentait d'associer un prénom à ce visage farouche qui le défiait, deux autres élèves les rejoignirent. La fille du duo, une adolescente à la peau d'un beige doré, ne tarda pas à s'exclamer :
— Jeremy ? J'y crois pas !
L'intéressé sentit ses lèvres se courber. Ce visage, il le reconnaissait.
— Valentina.
Son ancienne camarade le gratifia du sourire éclatant dont elle avait le secret.
— Et moi, tu me reconnais pas ?
La deuxième adolescente était revenue à la charge. Jeremy procéda par élimination pour retrouver son identité parmi les rares élèves qu'il avait côtoyés.
— Kaya. Bordel, t'as changé.
Kaya émit un grognement satisfait. Disparus ses cheveux châtain foncé et ses yeux fuyants. Une tignasse teinte en blond polaire et coupée à la longueur d'une phalange se dressait sur son crâne. Quant à son regard noisette, elle le plantait impitoyablement sur Jim.
— Bon, tu dégages de la piste pour nous laisser faire notre entraînement ou...
— Kaya, l'interrompit le dernier adolescent d'une voix apaisante. Salut, Jeremy. Ça fait un bail.
Jason tendit une main amicale à Jeremy en souriant. Il ressemblait beaucoup à sa mère, avec son visage anguleux et le bleu serein de ses yeux.
— Salut, Jason.
— Bon, lança une voix caverneuse dans leur dos, pas que j'ai envie de casser ce petit instant retrouvailles, mais vous êtes plantés au milieu de la piste bande de dindes.
Jeremy grimaça en se tournant vers son ancien professeur. Son crâne lisse luisait au soleil.
— Pardon, m'sieur. Je voulais pas déranger. C'est juste que...
Il se tourna vers Ryu, qui n'avait toujours pas pipé mot ni quitté son ami du regard. Derrière lui, le lourd soupir du prof faillit soulever les petits cheveux sur sa nuque.
— Hitori, tu es dispensé du cours.
Ryusuke sortit de sa torpeur en clignant rapidement des paupières.
— Pardon ?
— Tu peux quitter l'entraînement. (Face à sa moue sidérée, M. Cross haussa les épaules.) C'est pas tous les jours qu'on retrouve son ami après un an et demi de séparation.
Avant que les adolescents puissent le remercier, il salua l'homme qui s'était approché à son tour.
— Ethan, t'aurais pu le retenir.
— Désolé.
Comme les deux hommes entamaient une discussion à propos des cours, Kaya tapa du pied sur la piste et gronda :
— Bon, on y retourne ! Sauf toi, Ryu.
— On se retrouve plus tard, leur promit Valentina avant de s'élancer à la suite de ses camarades.
Ils laissèrent Jim et Ryu plantés au bord de la piste. Les deux amis échangèrent un regard, un sourire, puis un rire gêné. Comme Jeremy se mettait à balbutier, Ryu proposa :
— On va se poser près du grillage ?
— Carrément.
Ils traversèrent la piste en sens inverse pour rejoindre l'endroit d'où Jim et son père étaient arrivés. Une fois assis en tailleur contre la grille, ils avaient une vision d'ensemble du terrain, de leurs camarades et de leur embarras mutuel.
— Je pensais pas que tu viendrais si tôt, entama Ryu d'une petite voix. Tes parents m'ont dit que l'opération était en cours, le week-end dernier. Mais, depuis, pas vraiment de nouvelles.
— Ben... me voilà.
Jim avait levé les mains pour se désigner. Ryusuke rit doucement avant de secouer la tête.
— Tu me feras le plaisir de récupérer un portable et d'envoyer des foutus messages. Pour les prochaines fois.
— Ouais. Promis.
Les traits de Ryu se détendirent. Jim n'était pas certain d'avoir remarqué jusqu'à présent leur harmonie et la finesse avec laquelle ils étaient tracés sur son visage allongé. Ses lèvres se recourbèrent en sourire songeur alors qu'il rendait à Jeremy son regard inquisiteur.
— T'as changé.
La remarque, bien qu'anodine, alluma des braises de douleur dans l'estomac de Jim.
— Ouais. Toi aussi.
— Je m'en doute. (Ryu tendit le doigt vers la tempe gauche de son ami.) Nouvelle cicatrice.
— Une sale histoire de pots de peinture.
Ryusuke lâcha un éclat de rire désemparé.
— Je crois que t'as plein de choses à me raconter.
— Beaucoup de choses. (De nervosité, Jim arracha quelques touffes d'herbe.) Toi aussi, faudra que tu me racontes tout ce que t'as fait depuis le temps.
Ryusuke acquiesça en silence, concentré sur les mains de son ami. Sous sa peau plus hâlée que la sienne, il observa le jeu de ses os et tendons, le parcours de ses veines, alors qu'il martyrisait le gazon. En se concentrant, il décelait même d'infimes cicatrices d'entailles superficielles.
— Je rêve ou t'as les ongles plus longs à droite ?
Jim dressa le nez, zieuta ses doigts puis hocha du menton.
— Yep, c'est pour la guitare.
— T'as commencé à en jouer ? C'est génial !
Les pommettes de Jim se teintèrent de rose. C'était encore un sujet sur lequel il manquait de confiance. Sa gêne disparut pourtant : il venait de se rappeler que sa guitare, celle que Rebecca lui avait léguée, était restée au centre de formation de la Ghost.
— Je sais pas si je vais continuer. J'ai pas de guitare.
— Demande-en une à tes parents.
Comme Jim ne répondait pas dans l'immédiat, plongé dans les souvenirs doux-amers de ses sessions d'entraînement en compagnie de sa cousine, Ryu lui tapota la cuisse.
— J'aimerais te voir jouer.
Jeremy cessa d'arracher des mottes d'herbe pour sourire à son ami.
— Je vais leur en parler.
Les deux amis laissèrent planer quelques secondes de silence. Leurs camarades avaient repris leur entraînement sans tarder. Si quelques regards curieux s'étaient attardés sur eux au début, la plupart des élèves les ignoraient à présent.
Quand Ryusuke fut certain que personne ne les observait, il pressa son épaule contre celle de son ami, un sourire penaud aux lèvres.
— Tu m'as manqué.
Jeremy tourna le cou pour l'observer. Il avait des centaines de questions à poser à Ryu, sur l'École, sur sa vie, sur Dimitri et sur tant d'autres choses. Il y avait aussi des interrogations plus intimes suspendues en l'air. Des incompréhensions qu'aucun d'entre eux n'avait réglées.
Mais ça attendrait. Un an et demi était passé. Quelques jours pouvaient bien s'écouler, leur équilibre ne s'effondrerait pas.
— Tu m'as manqué aussi, Ryu.
Comme l'intéressait baissait la tête pour masquer ses yeux piquants, Jeremy initia le premier mouvement. Avec des gestes prudents – il ne voulait pas brusquer Ryusuke ni abîmer le nouveau point que son grand-père avait cousu la veille – il enroula les bras autour des épaules de son ami. Un sursaut de douleur secoua la mince cage thoracique de Ryu. Avant que Jim lui échappe une nouvelle fois, il l'agrippa fiévreusement et enfouit le nez dans son épaule.
— Je suis tellement heureux que tu sois là, Jimmy.
— Moi aussi, avoua Jim d'une voix étranglée.
Il sentit les larmes de Ryu couler dans son col, mais il s'en accommoda. Après tout, lui aussi reniflait à l'oreille de son ami. Le malaise qu'il avait éprouvé depuis son retour à Modros se dissipait. Après avoir retrouvé ses parents, son parrain et sa sœur, il retrouvait son frère.
À présent, se tourner vers le lendemain semblait bien plus facile.
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