- Chapitre 5 -

Mardi 10 mai 2022, Californie, États-Unis d'Amérique.



Il faisait encore nuit quand Jim ouvrit les yeux. Il s'étonna un instant de ne pas reconnaître sa chambre et se crispa en percevant une respiration près de son visage. Une fois que son cerveau fut moins embrumé, il reconstitua doucement les événements des jours passés. Alors il tendit le bras vers la silhouette avec qui il partageait le lit double. Il frôla des doigts la tempe de sa sœur sans oser la toucher vraiment. Jim ne voulait pas la réveiller.

Une douleur dans le bras l'encouragea à se lever. De l'autre côté de la chambre, ses parents s'étaient attribué les deux lits simples. Jeremy les dépassa en marchant sur la pointe des pieds. La salle de bains dans laquelle il s'engouffra n'était pas bien grande, mais il y avait au moins un lavabo et une douche. L'adolescent siffla un juron lorsqu'il enclencha l'interrupteur et se brûla les rétines. Une fois ses yeux habitués à la lumière blafarde, il inspecta son coude.

— Merde, marmonna-t-il en constatant que sa manche était raidie par un liquide qui avait séché.

D'un geste délicat, il remonta son vêtement jusqu'au-dessus du coude et grimaça. L'un des points de suture avait sauté. Le sang qui s'était échappé de la plaie avait formé une croûte autour. Peut-être avait-il été trop brusque lorsqu'il avait étreint ses proches quelques heures plus tôt.

Hier soir, sa mère lui avait indiqué un sac à dos dans lequel elle avait rangé une trousse de soin. Avant de sortir à sa recherche, Jim prit soin d'éteindre la lumière de la salle de bains. Le bruit de la fermeture éclair sonna douloureusement fort dans le silence de la chambre. Avec des grimaces, Jeremy s'efforça de fouiller le sac sans faire trop de bruits. Il dut pourtant se résigner lorsque la voix de sa mère s'éleva doucement dans le noir :

— Thalia ?

— Non, c'est moi. Désolé, je voulais pas te réveiller.

Le parquet grinça quand sa mère se leva pour le rejoindre à tâtons au milieu de la chambre.

— C'est pas grave, mon chéri. Il y a un problème ?

— L'un de mes points a sauté, faut que je désinfecte et mette un pansement.

— Attends, je vais t'aider. Prends le sac, on va regarder à la salle de bains.

Maria agrippa le bras sain de son fils pour qu'ils se guident mutuellement jusque dans la pièce attenante. Elle jura à son tour quand le plafonnier lui incendia les yeux. Son fils ricana en déposant le sac dans le lavabo afin de récupérer la trousse de soin. Décidément, ils avaient été fabriqués dans le même moule.

— Dis donc, fais gaffe à tes fesses avec tes moqueries, grommela Maria en récupérant du coton et la bouteille de désinfectant.

Son fils s'installa sur la cuvette fermée des toilettes en lui souriant. L'amour vache qu'il entretenait avec sa mère lui avait manqué. Ce n'était sûrement pas avec Edward qu'il se serait permis ce genre de plaisanteries.

— Ça te fait mal ? Je peux te donner un antalgique.

— Un peu, mais ça va. (Il tendit docilement le bras à sa mère pour qu'elle tamponne la plaie.) On fait quoi pour le point qui a sauté ?

— On demandera à ton grand-père de le refaire cet après-midi. On doit le retrouver chez Ethan. On va mettre un pansement en attendant.

Son fils hocha la tête en s'efforçant de garder son bras stable. Maria extirpa de la trousse des sutures adhésives avec un sourire satisfait.

— Tiens, parfait ça.

Elle colla les fines bandelettes à proximité du point manquant afin de resserrer la chair. Une fois sa tâche terminée, elle protégea le tout d'une compresse et ébouriffa les cheveux de son fils.

— Et voilà.

— Merci, m'man.

Maria observa le visage de l'adolescent en rangeant la trousse. Elle apprenait à le reconnaître. À s'habituer à sa silhouette qui tendait plus vers l'adulte que vers l'enfant. À ses traits plus sérieux. La fierté de le voir grandi se disputait à la peine de n'avoir pu y assister directement.

— Tu sais que je t'aime fort, hein ?

Son ton soudain grave tira une moue pensive à son fils. Il se leva de la cuvette pour l'étreindre brièvement. Sa voix tremblota lorsqu'il répondit à son tour :

— Oui, maman. Moi aussi, je t'aime.

Maria ferma les yeux en calant son front contre son épaule. Après quoi, elle lui frotta gentiment le dos puis recula. Ses yeux piquaient.

— Allez, retourne te coucher mon chéri.

L'adolescent la remercia pour son aide avant de sortir. Maria resta un instant seule dans la salle de bains. Elle s'aspergea le visage d'eau froide et expira longuement. C'était la première fois depuis dix ans que leur famille était entièrement réunie. C'était beaucoup d'émotions à gérer. Elle ne voulait pas alourdir les épaules de son fils d'une mélancolie poisseuse. Pourtant, quand elle le voyait, les regrets envahissaient sa gorge et lui coupaient la voix. Elle aurait aimé offrir à son fils une enfance plus apaisée que la sienne.

Elle avait échoué jusqu'ici. Ils avaient échoué, avec Ethan. Même s'ils ne pouvaient pas rattraper le temps perdu, l'avenir était encore à leur portée.


Le trajet du retour vers Modros se déroula sans encombre. Maria se glissa derrière le volant tandis que ses enfants s'installaient sur la banquette arrière. Sur le siège passager, Ethan s'occupa de prévenir leurs proches de leur départ.

Alors qu'ils s'engageaient sur la route de campagne qui les ramènerait chez eux, Thalia se lança dans un résumé énergique et illustré de l'année et demie que son frère avait manquée. Elle se focalisa sur ses propres expériences, estimant que les autres personnes concernées seraient à même d'en discuter avec Jim. L'adolescent fut reconnaissant à sa sœur d'engager la conversation pour meubler le voyage. Même si ses parents avaient doucement abordé le sujet, il ne se sentait pas encore de s'ouvrir. Les mois passés à la Ghost Society auprès des Sybaris étaient trop vifs pour qu'il ne se brûle pas la langue à essayer d'en parler.

Si les premières phrases de Thalia furent incertaines, elle prit rapidement un rythme soutenu. Sa voix claire conta son expérience d'une nouvelle école, de nouveaux amis, des examens et des choses apprises. Sa diction se fit encore plus rapide quand elle aborda le sujet de Snowball. Jeremy resta un instant interdit avant de comprendre de qui elle parlait. Il laissa sa sœur lui montrer une vingtaine de photos de l'intéressé avant de se pencher vers sa mère.

— Eh, j'ai demandé un chien pendant des années et Thalia a droit à un chat ?

— Snowball est chez votre père, pas chez moi, expliqua Maria avec un soupir. Mon chéri, tu sais bien qu'un chien à notre appartement de Sludge, c'était pas possible. J'étais à temps plein et ni toi ni Thalia vous seriez occupés de lui en journée.

— Et Snowball est indépendant, au moins, renchérit Thalia en faisant défiler des photos de son animal de compagnie.

— Veinarde.

Jim se laissa aller dans son siège, le regard rivé à une vidéo du chat blanc qui s'était lancée sur le téléphone de sa sœur. Un an que Snowball logeait chez Ethan, depuis que Thalia l'avait eu pour son dixième anniversaire.

— Et, tout à l'heure, reprit-il d'un air songeur, t'as parlé de candidatures pour des collèges ? Tu vas pas aller dans un collège du centre-ville ?

— Je tente ma chance à l'école de S.U.I.

— Quoi ? s'étrangla son frère en se redressant sur la banquette arrière. Mais pourquoi ?

Surprise par l'expression inquiète qui rongeait les traits de Jim, Thalia haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? C'est l'un des meilleurs collège-lycée du nord de la Californie. Pour les universités, c'est bien.

Jim dévisagea sa sœur en déglutissant péniblement. Tout juste onze ans et elle se projetait déjà dans les études supérieures.

— Mais tu vas faire le cursus général, hein ? Pas celui de S.U.I.

— Évidemment, soupira Thalia d'un air exaspéré. Le sport, j'aime pas ça.

Comme Ethan souriait en observant sa fille dans le rétroviseur intérieur, Thalia lui rendit sa mimique.

— Désolée, papa.

Jeremy observa sa sœur et son père tour-à-tour sans comprendre. En remarquant son manège, Thalia lui agrippa le bras pour déclarer avec enthousiasme :

— Ben oui, tu sais pas ! Papa est prof de sport à l'École.

— Quoi ? s'étrangla de nouveau Jim.

— D'EPSA, plus précisément, prit soin de nuancer Ethan d'une voix tranquille.

— Mais...

— À temps plein à partir de la rentrée, ajouta Thalia sans se départir de son sourire. Pour l'instant, c'est que le matin.

Médusé, Jim digéra l'annonce pendant quelques secondes avant de s'enquérir :

— Mais et ton boulot à la A.A ? Avec Mike ?

— Je continue de travailler à la A.A les après-midis. Mais comme l'a dit Thalia, en septembre, je serai à temps plein à l'École. Mike reste à la A.A.

— La vache. OK. (Devant la moue vaguement agacée de sa sœur, il s'éclaircit la gorge.) Euh, c'est cool.

Ethan sourit de son hésitation et déclara :

— J'avais besoin de changement. M. Scott, le directeur, m'a proposé d'assister des profs d'EPSA pendant un temps. Puis j'ai décidé de m'y consacrer pleinement.

Jim ne trouva rien de pertinent à répondre. Il était encore trop surpris. Il imaginait son père à la place de M. Cross, qui occupait le même poste. Un sifflet autour du cou, un filet de ballons aux pieds. L'image le fit sourire vaguement.


Ils arrivèrent à Modros en milieu de matinée. La boule d'appréhension dans l'estomac de Jeremy remonta jusque dans sa trachée lorsqu'ils s'enfoncèrent dans Down-Town. Il n'avait pas passé suffisamment de temps dans le centre-ville pour remarquer d'éventuels changements. Pour autant, la simple idée d'être de retour dans la ville qui l'avait vu naître et grandir le faisait frémir.

Maria les conduisit directement à la résidence où vivait Ethan. Elle-même habitait à Dourney, avec son petit-ami, mais ils avaient prévu de retrouver Ellis et Mike à Down-Town. Une fois la voiture garée à proximité de l'entrée de la résidence, Jim récupéra sa veste puis emboîta le pas à sa sœur. Il avait honte de ne pas reconnaître le chemin. Il n'avait passé que deux semaines chez son père, plus d'un an en arrière, mais il s'en voulait. L'idée qu'il ait pu effacer son ancienne vie en arrivant à la Ghost le minait.

— Jeremy ?

Thalia venait de glisser son bras sous le sien. C'était une habitude qui datait de leur enfance, lorsqu'ils rentraient à pied de leur école de Seludage et voulaient se rassurer mutuellement au milieu des ruelles mal famées. C'était à présent superflu puisqu'ils étaient tous les deux plus grands et placés dans un environnement plus sûr. Pour autant, ni l'un ni l'autre ne chercha à casser l'initiative.

— Tu vas voir ta nouvelle chambre, déclara Thalia dans l'espoir de le rassénérer.

Son frère se crispa à cette mention. Il s'efforça pourtant de suivre l'adolescente sans rechigner jusqu'au portail de la résidence. Trois immeubles de quatre étages s'élevaient au-delà d'une cour de béton ponctuée d'arbres solitaires. En la traversant, Ethan et Thalia saluèrent des voisins de passage. Leur regard curieux posé sur Jim le fit se sentir comme un étranger, un intrus.

Ses parents et sa sœur le précédèrent à l'intérieur de l'immeuble. Chaque marche ajouta une bille de plomb dans son estomac. Trois jours plus tôt, Jeremy se préparait pour un gala de négociation aux côtés des Sybaris. Même si l'espoir de retrouver sa famille ne s'était jamais complètement tari, il ne pouvait pas nier qu'une part de lui-même s'était résignée à vivre avec son oncle. Se retrouver projeté d'un univers à un autre en quelques jours le faisait vaciller.

Au quatrième, il n'y avait que deux appartements. Jim lorgna la plaque des voisins dans la vague idée d'amoindrir son appréhension. Passerait-il la plupart de son temps ici, à présent ? Ou irait-il vivre avec sa mère ?

— Snowball !

L'exclamation enjouée de Thalia le tira de son observation. Jim se décala pour mieux voir l'animal qu'étreignait sa sœur. Comme son nom l'indiquait, c'était une boule de fourrure blanche aux poils mi-longs. Le chat renifla l'air, curieux des nouvelles odeurs qui pénétraient dans son territoire. Jeremy s'approcha avec prudence avant de tendre ses doigts. Snowball huma sa main puis s'en détourna allègrement.

— Super, ton chat, Thallie, grinça-t-il en dépassant l'intéressée pour mieux considérer son environnement.

Même si ses souvenirs de l'appartement étaient flous, Jim était persuadé qu'il y avait eu du changement. Des photos et tableaux décoratifs habillaient les murs du salon-cuisine, le canapé et la table basse avaient été remplacés par des versions plus modernes et colorées. Des livres traînaient sur le guéridon et la console d'entrée croulait sous un étonnant mélange de lettres, clés, stylos et piles usagées.

— Installe-toi tranquillement, intima Maria à son fils en lui frôlant le bras.

Jim hocha la tête en accrochant sa veste au porte-manteau. Un fond de nausée lui piquait la gorge. Tout était si différent du quotidien qu'il avait connu pendant un an et demi. Les odeurs, moins aseptisés. Les couleurs, plus chaleureuses.

— Si vous avez faim, je peux faire des œufs brouillés, proposa Ethan en s'approchant de la cuisine. Mike et mon père arrivent pas avant treize heures, ils doivent apporter les pizzas.

— Pizzas, répéta Thalia d'un air rêveur en déposant Snowball sur le canapé.

— J'dirais pas non aux œufs brouillés.

Jeremy s'était avancé vers son père, lorgnant tour à tour bibelots, meubles et objets du quotidien. Les magnets sur le frigo, un post-it indicatif laissé près du micro-ondes, un mug abandonné dans l'évier. Ces banalités lui rappelaient cruellement son absence, tout en le rassurant. Sa famille était une famille comme les autres, quelque part. Avec ses petites habitudes, ses manies, ses bizarreries. Il ne lui restait plus qu'à les apprendre pour y participer à son tour.

Dans le petit espace cuisine, Ethan s'empara d'une poêle.

— Allons-y pour les œufs. Thalia, tu montres sa chambre à ton frère ?

La jeune fille, qui venait de quitter ses tennis et sa veste, bondit vers la porte du bureau. Du moins, c'était encore le bureau quand Jim avait passé quelques temps chez son père.

— J'imagine que tu as pris mon ancienne chambre, lâcha-t-il en observant le couloir qui donnait sur la salle de bains et les deux autres chambres.

— Oui. (Avant qu'elle puisse ouvrir la porte de l'ancien bureau, Thalia se tourna vers son frère en grimaçant.) Ça te dérange ?

— Non, tu rigoles ! T'en avais plus besoin que moi.

Même si c'était vrai, logique, une part de Jeremy s'emplit d'amertume. Son père n'allait pas déménager juste pour lui et l'ancien bureau pouvait très bien être transformé en chambre. C'est d'ailleurs ce qui s'était passé. Pour autant, être constamment rappelé de son absence des derniers mois enfonçait plus profondément Jim dans le désarroi.

Thalia s'effaça pour le laisser entrer. La pièce, sous les toits, était biscornue. Le plafond s'inclinait vers le bas, au-dessus d'un matelas disposé à même le sol. On avait poussé un bureau neuf près de l'unique fenêtre. Il y avait une petite commode entre le lit et le mur ainsi qu'une armoire étroite pourvue d'un miroir. Des tas de vêtements étaient empilés sur le matelas.

— On a pas osé faire la déco, lui apprit Thalia en se glissant dans la chambre après lui. Tu la feras toi-même.

Sans se préoccuper de ce que dirait son frère, elle se laissa tomber sur le matelas. Une pile de vêtements s'écroula sur elle au passage. Elle en profita pour récupérer un t-shirt gris simple et le montrer à l'adolescent.

— Papa et maman t'ont acheté plein de vêtements. (Comme Jim l'observait sans rien dire, trop hébété pour réfléchir correctement, elle enchaîna d'un ton contrit :) Ils savaient pas quelle taille tu ferais, alors tu feras le tri de ce qui te va pas.

Maria s'était approchée à son tour. Elle glissa une main sur l'épaule de son fils et demanda :

— Alors ? Ça te va ?

Jeremy quitta sa sœur des yeux pour considérer sa mère. Les réminiscences d'inquiétude sur le visage de Maria étaient petit à petit remplacées par le contentement et le soulagement.

— O-Oui, ça va. Mais... je vais plus vivre avec toi ?

La question resta à moitié bloquée dans la gorge de l'adolescent. Il ne voulait pas avoir l'air d'un petit garçon déboussolé. C'était pourtant ce qu'il ressentait et Maria le perçut sans mal. Elle pâlit puis lui serra le bras avec douceur.

— Je vais tout t'expliquer, mon chéri. Dans un premier temps, il vaut mieux que tu dormes chez papa.

Peine et surprise scellèrent les lèvres de Jim sur les centaines de questions qui gigotaient sous son crâne. Il assaillirait sa mère de ses interrogations plus tard. En attendant, il avait une toute nouvelle chambre à explorer. Des vêtements à trier, des marques à graver.

Un tout nouvel univers à appréhender.

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