- Chapitre 49 -
Lundi 3 mars 2025, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
Ce n'était que leur troisième cours d'histoire avec le remplaçant, mais Ryusuke l'appréciait déjà beaucoup. Il n'avait pas encore trente ans, ce qui facilitait l'échange avec les lycéens de dernière année, mais ce n'était pas tout. À chaque leçon, il avait prévu une partie plus ludique à base de quizz en ligne ou de débat entre élèves. Certes, ils sortaient avec un peu en retard de classe, mais c'était un mal pour un bien aux yeux de Ryu.
Quand la sonnerie retentit, M. Grace porta un regard déçu à l'horloge électronique avant d'abaisser l'écran de son ordinateur portable. Ryusuke rassembla lui aussi ses affaires avec dépit. Comme c'était le dernier cours de la journée, il en profita pour s'avancer jusqu'au bureau du professeur. M. Grace sourit en l'apercevant, le bleu glacé de ses yeux toujours contrebalancé par l'obligeance inscrite sur son visage.
— Pas de débat, cette fois ? se désola Ryu avec petit rire.
— Désolé, souffla le prof en lorgnant les rares élèves qui tardaient. Si tu trouves des camarades assez passionnés pour finir dix minutes plus tard, tu auras ton débat au prochain cours.
— Je suis sûr qu'Emily voudrait bien. (Ryu remarqua l'intéressée sur un côté de la salle, mais elle était occupée à ranger ses affaires.) Et même Jeremy.
Son ami l'attendait avachi sur son bureau. Au fil des ans, la manie de Ryu de discuter avec leurs professeurs ne s'était pas tarie. Jim avait fini par se résigner. Et ce n'était pas si mal, parfois. Touchés par la curiosité de Ryu, certains enseignants leur soufflaient des indices sur les chapitres à réviser pour les contrôles ou sur ce qui les attendait au programme.
— Dites, reprit Ryu d'une voix engourdie, vous allez rester jusqu'à la fin de l'année ? Je vous trouve beaucoup plus pédagogue que notre ancienne prof.
Les lèvres minces du professeur s'étirèrent. Il tripota à son poignet un bracelet tressé aux tissus ternis par les années avant de répondre :
— À priori, le congé maternité de votre prof d'histoire doit se poursuivre jusqu'à cet été. Alors j'imagine que oui. (Comme les traits de Ryu s'illuminaient, M. Grace ajouta avec empressement :) Enfin, je suis prof depuis quelques années seulement. Je sais pas s'ils vont me laisser gérer une classe de dernière année, avec les examens qui vous attendent.
— Je croise les doigts, en tout cas, s'extasia Ryu en levant un index et un majeur qui se chevauchaient. Bonne soirée, M. Grace.
— Bonne soirée, Ryusuke.
Il venait d'atteindre le bureau de Jim pour lui secouer l'épaule quand leur prof remplaçant lança depuis l'estrade :
— Au fait, je viens du public à la base. Et on me laissait être beaucoup plus... proche avec les élèves. (Avec une moue gênée, il passa une main dans sa masse de cheveux noirs.) Je demandais à mes élèves de m'appeler Zach. Ça facilite le contact. Si ça ne vous dérange pas...
— On vient du public aussi, le rassura Ryu d'un air entendu. Alors, pas de soucis.
Après avoir baillé longuement, Jeremy s'extirpa de sa chaise et considéra le professeur.
— Vous êtes cool. (Sans plus de formalités, il tourna les talons.) Salut.
Ryu adressa un sourire d'excuse pour son ami et le rejoignit dans le couloir. Il baillait de nouveau, les yeux embués. Comme l'anniversaire de Jeremy tombait en semaine, ils s'étaient tous retrouvé pendant le week-end pour le fêter en avance. Mais il fallait croire que Jim récupérait moins bien que sa bande d'amis.
Trop ensommeillé pour faire attention à son chemin, Jim bouscula une élève qui traversait en perpendiculaire. Son sac-à-dos – qui tenait sur une seule épaule – glissa au sol tandis qu'il perdait l'équilibre à son tour. Ryu bondit pour agripper sa veste et l'empêcher de s'étaler au milieu du couloir.
— Mais t'es toujours un aussi gros naze, c'est pas vrai.
La voix rêche crispa Ryu, mais elle déclencha chez Jeremy un abrutissement inhabituel. Avant que Ryusuke ait pu s'interposer entre les deux pour calmer la tension, son ami sauta à moitié sur l'inconnue. Elle poussa un grognement excédé tandis que Jim émettait un étonnant bruit de gorge à mi-chemin entre le geignement et le cri de joie. Quant à Ryu, il resta coi d'incertitude.
— Becca, oh bordel, s'étrangla Jim d'une voix qui menaçait d'éclater. Oh putain j'y crois pas.
— Jeremy, tu m'écrases, contra l'intéressée avec fermeté. T'as grandi, abruti.
Ils finirent par se séparer ; Jim avec un sourire incrédule, Rebecca avec un rictus agacé. Ryu ne se détendit pas pendant qu'ils se toisaient en silence. Une tension électrisait le couloir vide de toutes discussions.
— Tu m'as manqué, grand gamin, souffla alors Rebecca en faisant tomber son masque de glace.
— Toi aussi, lui retourna Jeremy d'un ton aussi tremblant que ses jambes.
Les cousins échangèrent un sourire de connivence, leurs yeux remplis d'étincelles espiègles. Comme ils se faisaient face, Ryu n'apercevait pas complètement leurs visages, mais la ressemblance le bouscula. Il y avait dans la silhouette élancée de Rebecca un écho de celle de Jim. Dans son regard féroce la hargne qui pouvait habiter son ami. Les lignes de leur mâchoire, de leur nez, de leur front et de leurs pommettes étaient tracées selon un même code.
Consciente de la présence de Ryu, Rebecca Sybaris finit par se tourner vers lui. Bien qu'elle ait abaissé sa muraille de fer et de glace, il demeurait quelque chose d'inflexible chez elle. Si l'ambre de son regard lui était familière, elle avait un éclat acéré qu'il n'avait jamais vu chez Ethan ou son ami.
— Ryusuke, entama l'adolescent en se rappelant les fondamentaux de la politesse. Ravi de te rencontrer Rebecca.
— De même, répondit la jeune femme avec concision. Jeremy m'a pas mal parlé de toi.
— En bien, j'espère.
— Non, en mal, tu sais que c'est son genre.
Ryusuke accueillit l'humour pince-sans-rire d'un grand sourire. Même si Rebecca était loin d'afficher la sympathie des Wayne-Hunt, l'authenticité un peu brute qui se dégageait de ses mots et de son attitude le rassurait. Il préférait être rudoyé par une franchise sans malveillance qu'être choyé par une hypocrisie douce-amère.
— T'es là depuis quand ? intervint Jim qui s'était presque mis à tressauter d'excitation. Tu me cherchais ?
— Depuis quinze minutes à tout casser. Je te cherchais, oui, mais tu m'aies rentré dedans.
— Le destin, affirma Jeremy avec grand sérieux en ramassant son sac.
Sa cousine ricana, les bras croisés sur la poitrine. Même s'il se savait indélicat, Ryu ne pouvait s'empêcher de la dévisager. Ils se ressemblaient tellement. Il avait déjà vu des photos, mais la réalité le criait bien plus fort. Thalia aurait eu l'air d'une étrangère, à côté d'eux.
— Plus sérieusement, qu'est-ce que tu fais là ?
— Je suis venue avec mon père et d'autres personnes de la Ghost. On doit discuter des derniers préparatifs du projet Réseau. (Comme son cousin acquiesçait d'un air sombre, elle ajouta d'une voix plus tendre :) Et bon anniversaire, gros naze. Bienvenue dans la majorité.
— Merci. (Il se tapota le visage avec une moue songeuse.) Pas senti de grand changement encore.
Alors que sa cousine levait les yeux au ciel, Jim se raidit.
— Attends, ton père ? Putain, il...
— Il est au Centre, le coupa Rebecca en devinant la nature de son inquiétude.
Les traits de Jeremy retrouvèrent une consistance. Emporté par la joie de retrouver sa cousine après trois ans de séparation, il en avait effacé ce que son arrivée signifiait vraiment. Le projet Réseau. La Ghost Society. Les Sybaris.
Avant de laisser une colère écœurante s'emparer de lui, Jim prit sa cousine par le bras.
— Je peux te présenter à ma famille ?
Rebecca serrait les dents alors que son cousin l'entraînait à travers les couloirs et escaliers de l'École. Tout cet espace était un peu renversant. Elle ne fréquentait plus le centre de formation de la Ghost depuis deux ans, mais ses années d'étude enfermée dans un lieu semi-enterré ne s'oubliaient pas aussi facilement.
L'École brillait. Sous le soleil californien, ses bâtiments aux façades claires, aux toits gris foncé et aux nombreuses fenêtres illuminaient la cour, les terrains d'entraînement et le gymnase. Elle s'était sentie petite en franchissant le poste de sécurité aux côtés de son père. Rassurée, en même temps. Il valait mieux que le projet Réseau se déroule ici. D'un point de vue logistique, il y avait plus de place, un internat prêt à accueillir des élèves et des terrains d'entraînement tout autour de la ville.
— Jeremy, entama-t-elle alors qu'ils grimpaient une volée d'escaliers, tu es sûr que...
Elle se tut lorsqu'il lui jeta un sourire enthousiaste par-dessus son épaule. Elle ne voulait pas effacer ça. Pas effacer ces étincelles dans ses yeux expressifs, ces fossettes étrangères dans ses joues. Les Sybaris et le centre de formation l'avaient bien assez fait pendant un an et demi. Il avait étouffé le feu de sa propre existence pour s'adapter. S'était réduit à l'état de cendres pour donner aux Sybaris les flammes maîtrisées dont ils avaient besoin.
Il brûlait, brillait, de nouveau. Rebecca ne voulait surtout pas souffler sur cette lumière. Alors elle se laissa mener, même si ses propres flammes vacillaient à cet instant. Elle n'était pas sûre d'être prête à rencontrer la famille de Jim. Ses parents. Sa sœur.
Lorsqu'Edward avec retenu Maria et sa fille captives, Rebecca n'avait jamais su ce qui se tramait tout près d'elle. Ainsi, même si elles avaient passé plusieurs semaines à proximité, elles ne s'étaient pas rencontrées. À vrai dire, Becca savait si peu de la famille de son oncle, en dehors des dires de Jeremy. Même cet oncle était un étranger. Elle avait vu des photos, jeté un œil discret sur des échanges de mails entre son père et lui. Mais, en vingt ans d'existence, Ethan ne s'était jamais trouvé dans la même pièce qu'elle.
Dans un geste de réconfort, elle voulut serrer le fourreau du poignard qu'elle portait habituellement à la ceinture. Sa main se referma sur du vide. Emplit son cœur du même abysse. Les vigiles au poste de contrôle l'avaient récupéré. Même en tant que Fantôme, Rebecca ne pouvait transporter ce genre d'armement dans l'enceinte de l'École.
Résignée, la jeune femme se contenta de se laisser mener par Jim. C'était un retournement de situation amusant. Trois ans en arrière, c'était elle qui jouait les grandes sœurs au sein du centre de formation pour le protéger. Elle examina ses épaules tandis qu'ils remontaient un couloir silencieux. Il avait grandi et pris en stature, bien entendu. Ce n'était pas tout. Il y avait toujours cette nervosité impulsive chez lui, mais elle était cadrée par un tempérament plus confiant.
Dans leur dos, Ryusuke suivait en silence. Rebecca lui adressa un coup d'œil, se détendit en remarquant la tendresse dans son regard sombre. Au fil des mois, Jim s'était confié à sa cousine à propos du désaccord qui l'avait opposé à son meilleur ami. Bien que Rebecca n'ait pas pu faire grand-chose à l'époque pour le soulager, elle était rassurée que ces deux-là se soient rabibochés.
Au bout de quelques mètres, Jeremy s'arrêta brutalement. Comme il n'avait pas prévenu, le nez de Rebecca rencontra désagréablement son dos. À peine conscient de sa maladresse, Jim pivota sur ses talons.
— C'est la salle des profs. (Il leva le poing, prêt à frapper, avant de stopper son geste.) Euh, t'es OK pour rencontrer mon père, au fait ?
— C'est maintenant que tu demandes, abruti ?
Il piqua un fard, se tassa sur place. Rebecca soupira avant de donner un coup de menton vers la porte.
— Ton père est là, tu es sûr ?
— Il reste toujours un moment en salle des profs à la fin de journée.
La jeune femme hocha la tête, croisa les bras sur sa poitrine pour se donner contenance. Elle avait évolué au milieu des Sybaris, affronté les tornades de leurs colères, le blizzard de leur mépris, les séismes de leurs disputes. Ethan était un tapis de feuilles mortes, elle le savait grâce à Jim. Un sol stable, souple, à la douceur nostalgique.
Elle avait pourtant le trac. Roulé en boule au creux de ses tripes. Logé confortablement en haut de sa gorge.
— Appelle-le.
Rebecca fut plutôt satisfaite de constater que sa voix portait toujours autant. Son cousin hocha la tête avec reconnaissance avant de frapper à la porte. Un homme chauve aux épaules larges leur ouvrit. Dévisagea les trois jeunes gens à tour de rôle.
Ses yeux bruns s'attardèrent sur Rebecca, se plissèrent avant de s'écarquiller. Sans commenter, il expédia un bref rire moqueur avant de se tourner à demi.
— Ethan, c'est pour toi.
Quelques éclats de voix. Jeremy recula, prêt à introduire sa cousine à son père, mais une femme apparut à la place d'Ethan. Il la reconnut une demi-seconde avant qu'elle ne lui saute au cou.
— Oh, Jeremy !
Le parfum de Myrina lui satura les narines et ses cheveux lui chatouillèrent le visage, mais il s'en moqua bien. Il referma les bras sur le dos de la femme, un geste dont il n'avait jamais eu l'audace au centre de formation.
— Myrina, s'étrangla-t-il une fois séparés l'un de l'autre. J'suis trop content de te revoir.
— Moi aussi.
Après avoir emprisonné son visage entre ses mains parées de bagues dorées, Myrina profita de ses talons pour lui embrasser le front. Elle se tourna ensuite vers une Rebecca médusée.
— Je croyais que tu étais au Centre avec papa.
— Je me suis éclipsée discrètement, souffla Myrina d'un air conspirateur. Ton père peut bien assumer pour moi la présentation de la Ghost.
Elle quitta des yeux Jim et Rebecca pour considérer l'homme qui s'était approché en silence.
— Et puis, il y avait plus important. (Myrina considéra Ethan avec un sourire doux-amer.) Je n'avais pas vu mon cousin depuis des années.
Jeremy n'associait tellement plus son père aux Sybaris qu'il en oubliait parfois les liens familiaux, tangibles, qui les unissaient malgré tout. Ethan remercia son collègue avant de refermer la porte derrière lui. Une fois tous les cinq dans le couloir, Ryu en spectateur hésitant à quelques mètres, les Sybaris se sondèrent pendant un moment.
Après avoir claqué des mains, Myrina prit les devants.
— Ethan, je te présente ta nièce, Rebecca.
— Enchanté, avança l'homme avec un petit sourire à l'adresse de la jeune femme. Je suis navré que nous n'ayons pas pu faire connaissance avant.
— Pas de soucis, répondit-elle par automatisme, plus troublée qu'elle ne voulait le reconnaître.
Était-ce ainsi que s'était senti Jim en rencontrant Edward pour la première fois ? Cette impression d'inconnu familier. De repères sans en être. D'image troublée. Un clone au regard moins acéré, au rictus moins dur, à l'expression plus pensive.
— On peut peut-être parler ailleurs ? suggéra Jeremy en profitant du silence qui s'installait. Faut qu'on retrouve Thalia, aussi.
— Tu sais où elle est ?
La pointe d'inquiétude qui perça dans la voix d'Ethan serra le cœur de Rebecca. C'était une intonation qu'elle n'avait entendue dans celle de son père qu'à quelques reprises. Mais ces occasions avaient été suffisantes pour la marquer. Pour qu'elle reconnaisse ensuite cette inflexion particulière.
— Sûrement au tutorat, répondit Jim avec un haussement d'épaules.
Ethan hocha la tête, salua d'un sourire Ryusuke qui attendait plus loin dans le couloir. Après avoir jeté un coup d'œil à sa cousine et à sa nièce, il proposa :
— On doit fêter l'anniversaire de Jem au restaurant ce soir. Ça vous dirait de venir avec nous ?
Désemparée par la proposition, Rebecca consulta Myrina. La femme lui accorda un léger mouvement du menton avant de répondre :
— Ton imbécile de frère va sûrement tirer la tronche, mais nous acceptons avec plaisir.
Les traits d'Ethan se crispèrent à la mention d'Edward, mais il eut la courtoisie de sourire.
— C'est un mal bien faible par rapport à ce qu'il a pu me faire. Je pense qu'il s'en relèvera.
Sans ajouter quoi que ce soit, il entreprit de mener la marche jusqu'à la sortie. Rebecca suivit le groupe sans être capable de quitter son oncle des yeux. Sa différence caractérielle avec Ed était aussi frappante que leur ressemblance physique.
Après quelques minutes, Rebecca fut toutefois amusée de constater que leur démarche avait quelque chose de similaire. Un peu prudente, sans manquer d'assurance pour autant.
Elle garda cette constatation pour elle. Une constatation qui remplaça sans mal la boule de malaise nichée dans son ventre et sa gorge. La sensation était beaucoup plus douce.
***
Si jamais, pour l'anecdote, le prof que l'on voit au début est le héros d'un autre de mes romans, The Debt. Je voulais faire un clin d'œil et comme les histoires se déroulent aux États-Unis à quelques années près, je me suis dit que c'était l'occasion !
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