- Chapitre 48 -
Vendredi 14 février 2025, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
Les oreilles baignées par la musique, plongée dans l'ivresse intemporelle de l'écriture, Ivana faillit manquer les coups contre sa porte. Elle poussa son casque audio en arrière, son stylo figé au-dessus d'un cahier noirci de paragraphes.
— Jihane ?
Une voix s'éleva, étouffée par le battant. Une intonation et un accent similaires à ceux de sa mentor. Et même si son interlocuteur avait abaissé ses octaves, son timbre était encore trop grave.
Avec un sourire en coin, Iva se redressa sur son lit et lança à la cantonade :
— Entre, foutu imbécile.
Comme elle était retournée à son cahier, Ivana ne remarqua pas immédiatement le bouquet de fleurs dans la main de son copain. Elle en huma d'abord le contenu avant de redresser le cou, les yeux écarquillés. Jim n'avait pas lésiné sur le nombre. Une vingtaine de fleurs, d'au moins une dizaine d'espèces et tout autant de couleurs, avait été rassemblée dans une coupole de papier graphique.
— C'est ma mère qui l'a fait, souffla Jeremy en tendant le bouquet à la jeune femme. Je savais pas du tout quoi prendre comme fleurs. Je lui ai fait confiance.
— T'as bien fait, je sais même pas ce que j'aime comme fleurs. (Les yeux remplis de gratitude, Iva observa avec attention le jeu de formes et de nuances.) Mais c'est magnifique, merci. Ta mère est douée.
— Et passionnée. (Jim bascula les yeux vers le carnet rempli de lignes nettement tracées, s'en empara avant que sa copine puisse protester.) Comme toi. Alors, c'est quoi cette fois ? Quintuple meurtre ?
— Tu exagères, marmonna Ivana en quittant son lit. Je vais chercher un vase.
Tandis qu'elle disparaissait dans le couloir, Jeremy ôta ses chaussures, jeta sa veste aviateur sur la chaise de bureau et déposa ses affaires au pied du lit. Après s'être assis au bord du matelas, il prit le temps de lire quelques passages du carnet. C'était un récent, d'après le peu de pages remplies. Un nouveau roman ? Iva en avait déjà terminé deux.
Accaparé par la lecture de cette amorce de thriller, Jim ne remarqua pas tout de suite le retour de sa copine. Ivana profita de sa concentration pour humer les fleurs et chercher le meilleur endroit de sa chambre pour les exposer. Elle devait reconnaître que les élans romantiques de Jim n'étaient pas si déplaisants. Au cours des derniers mois, il avait eu plus d'une attention à son égard, de la simple lettre pleine d'affection glissée dans sa boîte à l'invitation dans un restaurant chic du centre-ville.
— Ça te plaît ?
Jeremy leva une moue coupable dans sa direction. Il savait très bien qu'Ivana détestait qu'on lise son travail avant qu'elle s'en estime satisfaite. Des deux polars qu'elle avait déjà écrits, il n'avait pu lire que la première moitié du plus ancien. Elle en était à l'étape de la réécriture, d'après ses dires.
— J'ai lu que quelques lignes, mais tu m'as putain de captiver, avoua-t-il en refermant le carnet. T'as un truc, ma chips la plus croustillante du paquet.
Ivana leva les yeux au ciel en s'approchant de lui. Comme Iva lui avait dégoté un surnom et toujours pas lui, Jeremy tentait une nouveauté à chacune de leurs retrouvailles. Bien entendu, le ridicule devait être au rendez-vous.
Comme elle poussait son cahier pour s'asseoir en tailleur à côté de lui, Jim se pencha pour l'embrasser. Après le froid de l'extérieur, la peau d'Iva lui semblait inhabituellement chaude.
— Je t'aime, chuchota-t-il sans trop s'éloigner de son visage.
— Je t'aime aussi, mon étincelle, murmura Ivana en reculant la tête. Mais tu sors des cours, là, non ? Va prendre une douche !
Son copain s'esclaffa, tira sur son haut pour le renifler.
— Je comprends pas, ça fait que trois jours que je le porte.
— Allez, va te laver. (Comme il se penchait sur son sac d'affaires pour récupérer des vêtements propres, Ivana s'enquit :) Et t'as souhaité bon anniversaire à ta mère, au moins ? Pas que je sois mécontente de t'avoir pour la Saint Valentin, mais...
— Je lui ai souhaité, la coupa Jim avec une moue boudeuse. Mais elle passe la soirée avec mon père à l'appart. Thalia est avec Grace et Jason.
— Oh. (Avec un sourire jusqu'aux oreilles, Iva lança d'un ton moqueur :) Donc tu penses toujours pas que tes parents...
— Comme dit mon parrain, ils sont adultes et font bien ce qu'ils veulent.
Avant que sa copine puisse insister, Jim afficha une grimace volontairement dégoûtée.
— Et je veux pas savoir ce qu'ils font.
— Tu sais très bien, se moqua Ivana alors qu'il poussait la porte de la salle de bains attenante. Qui sait, tu seras peut-être grand frère une deuxième fois ?
Jim rouvrit la porte qu'il venait de verrouiller. Son visage était orageux.
— C'est mort.
Il claqua le battant avant qu'Ivana puisse répondre. Amusée, elle récupéra son stylo et son cahier. Il était temps de retourner à son enquête, aux profusions de sang et aux nuits sans lune.
Installé à même le tapis à poils longs jeté aux pieds du lit, Jim observait Iva. À plat ventre, elle grattait son cahier avec une cadence et une précision qui étonnaient l'adolescent. À présent qu'ils se connaissaient bien, il n'aurait pas vraiment dû en être surpris. Ivana plongeait le cerveau grand ouvert dans tous ses projets. Elle emmagasinait les informations, les connaissances, les digérait pendant quelques jours avant de retranscrire le tout teinté de son intellect et de ses opinions.
Que ce soit dans ses activités d'association au lycée, ses cours d'arts martiaux avec Jihane, les réunions de préparation qu'elle tenait hebdomadairement avec son père, Ivana donnait tout. Jim en était fasciné, de cette énergie et de cette détermination. Il avait essayé de s'en inspirer au début, avant qu'Iva lui fasse remarquer qu'il ne faisait que s'épuiser dans une comparaison qui n'avait pas lieu d'être.
À quelques occasions, Jeremy avait craint qu'Iva le prenne pour un garçon trop simple, avec un déficit d'ambition et de curiosité intellectuelle. Mois après mois, discussion après discussion, Ivana avait rétabli la sérénité qui lui manquait. Elle ne voulait pas sortir avec un amas de matière grise, une liste d'objectifs de vie, un plan de carrière ou un critique artistique. Elle voulait aimer et partager avec un autre être humain, sur tous les plans de la vie.
Aimer ses sourires, ses chansons, ses petites attentions. Partager ses concerts, la chaleur de ses bras et les instants de doute.
— Jem, murmura Ivana relevant le cou, ça me fait bizarre quand tu me regardes comme ça.
L'adolescent s'agita sur le tapis, gêné d'avoir été pris sur le fait. Comme Ivana était toujours plongée dans une occupation, elle comprenait mal les minutes que pouvait passer son copain à observer les gens ou les événements.
— Ça me vide la tête quand je te regarde, expliqua-t-il, sûrement pour la dixième fois depuis leur rencontre. Et ça me fait du bien.
— Tu veux pas jouer ? lui proposa Iva avec un coup de menton en direction de la guitare sèche que Jeremy avait sorti de son étui sans y toucher. Me regarder, ça te fait du bien, tu dis ? Moi c'est t'entendre chanter.
Face à l'expression embarrassée de Jeremy, elle lui adressa un sourire mutin.
— C'est le deal. T'as le droit de me regarder écrire. Mais tu le fais en jouant.
— Marché conclus. (Comme il récupérait l'instrument pour le caler contre lui, Jim marmonna :) J'espère que ton père n'a plus de doutes sur la reprise de l'entreprise familiale. Rarement connu une personne qui négociait aussi bien.
Ivana rit de bon cœur sans arrêter d'écrire. La scène qu'elle avait entamée l'inspirait particulièrement. Il y régnait une tension en parfaite opposition à celle de sa chambre. Et cet antagonisme lui plaisait.
— Allez, joue.
Les premières notes s'élevèrent quelques secondes plus tard. Ivana adorait Wyatt et la symbiose qui s'en dégageait. Simplement, leur répertoire n'était pas forcément à son goût. Alors quand Jim prêtait sa voix pour interpréter les balades qu'affectionnait Ivana, elle s'évadait.
La voix vibrante de Jeremy n'était pas assez mise en valeur par les compositions de son groupe. Iva en avait même discuté avec Jason et Trice, mais ils ne savaient pas forcément comment faire. Tant pis, elle avait pris les devants. Sélectionné des morceaux où les chanteurs présentaient des similitudes avec son copain. Une gamme de notes de même taille. Des timbres harmonieux.
Une fois sa liste de chansons constituée, Ivana l'avait confiée à Jim. Son copain ne s'était pas intéressé à tous les titres, mais une grosse dizaine avait retenu son attention. C'était bien assez pour Iva. Et les concerts privés qu'il lui dédiait enveloppaient son cœur d'une douceur qu'elle n'avait jamais connue sous cette forme-là. Un refuge de sérénité qu'ils ne partageaient qu'à deux.
Au bout de la quatrième chanson, Jeremy repoussa la guitare pour boire un coup. Ses cordes vocales le tiraillaient. La dernière répétition avec Wyatt avait été éreintante. Alors qu'il revissait la bouteille, le dos calé contre le lit, la respiration d'Iva effleura son cou. Jim se redressa, mais ne bougea pas lorsqu'elle déposa un baiser sur sa nuque.
— Et voilà, marmonna-t-il d'un ton bougon en levant les bras. J'ai des frissons partout.
— Oh mince.
L'absence totale de culpabilité dans la réponse lui tira un sourire. Jeremy se retourna pour faire face à l'adolescente. Elle avait fermé son cahier et dénoué ses cheveux. Le mode écriture était terminé. Il glissa les doigts entre ses mèches souples, en apprécia le soyeux.
Ivana en profita pour lui agripper le bras et le mitrailler de mini-bisous. Comme elle remontait vers son épaule, les effleurements se muèrent en chatouilles. Il se retint de rire, bondit sur ses talons pour échapper à l'emprise de sa copine.
Comme ils échangeaient un regard en silence, Iva roula sur le dos et tapota la place disponible à côté d'elle. Jeremy ne tarda pas à la rejoindre, les yeux rivés au plafond. Comme elle calait sa tête dans le creux de son épaule, il chuchota avec difficulté :
— Désolé, Iva.
— De quoi ?
— De ça, grinça-t-il en se tournant sur le flanc pour l'observer droit dans les yeux. De pas être... Enfin, je crois que je suis prêt. Mais je suis pas entreprenant.
— Jem, c'est pas grave. Je te l'ai déjà dit. On va à notre rythme, tu te rappelles ?
— Oui. Mais tu dois en avoir marre d'attendre. Surtout si tu l'as déjà fait avec ton ex.
— Parce que c'est une compétition maintenant ? le rabroua-t-elle sans méchanceté. Vous êtes deux personnes différentes, aux dernières nouvelles. Y'a rien de choquant à que les choses se passent pas de la même manière.
Jim tenta une ébauche de sourire qui ne convainquit ni sa copine ni lui-même. Ivana soupira, passa une main sur sa tempe. Elle caressa la cicatrice sur son arcade avant de glisser le long de sa mâchoire.
— Ce sont tes cicatrices qui te bloquent encore ? murmura-t-elle en poussant son bras jusqu'à l'épaule de Jim. Ton dos ?
— Oui. J'ai pas envie de te dégoûter.
— Tu me laisses pas en juger, mon étincelle. (Elle remonta les doigts pour réaliser des mouvements circulaires sur sa nuque.) Et, de toute manière, tu sais que je te jugerai jamais là-dessus.
— Je sais, Iva. Mais ça peut te repousser. Et je comprendrais. Ma peau... c'est différent. C'est pas la même texture ou la même couleur.
— Mmh, à priori, c'est pas ton dos que je verrai, tu sais.
Les pommettes de Jim se teintèrent de rose, mais il accueillit la remarque avec un sourire. Iva n'en laissa rien paraître, mais c'était une petite victoire. L'intimité était un sujet délicat entre eux. Ivana ne reprochait pas à Jeremy son manque d'expérience ou sa pudeur. Mais il marquait un point à propos d'entreprendre des gestes d'affection. En dehors des étreintes et des baisers, Jim ne lui accordait pas grand-chose. Et Ivana devait reconnaître que ça commençait à créer un manque de contact physique et intime.
— Sans parler de passer aux choses sérieuses, reprit Ivana pour l'apaiser, j'aimerais juste savoir si... si déjà tu accepterais de me laisser voir. Et toucher.
— Tu parles bien de mon dos, là ?
— Tu vois que tu peux être détendu sur le sujet, le nargua-t-elle en se redressant en position tailleur.
Il l'imita, mais son regard avait adopté une teinte incertaine. Avant qu'Iva puisse le rassurer de nouveau, Jeremy agrippa le bas de son t-shirt et le passa par-dessus sa tête. Le sourire penaud qu'il lui adressa retira un poids des épaules d'Iva. Le stress lui mordillait douloureusement les tripes, mais Jim se raccrochait à la confiance qu'ils avaient bâtie.
Reconnaissante, prudente et troublée, Ivana se rapprocha pour l'étreindre d'un bras. Elle avait déjà remarqué à quel point sa peau était chaude en toutes circonstances. Cet hiver, sa tiédeur constante avait été un refuge. Et la raison de quelques protestations quand elle infiltrait ses mains gelées sous la veste de son copain.
— Ça te va, comme ça ?
Elle avait remonté son autre bras sur la partie droite – la saine – du dos de Jim. Elle patienta jusqu'à ce qu'il donne son approbation par voie orale. Alors seulement elle glissa ses doigts sur sa peau. En sentant ses vertèbres, elle ralentit puis s'arrêta franchement.
— Toujours OK ?
— Oui.
Les bras tremblants, Iva ferma les yeux en posant le menton sur l'épaule de son copain. Son premier « je t'aime » l'avait profondément émue. Mais ce « oui » avait une puissance toute aussi déstabilisante. Confier l'intensité de ses sentiments était une étape-clé. Confier la vulnérabilité de son corps en était une autre.
Jeremy n'avait pas menti, à propos de la texture. Sous la pulpe de ses doigts, elle sentit nettement le début des brûlures. Les greffes de peau avaient été nombreuses, pour réparer ce dos ravagé par les flammes.
Ivana traça un schéma mental de ses cicatrices. La circonférence, la naissance près de l'omoplate et la fin à la chute des reins. La façon dont elles narguaient sa colonne vertébrale et ses côtes. Les creux et les bosses. Les aplats et les vallons. Les montagnes des opérations à répétions. Le champ de bataille de mois d'hospitalisation.
— Iva ? murmura Jim d'une voix inquiète. Ivana ?
Quand elle rouvrit les paupières, elle remarqua les sillons cramoisis qu'elle avait déposés sur l'épaule de Jeremy. Ses ongles plantés dans sa chair. La colère, la peine. En silence, elle pleura le jeune homme qui craignait de la dégoûter. Elle pleura aussi le jeune garçon qui avait dû subir tout ça. Ne garda que la rage pour s'exprimer.
— Qu'Alexia Sybaris aille se faire foutre, hein ? gronda-t-elle tout bas en passant ses deux bras autour des épaules de Jim.
Désemparé, Jeremy ne répondit pas dans l'instant.
— Elle a détruit ta famille, continua Ivana d'une voix rêche de colère. Elle a bousillé ton corps et ton esprit.
— Pas que moi, avoua Jeremy en baissant le cou. Mon père et ma mère aussi.
Ivana cassa l'étreinte pour sonder le visage de Jim. Elle remarqua la rage glacée au fond de ses yeux vairons, s'en sentit rassurée. Derrière sa tristesse se tenait toujours la hargne vengeresse. Prête à surgir. Quand l'occasion viendrait.
La poitrine comprimée par un mélange de soulagement, de tendresse et de reconnaissance, Ivana plaqua les lèvres contre celles de Jim. Il se crispa, avala de travers quelques pensées et goulées d'oxygène, avant de réussir à se recadrer. Alors Jeremy agrippa l'épaule d'Ivana pour la stabiliser avant qu'elle ne s'effondre sur lui et plaça son autre main au creux de sa taille.
Jim avait oublié les brûlures ancrées à sa chair quand ils roulèrent ensemble contre les oreillers. C'étaient les brûlures des baisers, des caresses et des soupirs, à présent. La brûlure dans son cœur avait éclipsé Alexia Sybaris et tout le reste.
Il ne se consumait plus que pour Ivana.
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