- Chapitre 44 -
Vendredi 13 septembre 2024, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
Le siège de S.U.I s'élevait en arêtes métalliques froides et en façades de verre insondables. Le nez levé vers le ciel dégagé, Jeremy déglutit péniblement. Même si la tour était loin d'être la plus grande ou imposante de Down-Town, l'idée d'être lié à cet endroit le perturbait. Autour de lui, ses camarades de 7ème année s'agitaient avec impatience. Pour la première – et dernière – fois de leur scolarité, ils avaient l'occasion de visiter les bureaux de l'agence qui recruterait une bonne partie d'entre eux à la sortie de l'École.
Les deux classes de dernière année du cursus S.U.I étaient venues accompagnées de leurs professeurs d'EPSA. Ils s'efforçaient de recentrer les élèves qui tenaient difficilement en place. Un cours d'EPSA aurait bien calmé leurs ardeurs, mais la visite avait été programmée sur l'horaire habituel de la séance.
Des employés de S.U.I les attendaient dans le hall d'accueil pour donner les consignes, former les sous-groupes et prêter main-forte aux professeurs. Tandis que Jim et ses amis avançaient jusqu'aux salariés qui leur faisaient signe de ne pas boucher les portes battantes, il zieuta autour de lui. Ce n'était pas la première fois qu'il se rendait dans les locaux de S.U.I. Mais sa dernière visite remontait à l'époque où il n'avait pas encore le dos mangé de brûlures.
Incapable d'estimer si le hall avait toujours eu cette impressionnante luminosité due aux façades vitrées et aux imposants lustres contemporains qui surplombaient le comptoir d'accueil, Jeremy se laissa gagner par l'admiration. Il lui semblait que chaque chose était à sa place, sciemment calculée. Ici un tableau aux lignes abstraites pour casser la froideur du blanc et du gris qui dominaient les lieux. Par-là, des plantes grimpantes pour égayer les zones d'attente meublées de sofas en cuir noir.
Le comptoir en face de l'accueil était incrusté de LEDS cachées pour en faire ressortir la surface d'un blanc nacré. Derrière travaillaient des réceptionnistes à l'uniforme impeccable, mais au sourire chaleureux.
Alors que Jeremy ralentissait avec ses amis à proximité de l'un des employés qui s'occupaient de les accueillir, il sentit la curiosité titiller sa concentration. S.U.I avait-elle toujours été ainsi ? Cette façade polie, un peu sévère, qu'on adoucissait pour la rendre plus accessible ? À quel point Alexia Sybaris avait-elle participé à façonner son image ?
Une fois les sous-groupes formés, les élèves se répartirent entre les escaliers et les ascenseurs. Pendant qu'ils patientaient pour s'engouffrer dans une cage d'escaliers, Ryusuke se tourna vers son ami.
— Comment tu te sens ?
Avec une moue pensive, Jeremy haussa les épaules puis donna un coup de menton vers le mur derrière Ryu. Une tension s'installa entre les omoplates de l'adolescent quand il reconnut le visage austère qui lui rendait un regard implacable. Le même portrait que dans la salle d'attente du directeur. Un visage avec lequel son ami partageait quelques traits, quand on savait où regarder.
— Observé, lâcha finalement Jeremy avec un sourire dépité. Faut quand même être mégalo pour faire afficher sa face de partout.
— Elle l'est aussi en vrai ? chuchota Ryu en considérant l'expression assurée du portrait.
— Je sais pas. (Comme leur groupe se mettait en mouvement, Jim se rapprocha de son ami.) J'ai pas trop eu le temps de lui parler quand je l'ai croisée. Elle voulait me coller une balle entre les yeux.
Ryusuke adressa une grimace consternée à son ami, qui frottait son front distraitement. Il préféra clore le sujet et se concentrer sur les marches métalliques qu'ils grimpaient en rythme. Pour Ryu non plus, ce n'était pas sa première visite dans les locaux de S.U.I. Depuis que Dimitri l'avait adopté, il avait eu l'occasion de passer des moments avec lui sur son lieu de travail. Comme la visite imposait un parcours et des horaires à respecter, Ryu se sentait frustré de ne pas pouvoir foncer directement à la section de la A.A où Dimitri était affecté.
Lors de la formation des sous-groupes, ils avaient été séparés de Tess et Valentina. Heureusement, Jason et Kaya se tenaient à leurs côtés. Six autres élèves de l'autre classe les accompagnaient. Et Manuel Cross, qui leur vociférait dessus pour qu'ils aillent plus vite dans les escaliers.
Ils débouchèrent à l'étage des salles d'entraînement. Ce n'était pas la partie la plus palpitante de la visite, puisque le reste se concentrait sur les bureaux de S.U.I, ceux de la A.A et les zones de détente pour les employés. Pour autant, M. Cross prit soin de leur montrer les diverses salles qu'accueillaient le siège pour permettre aux agents de s'entraîner au quotidien.
Les adolescents retrouvèrent un peu plus d'entrain à la vue de la cafétaria et des salles de pause. Les babyfoots, billards et canapés rappelaient les mêmes pièces de vie commune qu'offrait l'École. La promesse de moments plus conviviaux au milieu de journées de travail qui ne manqueraient d'apporter leur lot de tensions et de déconvenues.
À l'étage des bureaux de S.U.I, ils croisèrent quelques agents en tenue de terrain – des uniformes plus légers et discrets que ceux des militaires – et d'autres en civil. Sans s'attarder à discuter avec l'un d'entre eux – des ateliers étaient prévus plus tard dans l'année – Manuel s'efforça au mieux de décrire leur travail quotidien.
Assommé par les explications, Jeremy se cala contre une cloison et croisa les bras. Il connaissait bien la différence entre les agents de S.U.I et ceux de la A.A. Il en avait fréquenté suffisamment pour connaître les diverses dimensions que prenaient leurs missions.
M. Cross arrivait au bout de ses explications quand Jim sentit quelque chose de pointu s'enfoncer dans son dos. Il sursauta, se retourna d'un bloc et glapit de surprise quand l'objet pointu traça une ligne bleue sur son avant-bras.
Un stylo-bille. Dans la main d'un Archer rayonnant.
— Salut, mon petit chou à la crème.
— Salut, bébé chat adorable.
L'agent de S.U.I s'esclaffa après avoir rétracté la bille de son stylo. En levant le nez d'un rapport barbant, il avait reconnu son collègue de travail du Farfalla. Comme l'occasion était trop belle, il s'était approché subrepticement dans son dos.
Archer bascula vers Ryusuke, agita les doigts.
— Salut, gueule d'ange.
— Salut, répondit Ryusuke en s'efforçant de masquer la gêne qu'avaient provoqué ces mots en lui.
Conscient du regard agacé de Jim et de celui embarrassé de Ryusuke, Archer leur flasha un sourire crâneur. Puis il tourna la tête vers le professeur d'EPSA qui avait commencé à s'éloigner dans le couloir.
— Bon, je vous embête pas plus. Pas envie que le chauve me hurle dessus.
— Tout le monde a eu ce prof ou quoi ? grommela Jim alors que Ryu suivait le mouvement.
— Ouais, c'est dingue, hein ? Plusieurs générations d'agents ont pris cher pendant ses cours.
Comme Jeremy toisait le dos de son professeur en fronçant le nez, Archer lui enfonça de nouveau son stylo entre les côtes.
— Allez, dégage E.J.
— Arrête de m'appeler comme ça, bordel. (Jim lui adressa un doigt d'honneur en rejoignant ses camarades.) Archie.
Le jeune homme lui adressa la pareille avec un sourire carnassier. Il aimait bien ce gamin.
Ne restaient que les locaux de la A.A. La partie la plus intéressante pour de nombreux élèves. Même si accéder à un poste de l'une des cinq branches de l'Acherontia Atropos était impossible en sortie d'École, cela restait un objectif partagé par les étudiants les plus compétents et ambitieux.
Alors qu'ils patientaient face aux ascenseurs, M. Cross attira leur attention et les avertit :
— Pas de bavardages, pas de chahut, vous vous éloignez pas et vous faites ce que je dis. Les agents de la A.A ont pas de temps à perdre avec des gamins mal élevés, donc faites-moi le plaisir de vous tenir correctement. Compris, mes gazelles ?
Comme ses élèves acquiesçaient du bout des lèvres, Manuel hocha la tête avec satisfaction. À l'arrière, Jeremy remarqua que le regard de son professeur s'attardait sur lui, fronça les sourcils. M. Cross se détourna de l'adolescent pour s'engouffrer dans l'ascenseur. Son visage serait familier à certains agents de la A.A. Comme son élève tenait à conserver secrets les liens qui l'unissaient à la famille Sybaris, Manuel ne pouvait qu'espérer qu'aucun agent ne remarquerait sa ressemblance avec Ethan. Après tout, son collègue professeur avait été un agent de la A.A pendant une quinzaine d'années.
Comme Manuel l'avait précisé, les bureaux de l'administration de la A.A étaient plus calmes que ceux de S.U.I. Plusieurs couloirs partaient du sas des ascenseurs. Des pancartes mentionnaient les cinq branches de la A.A avec des flèches directionnelles : surveillance militaire et intelligence économique, lutte contre la criminalité et le crime organisé, intervention armée en zone de conflits, traque et neutralisation de cibles prioritaires, protection civile rapprochée.
Le professeur consulta la brochure que lui avaient confié les secrétaires à l'accueil. On leur avait déconseillé de s'aventurer dans certaines parties pour ne pas distraire les agents. Alors qu'il s'interrogeait sur la direction à prendre, des échos de discussion leur parvinrent du couloir de la section de protection civile rapprochée. Un groupe d'élèves mené par l'un des employés de S.U.I approchait. Ils terminaient leur tour des bureaux de la A.A.
L'employé confirma à Manuel les zones à éviter et lui conseilla de prendre le couloir qu'ils venaient de quitter. Il n'y avait pas grand-monde dans cette partie des bureaux ; ils ne risqueraient donc pas de troubler le silence et le travail des agents.
Quand Ryusuke aperçut la pancarte « Section de protection civile rapprochée » il se tourna vers Jason avec des yeux brillants.
— C'est la section de ta mère, non ?
Gêné de sentir l'attention de ses camarades sur lui, Jason hocha la tête avec timidité. Non seulement c'était la section de sa mère, mais elle l'avait aussi prévenu qu'elle serait à son bureau lors de la visite.
Jason ne put s'empêcher de sourire quand Grace passa la tête par une porte entrebâillée dans le couloir. Sa mère attendit que les élèves soient passés pour s'avancer vers son fils. Ils s'étreignirent brièvement avant que la femme n'adresse un sourire aux amis de l'adolescent. Kaya, Jim et Ryusuke lui rendirent la pareil avec politesse. Certaine que personne ne regardait, Grace se permit de serrer le coude de Jeremy avec tendresse. Depuis que Maria vivait en colocation chez elle, ses enfants passaient régulièrement les week-ends et les vacances avec les Empkin. Thalia et Jim avaient rejoint sa famille au même titre que Jason pour Maria.
— Allez, filez, souffla Grace en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. M. Cross va se fâcher sinon.
— À ce soir, maman.
Grace embrassa son fils sur la joue avant de saluer les quatre adolescents de la main. Leur professeur s'arrêta quelques mètres plus loin, à hauteur d'une fontaine à eau. Il entreprit de déplier la brochure et de lire à voix haute quelques explications sur la section de protection civile rapprochée. Cette partie de la A.A employait des agents spécialisés dans l'accompagnement de personnalités importantes lors de leurs déplacements ou de réunions. Un service de gardes de corps auquel de riches figures de la ville faisaient souvent appel.
Alors qu'il terminait ses explications, Jeremy fronça le nez. S'il devait un jour intégrer la A.A, il se faisait la promesse que ce ne soit pas dans cette section. Notamment parce qu'Emily Hobs et Hugo Cowell rappelaient souvent à quel point c'était leur propre ambition professionnelle.
Jim s'était perdu dans la contemplation d'une nature morte encadrée au mur, au croisement de deux sections, quand un « psst » s'éleva derrière lui. Il adressa un regard dubitatif à Ryu, qui avait entendu aussi. L'adolescent recula de quelques pas, observa les alentours. Devant lui, M. Cross et le reste du groupe étaient plongés dans des explications sur la section de traque et neutralisation de cibles prioritaires.
Comme Jeremy tournait sur lui-même sans être capable de trouver la source du sifflement, une cloison coulissa du côté des bureaux. Même si la pièce était plongée dans le noir, Jim ne connaissait qu'une personne avec une silhouette aussi massive.
— Mike, soupira l'adolescent en vérifiant que son professeur n'avait pas remarqué le manège. Qu'est-ce que tu fous là ?
— Chut, grimaça son parrain en portant un doigt à ses lèvres. C'est Grace qui m'a dit que ton groupe passait par-là à cette heure. Je me suis débrouillé pour venir.
Jim zieuta la pancarte accrochée à côté de la porte coulissante. Une salle d'imprimantes et d'archives. Michael en occupait quasiment la totalité rien qu'en étant debout à l'intérieur.
— Espèce de psychopathe, grommela-t-il en jetant à l'homme un regard désapprobateur. T'es pas censé bosser ? C'est ça l'exemple que tu donnes ?
— Eh, comment tu me parles, sale gosse, geignit Michael en faisant la moue. J'ai juste dit à mes collègues que je prenais une pause-café.
Les bras croisés sur la poitrine, Jim haussa un sourcil moqueur.
— Une pause-café au milieu des imprimantes ? Intéressant.
Le sarcasme de l'adolescent n'ébrécha en rien l'air amusé de son parrain. Michael finit par tendre le bras pour lui agripper l'épaule.
— Viens par-là, mon p'tit gars.
Comme il ouvrait la bouche pour protester, Mike l'attira brutalement au creux de ses bras. Jeremy abandonna toute résistance – physique comme verbale. Il se sentait toujours gamin quand Mike le serrait contre lui. Difficile de penser autrement alors que ses orteils touchaient à peine le sol.
— Oh, salut Ryu... !
Michael venait de chuchoter – beaucoup trop fort à l'avis de Jim – par-dessus son épaule. Il lâcha son filleul pour étreindre Ryusuke à son tour. À présent tous les trois confinés dans la pièce, il restait difficilement de place pour accueillir une quatrième personne.
— La visite vous plaît ? souffla Michael en les observant tour à tour. Ryu, tu as encore grandi ?
— C'est sympa, oui, acquiesça le concerné avant d'ajouter : non, fini. Enfin, je crois.
Mike tapota le crâne de l'adolescent, plissa les yeux. Ryusuke dépassait Jim d'une demi-tête, mais il arrivait au nez seulement de Michael.
— Tant mieux. Je t'aime beaucoup, mon petit Ryu, mais il faudrait pas que tu aies l'insolence d'être plus grand que moi.
Ryusuke s'esclaffa. Ce n'était pas si bruyant que ça, mais, dans la petite salle exiguë, le bruit se retrouva amplifié. Les trois hommes se figèrent avant d'entendre la voix bourrue de Manuel s'élever :
— Hitori, Wayne, vous êtes où ?
Les deux amis échangèrent un regard déconfit sous celui pétillant de Mike. L'idée que M. Cross l'attrape en train de faire des cachotteries n'était qu'un doux rappel de sa propre adolescence. Ni une ni deux, il passa un bras autour des épaules des deux adolescents et s'éjecta en-dehors de la pièce. Jim et Ryu suivirent en poussant des exclamations surprises.
— M'sieur Cross, s'exclama l'homme d'un ton enjoué, ils sont adorables vos élèves.
L'air étonné du professeur qui cherchait les intéressés encore quelques secondes plus tôt se chargea d'électricité. Il dépassa le reste de ses étudiants, qui considéraient l'étonnant trio avec stupeur, pour se planter face à son ancien élève.
— Michael Lohan, siffla-t-il en plantant ses sévères yeux bruns dans ceux argentés de l'homme. À quarante ans passés, tu n'es toujours pas capable d'avoir un peu de tenue ?
— C'est tout ce qui fait mon charme, contra Mike avec un sourire mutin. Et me rappeler mon âge ne rend le vôtre que plus navrant.
— Ton numéro n'a jamais marché avec moi, soupira le professeur avant d'observer ses étudiants. On peut savoir ce que vous fabriquez, tous les deux ?
— Ils voulaient m'aider, expliqua Mike en relâchant son étreinte sur les épaules des adolescents. Je m'en voyais avec tous mes documents à porter dans les archives et ils ont juste voulu donner un coup de main.
Manuel considéra celui qui avait été l'un de ses élèves les plus turbulents avant de se tourner vers le reste du groupe. Ils sondaient Michael avec un mélange d'amusement et de crainte. Ses quasi deux mètres impressionnaient toujours malgré son attitude bon enfant.
— Wayne, Hitori, continuez la visite avec les autres. (Comme les amis s'éloignaient en gardant le silence, Manuel ajouta sèchement :) Et plus de distractions, maintenant.
Le professeur attendit qu'ils aient avancé de quelques mètres dans le couloir en direction de leurs camarades pour se tourner vers Mike.
— Si tu voulais pas attirer l'attention sur eux, Michael, il ne fallait pas leur sauter dessus en premier lieu. C'est quand même pas moi qui vais t'expliquer ce qu'Ethan essaie de protéger par rapport à sa famille.
— Mais ils sont adorables, contra l'homme en secouant la tête. Et Ethan est pas là. Y'a pas de raison que les petits camarades de classe de Jem se doutent de quoi que ce soit.
Manuel roula des yeux avant de gronder :
— Je te laisse ici, le fanfaron. Et ne t'avise pas de distraire mes élèves à nouveau.
— Pas mon genre, m'sieur. (M. Cross ignora le salut militaire que venait de lui adresser Michael.) Passez le bonjour à mon p'tit Eth', quand vous le verrez.
Alors qu'il laissait Mike derrière lui, M. Cross secoua la tête de dépit. Quand il retrouva ses élèves pour poursuivre la visite, ils eurent la surprise de deviner l'ombre d'un sourire sur le visage austère de leur professeur.
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