- Chapitre 22 -
Dimanche 18 décembre 2022, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.
La lumière se fit de nouveau. Ou, plutôt, le noir s'effaça de son esprit. Jeremy rouvrit les yeux, eut un instant de panique en constatant qu'il n'y voyait rien. La tête lourde, il bougea le cou avec précaution pour chercher une trace de lumière. Le mouvement lui arracha une grimace suivie d'un grognement de douleur. Alors qu'il se demandait pourquoi son cerveau semblait avoir été épinglé d'un côté de sa boîte crânienne pour laisser l'autre partie vide, il repéra une veilleuse dans le noir. Le petit point rouge d'un appareil électronique en veille.
Quelques respirations hachées plus tard, Jim finit par reconnaître le salon de la maison de Will. Le cuir sous ses doigts n'était rien d'autre que le canapé. Le silence était presque total dans la maison. Le tic-tac de l'horloge. Ses bougonnements de douleur. Puis une respiration.
Sur le qui-vive, Jeremy se redressa sur un coude. Il regretta à nouveau, serra les dents alors qu'un trait de souffrance traversait sa cage thoracique d'un flanc à l'autre. Bon sang, qu'avait-il bien pu fabriquer pour finir dans un état pareil ?
Une fois assis au bord du canapé, les mains plaquées sur ses côtes comme pour s'assurer qu'elles ne se feraient pas la malle au milieu de ses organes, Jim tâtonna la table basse à la recherche de son téléphone. Ses doigts frôlèrent plusieurs objets indiscernables dans le noir avant de sentir l'écran froid de son smartphone. La lumière, bien que faible par réglage automatique, lui brûla les rétines. L'adolescent jura, porta une main à son front. Une douleur lui avait vrillé la tempe gauche.
Un pansement couvrait son arcade. Il en suivit le contour du bout des doigts, osant à peine appuyer de peur de réveiller la douleur sous-jacente. Elle suintait sous sa peau, palpitait contre son crâne, vibrait dans sa paupière.
Pleinement réveillé par un pic d'adrénaline, Jim s'empara de son téléphone et le retourna pour éclairer la table basse. Ce qu'il avait senti dans le noir était constitué d'un petit tas de cotons ensanglantés, de papiers de pansements oubliés et d'une trousse médicale laissée ouverte.
— Merde, souffla-t-il en quittant le canapé pour contourner la table.
Il braqua son téléphone vers le fauteuil d'où il avait perçu la respiration. Ce n'était que sa mère, endormie sous un plaid. Plongé dans la confusion, il la dépassa sur la pointe des pieds pour rejoindre les toilettes. Nerveux, Jeremy inspira profondément à plusieurs reprises avant de se préparer à l'assaut de la lumière. Malgré ça, il geignit entre ses dents quand le plafonnier s'activa. Son crâne bourdonna tandis qu'il forçait son œil droit à s'accommoder.
Le petit miroir au-dessus des toilettes lui renvoya une triste image. Du sang tachait le col de son t-shirt. Un examen approfondi lui permit de remarquer des traces sur son cou, dont on avait nettoyé le plus gros.
Le plus inquiétant restait son visage. Une ecchymose avait déjà commencé à rougir sur la partie gauche, de son front à sa mâchoire. Une compresse protégeait son arcade sourcilière. Jeremy prit le temps de se rincer le visage et le cou pour gratter les dernières traces de sang. Après quoi, il tira avec prudence sur le pansement.
Les points étaient précis, nets et propres. Du travail de médecin, pour sûr. Will, sûrement. Une fois cette constatation faite, mille questions demeurèrent. Comment s'était-il ouvert l'arcade ? C'était une zone fragile du visage et Jim s'était déjà blessé ici lors de son séjour à la Ghost Society, mais ça n'expliquait pas le principal.
Sa paupière était gonflée, son œil injecté de sang. Par réflexe, Jim porta une main à sa tempe, tira sur la peau pour éclaircir sa vision. Un flash de douleur l'arrêta en plein geste, le fit à moitié trébucher contre les WC. Vu sa sensibilité à la lumière et au toucher, il avait peut-être une légère commotion cérébrale en prime.
Penché au-dessus de la cuvette, Jeremy fit le tri dans ses souvenirs. La journée était floue. Il se rappelait s'être réveillé puis s'être traîné jusqu'à la cuisine pour se verser un bol de céréales. Pour le reste... tout était mélangé, décousu. Un coup, il jouait de la guitare. Un autre, il se disputait avec Thalia.
La nausée le prit par surprise. Alors que Jim se vidait de son estomac, il se félicita mentalement de s'être rendu aux toilettes dans un premier temps. Après s'être débarbouillé de nouveau, il sortit de la pièce exiguë et retourna s'échouer sur le canapé. L'idée de grimper les escaliers pour rejoindre sa chambre était bien trop épuisante. Son corps perclus de douleur ne supporterait pas l'ascension.
Les escaliers. Le ventre de Jeremy se creusa. Son corps se mit à trembler alors que les souvenirs affluaient les uns sur les autres, embrouillés, emmêlés. Là un cri, ici une insulte. Puis le coup. Celui qui l'avait envoyé valdinguer dans les escaliers.
Après le noir de l'inconscience et le blanc des souvenirs, le rouge de la colère.
Jeremy fut prêt en cinq minutes. Chaussé de ses baskets, emmitouflé dans sa veste aviateur et son portable réglé en mode avion, il sortit sans faire de bruit. L'idée de rester une seconde de plus dans cette maison, où il ne s'était jamais senti chez lui, où un homme qu'il n'appréciait pas l'avait frappé, lui donnait la nausée.
Alors qu'il contournait la maison endormie pour en rejoindre l'arrière, Jeremy eut une pensée pour sa sœur. Plus tard, il viendrait la récupérer. Pour l'heure, Jim ne se sentait même pas capable de grimper les escaliers. Il foulerait les marches sur lesquelles il s'était assommé. Il longerait le couloir dans lequel William et lui s'étaient disputés. Il passerait devant la chambre de l'homme, sentirait tous ses poils se hérisser.
Il en était incapable.
Jeremy réintégra son esprit malmené une fois planté devant les vélos. Il y en avait deux, celui de sa mère et de Will. Le sien était chez son père. Tant pis, Jim ne se sentirait pas coupable pour un sou d'emprunter celui de William. Une fois de retour sur la route, Jim l'enfourcha et s'éloigna dans la rue silencieuse, guidé par les lueurs jaunes des lampadaires.
Son œil gauche rendait sa vision floue et ses membres ne se mouvaient pas en parfaite cohésion. Il aurait sûrement dû rester allongé, le temps de se reposer et de laisser son cerveau récupérer du choc.
Pourtant bien déterminé à prendre de la distance, Jim roula sans but pendant quelques minutes avant de réaliser qu'il lui fallait une destination. Au vu de son état, l'adolescent était incapable de pédaler toute la nuit. Alors qu'il réfléchissait à un potentiel refuge, son parcours inconscient le conduisit plus au sud de Dourney. Malgré quelques escapades à vélo pour tuer le temps quand il était chez Will, Jim ne connaissait pas bien le quartier. Il savait vaguement où se diriger pour retrouver l'École et la boutique de fleurs où travaillait sa mère, mais pas grand-chose d'autre. Certains de ses amis habitaient le quartier, comme Tess ou Jason, mais de là à...
Jeremy cessa de pédaler en passant à proximité d'un pâté de maisons. La côte légère finit par l'obliger à mettre pied à terre. L'éclairage public était faible, le temps brumeux, mais...
Un froid glacial s'empara de ses entrailles. Ses mains devinrent molles sur le guidon, tout son corps s'affaissa et menaça de lui faire perdre l'équilibre. Alors que son regard restait rivé à cette maison, à gauche du bloc d'habitations, Jim se sentit divaguer. Décolla du béton humide pour basculer dix ans en arrière. Le froid qui râclait sa gorge tandis qu'il prenait des inspirations hachées devint âcre, cendreux. Ses narines se bouchèrent, sa gorge se comprima. La fumée l'empêchait des respirer. Sous son épaisse veste, sa peau se couvrit de sueur. Il faisait bien trop chaud dans sa chambre. C'était pourtant le printemps et les soirées étaient encore douces. Pas étouffantes.
Le vélo bascula de côté et Jeremy avec lui. L'impact du béton contre son flanc le ramena à cette soirée de décembre. Prostré au sol, tremblant, Jim dut faire le tri de ses pensées pour se convaincre qu'il n'était plus enfermé dans sa chambre d'enfance, à attendre que les flammes le dévorent. Tandis que l'anxiété fusait dans ses veines, pulsée par un cœur furieux, il eut une pensée pour sa grand-mère. Pour cette femme qu'il avait rencontrée pour la première fois à la Ghost Society et qui était responsable de tout ça.
Davantage mû par la rage que par la peur, Jim se redressa, ignora la maison anonyme qui avait autrefois été la sienne et repartit à toute vitesse sur son vélo. Il s'efforça de faire abstinence des souvenirs brûlants et étouffants qui l'envahissaient, des picotements qui remontaient la partie gauche de son dos, là où il avait été grièvement brûlé.
Le cœur au bord des lèvres, l'épuisement au bord des yeux, Jeremy pédala quelques blocs de maison plus loin. Alors seulement il s'arrêta pour consulter son téléphone. Presque deux heures du matin. Les doigts tremblants de froid et de fatigue, il remonta une conversation de groupe jusqu'à tomber sur l'information qu'il recherchait. L'adresse postale de Rick, le père de Jason.
Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, son ami passait la semaine chez son père. Alors que Jim descendait du vélo pour le caler contre le mur arrière de la maison, il remercia les parents de Jason de s'être un jour séparés. C'était cynique, mais il était à ce moment-là bien content de trouver un refuge à proximité de chez Will.
Jeremy fit le tour de la maison. La nuit était trop avancée pour qu'il se présente à la porte d'entrée. Sans compter qu'il ne connaissait pas le père de Jason. L'adolescent réalisa trois tours complets avant de se décider pour l'une des fenêtres. Les rideaux étaient tirés, alors il ne distinguait rien du tout. Mais sur l'autre rebord de fenêtre était abandonné un verre rempli de mégots. Aux dernières nouvelles, Jason ne fumait pas.
Jim s'y prit à plusieurs fois pour réveiller son ami. Quand les rideaux s'écartèrent enfin, le visage pâle et stupéfait de Jason apparut derrière la vitre. Jeremy ne trouva rien de plus intelligent que de lui faire coucou. Après quoi, il lui fit signe d'ouvrir.
— Jim, souffla Jason d'une voix ahurie, ses yeux bouffis de sommeil hésitant entre s'écarquiller de surprise et se refermer immédiatement.
— Jay, le salua son interlocuteur en retour avec un sourire contrit. Euh, désolé de te déranger. Euh, je peux entrer ?
La demande laissa Jason pantois. Puis il recula d'un pas.
— Par la fenêtre ?
— Ouais, t'inquiète.
Jeremy se hissa sur le rebord de fenêtre avant de faire basculer ses jambes de l'autre côté. Il était temps d'arriver : son crâne s'était remis à bourdonner et à le lancer. Une fois réceptionné à l'intérieur de la chambre, Jason éclaira sa lampe de chevet. Les adolescents se retrouvèrent face à face, l'un en pyjama, l'autre tout habillé, les deux bien décoiffés.
— Ça va ? demanda finalement Jason après un instant. T'as une de ces têtes.
— Ouais. Je sais. (Sans plus de manières, Jeremy se laissa tomber sur la chaise de bureau de son ami.) Je peux squatter chez toi ?
— Ben oui. (Jason s'assit au bord de son lit, les mains entre les jambes.) Il t'est arrivé quoi à la tête ?
— Le copain de ma mère m'a frappé. Je suis tombé dans les escaliers.
Jason tressaillit et se redressa comme si on venait de le piquer. Il dévisagea Jim avant d'oser demander :
— C'est la première fois ? Qu'il te frappe ?
— Ouais. La fois de trop, ajouta Jeremy avec un rire nerveux, exténué.
Comme Jason pinçait les lèvres d'un air désolé, Jim observa son environnement. C'était la première fois qu'il découvrait la chambre de Jason chez son père. Et il la trouva étonnement dépouillée par rapport à celle de chez sa mère. Pas d'affiches de musique, de groupe ou de concert. Tout juste un tableau de famille où l'on voyait Jason plus jeune avec un homme qui devait être Rick. En faisant tourner la chaise à roulettes, Jim se retrouva face au bureau. Ici, il y avait un peu plus de Jason. Des médiators et un capodastre abandonnés. Des partitions, un cahier griffonné de paroles en vrac. Des photos de polaroid.
Piqué par la curiosité, Jeremy se pencha dessus. Il reconnut sans mal son ami et son sourire timide. À ses côtés se tenaient deux adolescents que Jim ne connaissait pas. Une fille noire aux tresses bordeaux et un garçon brun à l'embonpoint.
— Trice et Aiden, lança Jason par-dessus son épaule. Les autres membres du groupe. Tu sais, Trice est la cousine de Tess.
— Wow, lâcha Jim en s'emparant d'un autre cliché où on les voyait tous les trois au milieu d'enceintes, de câbles et d'instruments. Tellement stylé. Je vous ai jamais vus jouer.
— On garde ça pour nous pour l'instant, expliqua Jason d'une petite voix.
— C'est tellement cool, répondit Jim en se tournant vers lui. Tu me feras écouter vos chansons ? Votre groupe, il s'appelle comment ?
— Wyatt. Et, ouais, on te fera écouter.
Ils échangèrent un sourire complice. Jim en avait presque occulté son mal de crâne. Plusieurs mois qu'il était rentré de la Ghost Society, mais il avait encore tant à apprendre sur ses amis.
Une fois l'instant passé, Jason soupira puis tapota sa couette.
— J'ai pas de matelas en rab. Mais, si ça te dérange pas, on peut partager mon lit.
Jim acquiesça en retenant une grimace. La douleur vrillait de plus en plus fort à l'intérieur de sa boîte crânienne. L'idée de dormir ne lui déplaisait pas.
— Carrément.
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