- Chapitre 21 -

Dimanche 18 décembre 2022, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Thalia était à moitié plongée dans ses pensées quand elle grimpa les escaliers qui menaient à l'étage. De la musique s'échappait de sa chambre. À en croire les notes de guitare qui tintèrent à ses oreilles, son frère avait décidé de se servir de la pièce comme d'une salle de répétition.

Elle poussa la porte avec hésitation. Jim était avachi sur son matelas au sol, le dos calé contre le montant du lit de Thalia. Il lui jeta à peine un œil, replié au-dessus de sa guitare sèche comme s'il s'agissait d'un trésor. L'adolescente dut slalomer entre ses jambes tendues, son sac de cours ouvert et quelques médiators en vrac pour atteindre son bureau. Grommelant contre le bazar de Jim, elle fit un peu d'ordre au milieu de ses cahiers. Seulement deux jours qu'elle était en vacances et déjà les devoirs l'angoissaient. Les professeurs n'avaient pas lésiné sur les leçons et exercices à travailler pour la rentrée. Si Thalia voulait conserver ses bonnes notes, elle avait plutôt intérêt à s'y mettre dès maintenant. Prendre un peu d'avance sur le programme, pour ne pas être perdue quand les cours recommenceraient.

Malgré le niveau exigeant de l'École, Thalia tenait le rythme. Elle avait craint de ne pas être à la hauteur en intégrant l'établissement, mais ses bonnes habitudes de travail acquises tôt dans sa scolarité l'avaient maintenue hors de l'eau. En plus, elle pouvait compter sur son frère ou Will pour l'aider à apprendre ses leçons ou corriger ses exercices. Et, au-delà de tout ça, son rêve plus intime restait sa corde de sécurité. Au moindre dérapage, Thalia s'y accrochait de toutes ses forces pour ne pas lâcher. Si un jour elle cédait sa prise, ce serait toute une part d'elle-même qui disparaîtrait.

Un souffle contre son oreille. D'un geste machinal, elle remit ses cheveux en place et se tourna en grimaçant. Son frère était penché vers elle, l'air amusé.

— Je te parle, p'tit clown.

— Je travaille, grommela Thalia en indiquant son cahier ouvert.

Jeremy soupira en se laissant choir sur le lit de sa sœur.

— Thallie, on est dimanche. On est en vacances depuis deux jours. T'as le droit de t'amuser, tu sais.

— Parle pour toi, marmonna sa sœur en se détournant. T'es deuxième de ta classe. Pas moi.

Ça lui faisait tout drôle de dire ça. Elle qui n'avait jamais eu de difficultés à l'école. Qui avait ramené des A par dizaines à sa mère. Derrière l'étrangeté de la situation, il y avait une braise de jalousie. De honte. Décevoir ses parents sur le plan scolaire lui nouait les entrailles.

— Eh, lança Jim dans son dos en ricanant à moitié, c'est moi l'idiot de la famille je te rappelle.

— Arrête de dire ça. T'es pas bête. Tu travailles bien.

— Je t'ai déjà dit pourquoi. Mes notes vont bientôt baisser. J'en fais pas un drame, moi.

De colère, Thalia laissa échapper son stylo. Elle le regarda glisser sur son cahier jusqu'à rejoindre le milieu pour s'y bloquer. Tant de choses se pressaient contre ses lèvres, contre ses paupières.

Elle se tourna brusquement sur sa chaise, fusilla son frère du regard. Jim se figea en remarquant sa colère, comprit d'avance qu'ils allaient se disputer.

— Moi, j'ai un rêve, contra Thalia en élevant la voix. Et je dois être la meilleure pour y arriver. (Comme il ouvrait la bouche, elle ajouta encore plus fort, encore plus durement :) Toi t'en fous de tout ça, mais pas moi. C'est la différence !

— Je m'en fous pas, rétorqua sombrement son frère. Et je sais bien que t'as un rêve. Mais t'as pas besoin d'être la meilleure pour ça. C'est complètement con.

Thalia ne put s'empêcher de se sentir blessée. Et ils en furent tous les deux conscients.

— Crois-moi, ajouta promptement Jeremy en agitant les mains. T'as juste à continuer comme ça, Thallie. Tu es super douée.

L'adolescente se rembrunit sans quitter son frère des yeux. Douée. Chanceuse, peut-être. D'être née avec des facilités. D'avoir grandi avec une mère qui lui avait mis des livres dans les mains dès le plus jeune âge. De s'être découvert une véritable passion pour la lecture et de s'être cultivée en conséquence. Mais douée ?

Thalia n'était pas douée. Elle était chanceuse et bosseuse. Deux qualificatifs qu'elle comptait bien entretenir pendant ces vacances. Et ce n'était pas son frère qui allait lui mettre des bâtons dans les roues.

— C'est Will qui t'a dit ça ? reprit Jim en profitant du silence de sa sœur. Que tu dois être la meilleure ? Ben c'est n'importe quoi.

— Je suis pas douée. Je dois travailler.

Jim la dévisagea puis secoua la tête en comprenant qu'elle était sérieuse. Le découragement l'envahit. Sa sœur n'avait que onze ans ; l'idée qu'elle subisse déjà autant de pression l'attristait. Ajoutait à sa colère.

— Papa et maman te diraient jamais ça, ajouta-t-il à voix basse. Je suis sûr que c'est Will. Je sais qu'il est médecin et que c'est un exemple pour toi, mais...

En voyant que sa sœur se repliait sur-même, Jim se tut. Il touchait quelque chose. Appuyait sur une zone sensible. Peut-être les non-dits qui planaient entre Thalia et lui depuis un moment.

— Qu'est-ce qu'il y a, Thallie ? finit-il par demander d'une voix plus douce, plus soucieuse. Qu'est-ce que tu me dis pas ?

Les traits de Thalia s'affaissèrent alors qu'elle s'intéressait soudainement à son cahier annoté. D'un geste nerveux, elle s'empara de son crayon et le fit glisser entre ses doigts. Jeremy soupira, se décala sur le matelas pour être plus proche de sa sœur. Il posa une main sur son épaule.

— J'aimerais juste t'aider, p'tit clown. J'aime pas te voir triste.

— Tu peux pas m'aider, gémit-elle en se prenant la tête. C'est juste que... que j'ai entendu des choses. Entre maman et Will.

La main de son frère se fit plus insistance sur son épaule. Quand il reprit la parole, une note tendue s'y était ajoutée :

— Entendu quoi ? Ils se sont disputés ?

— Oui, un peu.

Thalia inspira, ne sut pas quoi faire de son souffle pendant quelques secondes. Elle expira finalement la vérité :

— Ils ont parlé de toi. Will a dit des choses pas gentilles.

Jeremy soupira avant de retirer sa main.

— Ce serait pas la première fois, Thallie. Oublie ça. C'est ce que tu me disais pas depuis trois semaines ?

Comme sa sœur se tordait les doigts, le visage crispé, Jim l'obligea à rencontrer son regard.

— Y'a autre chose ?

— Ce qu'ils ont dit... souffla sa sœur d'une voix étranglée, je pense pas que tu saches.

Comme Jeremy la dévisageait d'un air circonspect, Thalia hésita. Jusqu'ici, son frère n'avait pas l'air spécialement surpris d'apprendre que leur mère s'était disputée avec Will. Il ne mesurait sûrement pas l'impact des mots qui avaient été échangés. Des paroles qui tournoyaient dans son esprit, empoisonnaient ses nuits depuis presque un mois. Elle les avait gardées pour elle dans le vague espoir de protéger son frère de leur piquant.

Mais l'opportunité de tout dire, de se vider pour mieux respirer, se trouvait juste sous son nez. Bien que la honte lui fasse baisser le cou, elle força ses lèvres à se desceller et commença à raconter.


William était penché sur sa comptabilité, isolé des bruits de la maison par un fond de jazz, quand une exclamation perça la tranquillité de son bureau. Étonné, il leva le nez des chiffres, ajusta ses lunettes et tendit l'oreille. Peut-être Maria avait-elle trop monté le son de la télévision.

Il venait de reprendre son stylo en main quand un nouveau cri, plus aigu, lui parvint. Avec un soupir, il retira ses lunettes et se rendit dans le salon. Pas de télévision allumée, ni de Maria. Un coup d'œil vers la porte-fenêtre de la cuisine lui apprit qu'elle était occupée dans le jardin, dos à lui. William traversa la pièce pour se rendre dans le hall d'entrée. Avant d'avoir pu chercher la source des cris, il aperçut Thalia et Jim en haut des escaliers. Tous deux se tenaient devant la chambre ouverte de l'adolescente.

— Ça va ? lança-t-il en posant la main sur la rambarde de sécurité.

— Jim, geignit Thalia en agrippant la veste de son frère quand il se tourna vers Will.

Celui-ci fronça les sourcils face au regard cinglant que l'adolescent venait de lui adresser. Jeremy fit un pas en direction des escaliers avant de se retrouver bloqué par sa sœur.

— On peut en parler, lâcha-t-elle avec insistance.

— Je parle pas avec ce connard, cracha-t-il en retour.

Un geste brusque dans la direction de William lui assura de qui ils parlaient. Le froid descendit la colonne vertébrale de l'homme. Il grimpa d'une marche. En réponse à ce mouvement, Jeremy écarta sa sœur sans ménagement. Dos au mur, douloureusement impuissante, Thalia laissa éclater les sanglots qui menaçaient depuis quelques minutes. Son frère se figea au milieu des escaliers, remonta d'une marche pour l'observer. Avant d'avoir pu dire quoi que ce soit, Will les rejoignit dans le couloir et éloigna l'adolescent.

— Pourquoi tu l'as poussée ? siffla le médecin en se penchant vers la jeune fille. Tu lui as fait mal.

Thalia secoua la tête, trop empêtrée de larmes et de salive pour expliquer que sa douleur n'était pas physique. De toute façon, Will ne lui prêtait plus attention, s'étant tourné vers Jeremy. Ce dernier enfonça la tête dans les épaules, les joues chaudes. C'était une chose de se prendre des réprimandes de la part de ses parents. Mais quand les attaques venaient de Will, et qu'elles étaient entourées d'événements passés sur lesquels Jim n'avait aucun pouvoir, c'était plus qu'il ne pouvait tolérer. Jeremy avait promis à sa mère de fournir des efforts avec William. D'essayer d'accepter cette nouvelle vie.

L'adolescent se sentait en droit de briser cette promesse maintenant qu'il connaissait l'étendue du mépris de l'homme à son égard.

— Dégage de mon chemin, gronda-t-il d'une voix rauque.

— Eh, je sais pas ce qui t'arrive, rétorqua Will avec férocité, mais tu baisses d'un ton.

William le toisa pendant qu'il se rapprochait de Thalia pour faire écran de son corps. Les sanglots de la jeune fille rebondissaient toujours contre les murs, faisaient écho à la tension gluante entre Jim et Will.

— Va donc faire un tour pour te calmer, intima ce dernier d'une voix glaciale.

— Va te faire foutre.

William écarquilla les yeux, resta décontenancé un instant. Puis l'indignation tapissa de rouge son esprit.

— Tu peux me répéter ce que tu viens de dire ?

— Tu m'as entendu, espèce de connard, fulmina Jeremy en s'avançant dans sa direction. Pour qui tu te prends, bordel ?

— J'y crois pas, susurra Will en rendant à Jim toute sa fureur. Tu n'es qu'un merdeux, Jeremy. Et tu es chez moi. Donc tu vas te dépêcher de présenter tes excuses et de te calmer.

Jim aboya un rire désabusé puis força le chemin jusqu'aux escaliers. Il ne pouvait plus supporter la vision de cet homme. Pas après les confidences de Thalia. Au moins son dédain à son égard était-il expliqué à présent.

Furieux d'être ignoré, Will lui agrippa le bras pour le plaquer contre le mur. Jim banda aussitôt les muscles pour échapper à sa grippe. Peut-être était-il un merdeux, mais il n'était plus un petit garçon. Et il le prouva sans mal à Will en le bousculant pour atteindre la première marche. Thalia dut s'écarter pour éviter de se retrouver coincée entre le médecin et le mur. Son couinement de surprise mêlée de peur arracha William à sa stupéfaction. Il lui jeta un coup d'œil, lui intima de reculer d'un geste de la main.

Elle obéit sans vraiment s'en rendre compte, surtout convaincue par la violence des mots et des mouvements entre William et son frère. Jim s'apprêtait à descendre la deuxième marche quand Will s'empara de sa veste pour le forcer à remonter. L'adolescent trébucha à moitié, jura tout haut.

— Lâche-moi, putain !

— Parle-moi autrement, gronda William en l'attrapant par le col pour l'empêcher de repartir en arrière. Qu'est-ce qui te prend, ma parole ? On peut savoir pourquoi tu es comme ça ?

— À cause de toi, sale ordure, siffla l'adolescent en serrant le bras de Will pour l'inciter à céder son emprise.

Médusé, Will secoua la tête et approcha le visage de l'adolescent près du sien. En équilibre sur une marche, Jim ne pouvait pas se débattre comme il l'avait fait dans le couloir. Voir d'aussi près la révolte dans les yeux bleu marine du médecin lui noua les entrailles. Cet homme le détestait. Pourquoi s'acharnait-il à lui extirper des explications ?

— Lâche-moi, sérieux, gronda Jim alors que son col tiré l'étranglait à moitié.

— Petit con, grogna William en s'exécutant. Dégage d'ici, si tu es pas foutu de te comporter normalement.

Le ventre de Jeremy se contracta un peu plus. La bile qui lui chatouillait la gorge l'empêcha de cracher aux pieds de l'homme, ce qu'il ne se serait pas retenu de faire sinon.

— C'est toi le sale con dans l'histoire, contra Jim en réajustant ses vêtements débraillés. T'inquiète pas, je compte plus voir ta putain de gueule avant longtemps.

La chaleur dans la tête de Will lui descendit dans les tripes. Alors que Jeremy se tournait pour descendre, le médecin lui agrippa l'épaule d'une main et le gifla de l'autre. Thalia glapit dans le couloir. Jim rata la marche. Trop sonné pour se raccrocher à la rambarde, il se sentit basculer en arrière.

Le noir l'engloutit quand son crâne frappa l'une des marches d'escaliers.

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