- Chapitre 15 -

Jeudi 13 octobre 2022, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d'Amérique.



Ryusuke et Jeremy avaient rendez-vous après les cours. À la fin de leur dernière heure, ils rangèrent leurs affaires, mais restèrent assis à leur place. Dimitri et Alex avaient prévu de les retrouver ici.

En notant les mains nerveuses qui s'agitaient par-dessus le bureau de son ami, Ryu se pencha vers lui.

— Jim, ça va aller. T'as super bien assuré depuis la rentrée.

— Ouais, je sais. Justement.

Face à la moue perplexe de Ryu, Jeremy se passa une main sur le visage.

— Ça va pas durer éternellement. Et Alex va faire la gueule quand mes notes vont baisser.

— Te stresse pas avec ça, Jimmy.

L'intéressé adressa un sourire dépité à son ami avant de se laisser aller en arrière, le cœur lourd. Une partie de lui était sincèrement ravie de présenter ses résultats scolaires à son recruteur. Ses notes en-dessous de la moyenne n'étaient plus qu'un mauvais souvenir. Mais une autre part, plus amère et prudente, préférait faire le dos rond et s'attendre au retour du coup de bâton.

Les deux adolescents échangèrent quelques mots avant que les voix de leurs recruteurs ne trahissent leur présence dans les couloirs. Comme ils arrivaient directement du travail, Dimitri et Alexander étaient encore vêtus de leurs costumes sobres et formels. Le logo de la A.A, un papillon sphinx tête de mort, était discrètement imprimé en blanc sur le noir de leur cravate.

Jim se demandait encore, deux après avoir aperçu ce symbole sur son recruteur pour la première fois, pourquoi la société devait en faire autant.

— Salut les morveux, lança Alex en s'avançant en premier dans la pièce.

Ryusuke se leva pour les saluer et étreignit brièvement son recruteur. Jeremy ne put retenir un sourire fugace en constatant que son ami dépassait d'une bonne tête son père adoptif. Pendant que Dimitri échangeait quelques mots avec sa Recrue, Alexander s'approcha.

— Salut, souffla Jim une fois que l'agent se fut installé sur une chaise à proximité.

Comme son recruteur zieutait les environs d'un air pensif, Jeremy fronça les sourcils.

— Ça va ? Mauvaise journée ?

— Non, non, le rassura Alex en revenant à lui. Désolé, c'est juste que ça me rappelle des souvenirs. Ça me fait bizarre à chaque fois que je remets les pieds à l'École.

Avec un soupir, Alexander se passa une main dans les cheveux avant de tâtonner sa veste. Face à la moue agacée de sa Recrue, il grimaça un sourire contrit.

— Oups, interdit de fumer je suppose.

— Sans blague, Alex.

Celui-ci croisa les bras d'un air frustré.

— Bon, entama Jeremy en déposant son sac sur son bureau. On attaque ?

Alexander pencha la tête de côté avant d'adresser un rictus moqueur à sa Recrue. Jim lui rendit son regard, toujours un peu irrité par les manières nonchalantes de l'homme. Contrairement à lui, Alex n'avait pas tant changé en deux ans. Il se mouvait avec cette souplesse féline qui, d'une seconde à l'autre, pouvait se muer en mouvement sec et mortel. Derrière la négligence apparente de ses cheveux mal coiffés, de sa chemise froissée et de sa position avachie, son regard était aussi vif qu'acéré.

Jim se frotta le nez avec nervosité avant de plonger la main dans son sac. Il n'était plus le gamin de treize ans qui venait de perdre sa mère et sa sœur. Il n'y avait pas de quoi se sentir intimidé par Alex. Et pourtant, son cœur frappait douloureusement ses côtes, résonnait dans ses tempes. Ses doigts manquèrent de fermeté quand il dégagea son bulletin scolaire de son cartable. Alex rattrapa la feuille volante avant qu'elle puisse toucher le sol.

Les yeux noisette de son recruteur basculèrent aussitôt sur les lignes qui y étaient inscrites. Les trapèzes de Jeremy se contractèrent. Sans s'en rendre compte, il serra les dents. Anticipa la réaction d'Alex. Les sourcils de ce dernier finirent par se hausser d'un air moqueur.

— Sérieusement, Jeremy ?

L'intéressé enroula les doigts autour de ses avant-bras pour les empêcher de trembler. Pourquoi n'avait-il pas prix d'anxiolytique à la fin des cours ? Ça n'aurait sûrement pas été de trop.

— Quoi ? grinça-t-il d'une voix rendue rauque par l'appréhension.

— Pourquoi tu me fais une tête de cent pieds de long ? soupira Alex en agitant la feuille sous son nez. Y'a littéralement marqué deux sur vingt en haut. Deux sur vingt.

Comme sa Recrue ne réagissait pas, Alexander émit un rire de fond de gorge.

— Deuxième de ta foutue classe et tu gesticules comme si t'avais ramené que des F. Réveille-toi, bordel. Pourquoi t'es pas content ?

Jim ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à répondre. Il ne savait même pas comment se réjouir de ses résultats. Trop habitué à la médiocrité et aux difficultés scolaires qui s'accrochaient à lui depuis toujours. Et l'idée de se rengorger de ses notes le mettait mal à l'aise. Il n'avait jamais apprécié les vantards et les grandes gueules.

— Je suis content, marmonna-t-il en décroisant les bras. C'est juste que...

— Deuxième ? l'interrompit Dimitri en approchant. J'ai bien entendu ?

Recrue et recruteur se tournèrent de concert vers l'homme. Les yeux sombres de Dimitri étaient écarquillés. Avec un sourire narquois, Alex tendit la feuille à son coéquipier.

— Et ouais, le p'tit punk s'est enfin décidé à se bouger le cul. Comme quoi, j'ai eu bon flair. Il est pas si bête.

Alors que Jeremy le fusillait du regard, Dimitri considéra son ami d'un air blasé.

— Alex, tu voulais même pas le recruter. C'est par charité que tu l'as choisi.

— Bah, il me faisait de la peine.

Les épaules de Jim se raidirent sous son t-shirt. Il savait que les deux hommes plaisantaient à moitié, mais l'époque où Ryu et son ami avaient été recrutés n'avait rien de comique. Ryusuke venait de perdre son oncle d'une tumeur cérébrale et la famille de Jim avait disparu. Ils étaient aux abois quand les deux hommes leur avaient proposé d'intégrer le programme de recrutement de S.U.I.

— Comment tu as fait ?

La question rude de Dimitri le sortit de ses souvenirs.

— Fait quoi ?

— Pour être deuxième. (Dimitri parcourut rapidement la feuille des yeux.) Pour majorer dans autant de matières.

— Ben... en vrai, le programme scolaire du centre de formation de la Ghost Society a de l'avance par rapport à celui de l'École. Donc je connaissais déjà une partie des cours.

Circonspect, Dimitri considéra l'adolescent en silence. Puis il demanda d'un ton neutre :

— C'est tout ?

Jeremy chercha le regard de son ami, décontenancé. Il ne comprenait pas où Dimitri voulait en venir. Ayant saisi l'appel à l'aide silencieux, Ryu se tourna vers son père adoptif.

— Dimi, c'est pas étonnant. En plus, Jimmy était déjà super bon en maths la première fois qu'on est arrivés à l'École. Il a appris à travailler à la Ghost. Alors, c'est logique.

— Logique qu'il arrive devant toi alors qu'il a toujours eu de mauvais résultats ?

Tandis qu'Alexander et Ryusuke fronçaient les sourcils, Jim ne put s'empêcher de rire amèrement. Il aurait dû s'en douter. En fin de compte, le coup de cravache ne provenait pas d'Alex.

— C'est ça le problème, Dimitri ? Que j'ai eu de meilleures notes que Ryu depuis la rentrée ?

— C'est pas un problème, Jeremy, rétorqua l'homme en déposant la feuille sur le bureau de l'intéressé. Mais j'imagine que tu comprends ma surprise quand on regarde ton parcours scolaire jusqu'ici.

— Écoute, je t'ai donné l'explication : la Ghost a de l'avance. C'est tout. Dans quelques mois, mes notes vont baisser par logique.

Dimitri marmonna dans sa barbe, le visage fermé. Ça lui semblait trop gros. Trop facile.

— Et le fait que tu sois le petit héritier des Sybaris n'a rien à voir avec ça ? Sans compter que ton propre père fait partie de tes profs ?

— Dimitri, gronda Alexander d'un ton réprobateur.

Jeremy se retrouva debout, nez à nez avec Dimitri. Le sang qui pulsait nerveusement dans son corps lui brûlait les joues.

— T'es sérieux ? siffla-t-il en agrippant son jeans pour éviter de planter ses poings dans le visage accusateur de l'homme. Tu trouves que j'ai été privilégié depuis mon arrivée dans cette putain d'école ? Tu crois que mon prof d'EPSA est sympa avec moi parce qu'on partage des gènes ?

— Ne sois pas aveugle, mon garçon, soupira Dimitri sans avoir l'air impressionné par l'adolescent qui se dressait face à lui. Évidemment que tu es privilégié. L'École a accepté de te reprendre malgré les conneries que tu as faites lors de ton recrutement. Quant à ton prof... tu es à côté de la plaque. Tu sous-estimes ce qu'Ethan Sybaris pourrait faire pour ta sœur et toi.

— Hunt, cracha Jeremy sans pouvoir s'en empêcher. Il a changé de nom de famille. Justement parce qu'on veut pas être affiliés à ces tarés. Et mon père m'a jamais traité différemment quand on est en cours. C'est mon prof et c'est tout.

Comme Dimitri ouvrait de nouveau la bouche, Ryu lui empoigna le bras.

— Dimi, arrête. Jim a raison. Ses notes, c'est le résultats de ses efforts. Et Ethan le traite comme nous quand on a EPSA.

— Évidemment que tu le défends, murmura Dimitri avec un sourire tranquille pour son fils. Toi aussi, tu es aveuglé par tes sentiments.

Les joues de Ryu se teintèrent de rouge. Cette phrase qui pouvait prendre un sens bien plus profond le mettait dans l'embarras. Il s'était pourtant confié auprès de Dimitri à propos de ses sentiments. Du fait qu'ils avaient évolué en même temps que lui au fil des mois.

— Bon, ça suffit ces conneries.

Alexander venait de se lever, les mains dans les poches. Disparu, son rictus moqueur. Ses lèvres s'étaient plissées. Jim se tassa, prêt à une avalanche de reproches, mais son recruteur ne le regardait pas.

— Dimitri, continua Alex d'une voix affirmée, tu te trompes. Quand je dis que j'ai eu bon flair, je sais que je rigole qu'à moitié. J'ai vu Jim traverser Seludage de droite à gauche et tout mettre en œuvre pour retrouver sa famille. Je sais à quel point c'est un gamin plein de ressource et qui en a dans les tripes. Il n'a pas profité d'un système injuste ou je sais pas quoi. Il a fait des efforts.

Jeremy considéra son recruteur avec stupéfaction. Ses parents l'avaient déjà félicité pour ses résultats scolaires et il en avait été reconnaissant. Mais ça n'avait rien à voir avec ce qui le submergeait en ce moment-même. Il en avait les yeux qui piquaient.

— Comme l'a rappelé Ryu, il est loin d'être incapable en matière de travail scolaire. Et, même si connaître les programmes l'a beaucoup aidé, j'ai pas de doute sur le fait qu'il va garder la tête hors de l'eau après.

Alex inclina le menton vers sa Recrue, lui confia un clin d'œil complice puis retourna à son partenaire. Les traits de Dimitri s'étaient relâchés sous le coup de la surprise.

— Je sais ce que tu penses, Dimi. Indéniablement, ce gosse est un aimant à problèmes. Mais tu sais qu'il fera jamais volontairement du mal à ses proches. Alors t'as pas à t'inquiéter pour Ryu.

Celui-ci observa les deux hommes avec confusion. Il ne voyait pas bien ce qu'il venait faire dans cette histoire. On parlait du parcours scolaire de son ami, après tout.

— J'ai envie de croire en tes mots, Alex, finit par soupirer Dimitri en lorgnant son coéquipier avec gravité. Mais tu comprendras que je reste prudent.

— C'est ça qui te fait flipper ? intervint Jim d'un air déconfit. Que je blesse Ryu ?

— Tu l'as déjà fait, répondit aussitôt l'homme avec sécheresse. Et tu pourrais le refaire. Parce que tu es inconscient. Tellement tourné vers tes objectifs de l'instant que tu en oublies le reste.

— Non, je... Je...

Une flèche brûlante de honte traversa la gorge de l'adolescent. Il savait que c'était vrai. Il avait blessé Ryusuke, mais aussi son père, Mike et ses proches lorsqu'il avait rejoint Edward deux ans plus tôt. Quand il avait décidé pour tout le monde de faire son propre choix. De plonger yeux fermés dans le plan d'Edward.

Il avait aussi blessé Ryusuke en le repoussant brutalement quand celui-ci lui avait confié ses sentiments.

— Écoute, Jeremy, embraya Dimitri en se frottant le front. Je vais te faire confiance. Je vais essayer de croire en toi. Parce que j'ai confiance en Alex et que lui-même a misé sur toi. Parce que Ryusuke t'admire et t'estime plus que tu ne pourras jamais l'imaginer.

Dimitri plongea un regard inflexible dans celui hésitant de l'adolescent.

— Tout ce que je vous souhaite, à Ryu et toi, c'est de suivre votre scolarité sans soucis. Alors imaginons, qu'effectivement, tu peux être sérieux et assidu. Je te demande simplement d'être prudent, Jeremy. De ne pas entraîner Ryusuke dans tes histoires.

Ryusuke s'avança entre son père et son ami, mâchoires crispées.

— Dimitri, s'il te plaît, je ne suis pas un gamin. Tu peux me parler directement. (Ryu jeta un œil à son ami, lui adressa un sourire.) Et tu auras beau dire que Jim ne doit pas m'entraîner, c'est moi qui choisis si je le suis ou pas. Et, jusqu'ici, il ne m'a jamais donné de raison de pas le faire.

Ryu tendit le bras pour serrer l'épaule de l'homme. Se pencha pour serrer son front contre le sien. Espéra transmettre un peu de l'admiration et de la loyauté qu'il éprouvait pour son ami.

— S'il te plaît Dimi, tu dois aussi avoir confiance en moi. Je suis pas aussi aveuglé que tu le crois.

Dimitri referma les bras autour de l'adolescent pour le serrer contre lui. Au bout de quelques secondes, il le relâcha et murmura d'une voix éraillée, émue :

— Je sais, Ryu. Excuse-moi.

L'intéressé attendit que l'homme ait repris contenance pour souffler :

— C'est gentil de penser à moi en priorité, mais c'est mal de t'en prendre à Jim pour ça. Il est pas responsable de tout ce qui m'est arrivé ou m'arrivera. Tout ce qui nous concerne tous les deux est techniquement à moitié ma faute.

Alex hocha vivement la tête à ces mots, un sourire au coin planté sur le visage. Il avait toujours apprécié Ryu pour son bon sens simple et bienveillant.

— Et, tu sais, acheva Ryu en se tournant vers son ami, Jimmy est bien trop gentil et honnête pour utiliser un quelconque privilège, tricher ou je sais pas quoi.

Jeremy fit la moue pour masquer la gêne que lui inspiraient ces mots.

— On vous demande juste de nous croire, marmonna-t-il quand Ryu eut terminé sa phrase. De nous faire confiance. Comme vous l'avez fait en nous recrutant.

Le regard sombre de Dimitri les considéra tour à tour. Il se voilait encore de prudence quand il glissait sur Jeremy, mais le mépris qui avait pu l'habiter plus tôt avait disparu.

Quant à Alex, il tapota l'épaule des deux adolescents avant de se diriger vers la sortie.

— Désolé, faut vraiment que j'aille fumer.

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