- Chapitre 1 -

Dimanche 8 mai 2022, Nevada, États-Unis d'Amérique.



L'ampoule suspendue à l'arrière de la camionnette brûlait les rétines d'Ethan. Il la fixa pourtant jusqu'à ce que ses yeux se remplissent de larmes. La douleur était tangible. Les secousses qui remontaient jusque dans ses mâchoires aussi. Le poids contre son épaule n'était pas un rêve. Ils avaient réussi.

— Tu devrais te redresser, tu vas finir par prendre mal au dos.

Son père, assis sur la couchette en face de la sienne, triait sa pochette d'instruments médicaux. Il avait jeté les compresses ensanglantées et nettoyé le scalpel qui avait servi à leur opération d'urgence, mais l'odeur de désinfectant imprégnait encore l'air.

— Si je bouge, je vais le réveiller.

Ellis considéra la silhouette assoupie de son petit-fils avant de sourire faiblement sous la lumière crue de l'unique ampoule.

— Vu la dose de médicaments qu'il a dans le sang, ça m'étonnerait.

Estimant que son père médecin en savait bien plus que lui, Ethan se risqua à se redresser. Son fils glissa de son épaule, mais il le rattrapa avant qu'il ne tombe de la couchette.

— Il va mettre combien de temps à se réveiller ?

— Moins d'une heure je pense. Je lui ai redonné une dose de sédatif avant de lui faire les points de suture. La douleur finira par le faire émerger.

Ethan grimaça en modifiant sa position pour que Jeremy reste appuyé contre lui sans risquer de tomber. L'espace était exigu et les couchettes étroites, mais c'était mieux que d'être allongé par terre.

— Tu peux envoyer un message à Mike ?

— Je lui en ai déjà envoyé un, s'étonna Ellis en s'emparant du téléphone posé à côté de lui. Il m'a répondu qu'il nous attendait comme convenu avec Grace.

— Simplement pour lui dire qu'on sera là d'ici une heure et demie maximum.

Son père se retint de lui faire remarquer qu'il s'angoissait trop. Il ne pouvait pas lui en vouloir. Rien n'était encore gagné après tout ; ils n'avaient réussi que les premières parties de leur plan de sauvetage.

— Et tu as tenu Maria au courant ?

— Bien sûr.

Ethan remercia son père d'un sourire avant de laisser aller sa tête contre celle de son fils. Ils roulaient depuis plus d'une heure déjà. Et les battements de cœur qui résonnaient dans le bras d'Ethan avaient beau être de l'oxygène pur, son esprit crachait du noir dans ses veines. Que faire si Edward parvenait à remonter leur destination ? Ils avaient jeté la puce géolocalisable de Jeremy dès qu'elle avait été extraite, mais c'était déjà une indication. Quant à Jane, leur conductrice, elle devait se montrer suffisamment prudente pour ne pas attirer l'attention des autorités locales. Ils ne pouvaient pas se permettre de rouler trop vite.

— Ethan, on va s'en sortir.

L'intéressé rouvrit les paupières qu'il avait plissées fort pendant sa réflexion.

— La Ghost Society ne peut pas savoir où nous allons.

— Edward sait qu'on retourne à Modros.

— Bien entendu. Et il sait aussi qu'une fois à Modros, il lui sera beaucoup plus difficile d'agir. Aux dernières nouvelles, trois agents de la A.A sont réquisitionnés pour cette mission. Vu la prudence avec laquelle il a agi il y a un an et demi pour kidnapper ta famille, je le vois pas foncer dans le tas aujourd'hui. (Une ombre couvrit le regard de son père.) Edward reste quelqu'un de réfléchi et patient. Il évitera la confrontation.

— J'imagine que tu as raison. Mais Mike et Grace agissent en civil, nous n'avons pas la protection officielle de la A.A. Et je suis même plus agent pour ma part.

— Officieusement, Edward sait ce qu'il risque s'il s'en prend à vous. Imagine les tensions entre S.U.I et la Ghost si l'un de leurs sous-directeurs attaque des agents sans l'accord de ses supérieurs.

Le ton inflexible d'Ellis ramena un peu d'espoir dans le cœur de son fils. Le Nevada était vaste et, si Edward connaissait effectivement leur destination finale, il n'en savait rien concernant les routes qu'ils allaient emprunter.

— Je pense vraiment qu'on a fait le plus difficile, Ethan. Sortir Jeremy de cette fête n'a pas été une mince affaire. Tu pourras remercier ton amie.

Ethan tourna machinalement les yeux vers la cloison qui séparait l'arrière de la camionnette de l'habitacle de conduite.

— Janice a été incroyable. Aucun de nous n'aurait pu s'infiltrer dans cette soirée.

Ellis se pencha vers un sac de sport glissé sous sa couchette pour en tirer une bouteille d'eau. Il la tendit à son fils avec une moue soucieuse.

— Repose-toi, Ethan, la nuit est loin d'être terminée.


Le baiser de la douleur réveilla Jeremy. Il se déposa sur sa peau, enfonça ses crocs dans son bras puis lui arracha le coude. Un grognement remonta sa gorge alors qu'il émergeait en clignant des paupières. Avant qu'il ait pu comprendre d'où venait la douleur, une main se referma sur son épaule.

— Attention, tu vas tomber.

Une fois son équilibre recouvré, Jim se protégea les yeux de sa main valide le temps de se faire à la lumière. Des secousses agitaient l'habitacle où il se trouvait. Pièce par pièce, son cerveau reconstitua le puzzle qui l'avait amené ici. Sa bouche sèche ne l'encourageant pas à parler, il se contenta d'observer son coude. Une compresse propre couvrait l'intérieur de son bras. Quand il voulut le tendre, une main lui saisit le poignet à temps.

— Attends un peu avant de déplier le bras, lui intima Ellis sans brusquerie. Les points de suture sont tout récents.

L'adolescent toisa le soixantenaire qui lui faisait face. En réponse, l'homme lâcha son poignet avant de lui tendre une bouteille d'eau.

— Tu dois avoir soif

Jeremy accepta la bouteille et renversa quelques gouttes sur son col de chemise dans la précipitation. À sa gauche, Ethan lui tendit un mouchoir propre.

— Merci.

Son premier mot franchit ses lèvres en croassant. Jim grimaça, ingurgita une nouvelle goulée de liquide puis expulsa l'air bloqué dans ses poumons. Son crâne envoyait des pulsations de douleur jusque dans ses épaules.

— Je suis paumé.

Sa déclaration arracha un rictus peiné à son père.

— On t'expliquera tout, Jem. Comment on a pu te sortir de là.

— Nan. Je veux dire. (Jeremy planta un regard jaugeur dans celui de l'homme en face lui.) Qui êtes-vous ?

Ethan referma la bouche, surpris. Quant à Ellis, il se contenta d'accepter la méfiance perplexe de son petit-fils. Avec un sourire avenant, il lui tendit la main.

— Ellis Hunt. Je suis le père de ton père. Et d'Edward.

Jim ricana en lui rendant sa poignée de main.

— Je m'étais douté de la deuxième partie. (En lâchant le poignet de son grand-père, il ajouta du tac-au-tac :) On s'est déjà vus ?

— Oui. Mais tu étais tout petit. Tu dois pas te rappeler de moi.

— Je confirme.

Ethan fronça les sourcils face à l'attitude nonchalante de son fils.

— Jem, tu pour...

— Laisse, Ethan, le coupa Ellis d'une voix calme. Il a raison d'être en colère.

— Je suis pas en colère. (Jim considéra ses mains puis grimaça.) En fait, si.

L'adolescent se tourna vers son père, ouvrit la bouche puis la referma. Il y avait trop à dire. Mais ce n'était pas le moment. Et son crâne lui faisait bien trop mal.

Comme il s'adossait à la paroi de la camionnette en fermant les yeux, Ethan préféra se taire. À présent que son fils avait repris ses esprits, son attitude vis-à-vis de lui avait dû retrouver son point initial. Ethan en était écœuré d'avance, mais il préférait savoir Jeremy à ses côtés plutôt que dans les serres de son frère jumeau.


Le silence entoura les trois hommes pendant une quinzaine de minutes. Ellis avait fini par s'assoupir, Jim jouait avec le cordon en cuir autour de son cou – seul effet personnel qu'Ed l'avait autorisé à garder – et Ethan le regardait faire. Ce regard mettait Jeremy mal à l'aise, mais il n'arrivait pas à s'adresser à son père. Trop d'émotions se bousculaient dans la poitrine de l'adolescent. Trop pour qu'il puisse se décider à adopter une attitude adéquate. Si ça avait été Edward à côté de lui, il aurait su se tenir.

Mais il ne savait pas comment se comporter en présence de ce père qu'il avait côtoyé seulement cinq années de sa vie.

Cinq ans et un mois, corrigea-t-il dans une pensée amère.

C'était ce fameux mois qui brouillait ses sentiments. Un mois qu'il avait passé à se ronger les sangs pour sa mère et sa sœur. Un mois pendant lequel il avait dû renouer avec son père afin de mener l'enquête. Il ne pouvait pas nier les moments complices qu'ils avaient partagés.

Jim ne pouvait pas non plus nier qu'il ne savait rien de cet homme. Ils avaient passé dix ans loin l'un de l'autre. Un mois de recherches conjointes les avait rapprochés, mais sûrement pas habitués à leur présence mutuelle.

— Tu as faim, soif ?

La question d'Ethan coupa Jeremy au milieu de ses réflexions. Bon sang, il ne savait même pas comment réagir à cette demande. Comment faisait-il déjà, avec Edward ?

Non, arrête.

Jim adressa un sourire crispé à Ethan. Prendre conscience qu'il connaissait mieux son oncle que son père venait d'ajouter une nouvelle couche de confusion à son esprit.

— J'ai l'estomac en vrac, répondit-il du bout des lèvres. Mais merci.

Quelque chose froissa les traits d'Ethan. Jim se sentit aussitôt coupable, bien qu'il soit incapable d'identifier ce qui avait traversé son père. Peut-être se sentait-il aussi perdu et embarrassé que lui.

— On devrait arriver dans un quart d'heure, lui apprit Ethan après quelques secondes de silence. Mike et Grace nous attendent.

Le regard de Jim s'éclaira.

— Mike ?

Ethan ne put retenir un sourire de connivence.

— Oui. On a loué des chambres dans un motel. On va laisser la camionnette sur un bord de route, on rejoindra Mike et Grace et on dormira là-bas. Ils sont venus avec deux voitures et on se séparera pour rentrer.

Ces explications chassèrent momentanément le brouillard de sentiments contradictoires qui aveuglait Jim. Il se pencha vers son père et s'enquit à toute allure :

— Et maman, Thallie ? Ryu ?

— Ils n'ont pas participé à l'opération.

Une vague de déception s'abattit sur Jim, qui ne trouva plus rien à dire pendant un instant. Quand enfin il se ressaisit, il souffla avec espoir :

— Mais... ils nous attendent quelque part ?

— Maman et Thalia nous attendront sûrement dans une ville sur la route de Modros. Elles voulaient attendre avec Mike et Grace, mais ça aurait été trop dangereux de tous se rassembler au même endroit.

Jeremy se laissa aller en arrière sous le coup du soulagement. Pendant quelques secondes, il avait bien cru que sa mère et sa sœur l'avaient chassé de leur vie.

— Et Ryu ?

— Il est à Modros, chez Dimitri.

Jim haussa un sourcil inquisiteur.

— Chez Dimitri ? Il est pas à l'école de S.U.I ?

— Si, il y est encore scolarisé. Mais il vit chez Dimitri maintenant. Il l'a adopté.

Ethan afficha une moue penaude face aux yeux écarquillés de son fils.

— Tu en discuteras mieux avec lui. Ça fait beaucoup de choses à digérer d'un coup, Jem. Repose-toi.

L'adolescent serra les dents sans oser répondre. C'était le moins qu'on puisse dire, qu'il ait des choses à digérer. Il avait l'impression de devoir avaler un tout nouveau monde.


Comme promis, vingt minutes plus tard, ils laissèrent la camionnette aux couleurs de Wallace&Merry's sur un bord de route nationale. Jim adressa un sourire à Janice quand elle contourna le véhicule pour aider Ethan à transporter les deux sacs de sport.

— Je sais même plus si je vous ai remerciée.

— Moi non plus, gamin. (Comme il grimaçait, Jane ajouta aussitôt d'un ton péremptoire :) Te bile pas pour ça.

— Merci quand même.

Janice haussa les épaules en passant la sangle d'un des sacs de sport par-dessus son crâne presque chauve. Ethan s'assura qu'ils n'avaient rien oublié à l'arrière de la fourgonnette avant d'enclencher la fermeture centralisée.

— On ne devrait pas en avoir pour longtemps, lança Ellis à son petit-fils en remarquant qu'il se tenait le bras. Je te redonnerai un analgésique avant que tu ailles dormir.

Jim glissa un regard curieux vers l'homme. Avec son nuage de cheveux blancs, son air placide et ses lunettes rondes, il avait tout l'air d'un gentil grand-père. Un gentil grand-père qui avait autrefois aimé une femme aussi sèche qu'Alexia Sybaris. Jeremy peinait à y croire.

— En route !

L'ordre de Janice, qui les dominait autant de taille qu'en empressement à rentrer, claqua dans l'air nocturne. Ethan jeta un coup d'œil à son fils alors qu'ils s'élançaient sur les talons de la femme.

— Ça va ? Tu penses tenir ? Le motel est à vingt minutes environ.

— Ça va aller, le rassura Jeremy en serrant les dents.

Même s'il ne faisait pas spécialement froid, sa chemise à moitié déchirée ne le réchauffait pas beaucoup. En remarquant la chair de poule sur les bras de l'adolescent, Ethan fit glisser le sac de sport de son épaule.

— On t'a apporté des vêtements de rechange.

Jim accepta la veste qu'on lui tendait puis jura tout bas quand le vêtement frotta contre la compresse de son coude. Au moins avait-il plus chaud.

Janice et Ellis, qui dirigeaient la marche, éclairaient le chemin à l'aide de lampes-torches. Ils suivirent une même route pendant dix minutes avant de bifurquer à une intersection. Jim avisa le panneau publicitaire pour un motel qui marquait l'angle. Une bouffée de chaleur le motiva à accélérer. À une dizaine de minutes l'attendait Mike. Il aurait payé cher pour se téléporter directement auprès de son parrain et le serrer dans ses bras.

— Comment tu as fait ?

La question de Jim, la première qu'il posait depuis qu'ils étaient sortis de la camionnette, expulsa Ethan de ses pensées. Il ne voyait pas grand-chose du visage de son fils dans le noir, mais son ton perplexe était suffisamment parlant.

— Myrina.

L'adolescent ne réagit pas dans l'immédiat. Ils franchirent une dizaine de mètres de plus avant qu'il ne se mette à rire tout bas.

— Putain, évidemment. Myrina. J'y crois pas, bordel, elle m'a bien berné.

— Elle ne pouvait rien te dire, désolé, s'excusa son père d'une voix confuse. Ça a déjà été dur pour elle, une agente professionnelle de la Ghost Society, de couvrir son plan. Alors, si tu avais été au courant, tu aurais peut-être...

— Fait tout capoter ? Je comprends, pas la peine de t'excuser. À chaque fois que j'ai eu le malheur de mentir ou modifier un peu la réalité en face d'elle, je me suis fait griller.

Ethan observa l'adolescent de biais sans oser l'interroger. Plus tard, il aurait mille questions à lui poser. En attendant, le principal restait d'arriver sains et saufs au motel.

— Pourquoi elle a trahi Edward ?

Jim avait tourné la tête vers son père sans cesser d'avancer. Ethan lui rendit brièvement son regard avant de dévier le cou vers l'horizon obscur.

— Parce qu'Edward m'a trahi avant tout.

La réponse sonnait bizarrement lointaine. Comme si Ethan n'était pas vraiment certain de son affirmation. Ou comme s'il ne réalisait toujours pas.

— Myrina a jamais été d'accord avec les petits plans d'Edward, marmonna Jeremy en resserrant les pans de la veste autour de lui. Elle me l'a dit plus d'une fois en un an et demi. Elle parlait souvent de toi et de maman. Je l'avais déjà vue se disputer avec Edward à propos de moi. Mais je pensais pas... qu'elle trahirait carrément les Sybaris pour que je puisse m'enfuir.

— Myrina est mère. Elle aurait aimé qu'on fasse pareil pour elle si quelqu'un utilisait l'un de ses enfants pour menacer le reste de sa famille.

— J'espère qu'elle sera pas en danger à cause de moi. Ni Rebecca. (Jim leva sa main valide pour essuyer la sueur à son front.) Je m'en veux d'être parti sans elle.

— Jem, il n'y a pas de raisons que Rebecca ou Myrina soient en danger. Et sûrement pas à cause de toi.

L'adolescent adressa un regard morne à son père.

— C'est tous de foutus vipères dans cette famille, cracha-t-il en haussant le ton sans s'en rendre compte. Becca se fait bouffer depuis des années ! Et elle risque de payer fort ma disparition.

— Je sais qu'ils sont...

Ethan se passa une main sur le visage, inspira profondément.

— Je sais à quel point ils sont pourris de l'intérieur, reprit son père d'un air sombre. Mais, Jem... je pense qu'Ed va protéger Rebecca.

Les mois qu'il avait passés au sein du centre de formation de la Ghost avaient permis à Jeremy de mieux connaître sa famille. Il en retirait essentiellement de mauvais souvenirs et un dégoût haineux pour sa grand-mère. Mais il ne pouvait nier la façon dont Ed et Rebecca, malgré leurs différends, protégeaient mutuellement leurs arrières.

— J'espère bien, qu'il va la protéger, maugréa Jim d'un air plus abattu qu'il ne voulait le montrer. Déjà que c'est loin d'être un père sympa.

Ethan ne put s'empêcher de grimacer. Il n'avait aucune leçon à donner sur ce point.

— Je vais rester en contact avec Myrina, ajouta-t-il pour rassurer son fils. Lui demander des nouvelles de Rebecca et Edward.

Comme Jim hochait la tête, Janice indiqua une zone lumineuse droit devant eux.

— On sera au motel dans quelques minutes.

Le nuage noir qui avait envahi l'esprit de Jim à propos de Rebecca et d'Edward se dissipa quelque peu. Malgré le poids de la culpabilité et des remords qui le tirait en arrière, il devait avancer. Becca l'aurait étranglé de ne pas saisir sa chance. Alors, pas à pas, il s'efforça d'accepter sa nouvelle liberté.

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