? Viktor
Clic-clic.
L'abomination barbouillée de sucs avait cligné de sa myriade d'yeux malades et ç'avait vérolé quelque chose en lui, ça l'avait tordu et puis brisé. Une présence indicible se convulsait en lui, étendant ses vrilles vicieuses. Il avait l'impression de les sentir se faufiler dans la tendresse de ses viscères, serpentant entre ses organes, se rependant en un flot vérolé jusqu'à l'intérieur de son crâne. Il n'y avait pas la place pour cette présence en lui, il s'en doutait. Impossible de la contraindre à partir, pourtant. Elle l'étreignait de toutes ses forces, l'étouffant, l'entraînant vers le bas, si bien suspendue à son cou qu'il craignit de l'entendre se rompre à n'importe quel moment. Il ignorait où il se trouvait, vers quelles profondeurs infâmes le tirait ce ver cancéreux. Ouvrant les mâchoires, il tenta d'hurler et sa bouche se remplit à la fois d'eau et de terre, il en goûta la saveur boueuse tandis qu'à grandes brasses, il creusait sa propre tombe. Suivit une impression horrible de compression, et enfin, la chute, la délivrance, la mort ? Non pas. Il respirait encore. Le parasite s'agitait de nouveau, louvoyant tout autour de son estomac et il se surprit à espérer de le vomir à nouveau, tout entier, cette fois-ci. Essayant d'ignorer sa propre détresse, il rampa. Quand il voulut se redresser, il se cogna le sommet du crâne contre de la roche glacée et y portant la main pour le palper, le sang lui poissa les doigts. Ç'avait l'air réel. Il se trouvait dans une espèce de boyau étroit, pas assez haut pour s'y tenir debout. Il y faisait humide et noir. Sous terre, il devenait rat. Il avança donc à quatre pattes, poussé par un impératif qui ne lui appartenait pas. Ses mains se prenaient dans les irrégularités du sol, s'écorchant contre la caillasse tandis qu'il se tractait. Enfin, il finit par déboucher à la sortie de cet étroit tunnel, non sans y laisser des pans de sa veste, et tourneboulant, il s'écrasa sur un sol plan. Une phosphorescence actinique régnait ici et se redressant, il reconnut sans peine l'endroit pour l'avoir déjà visité dans un cauchemar. Il se trouvait toujours à l'Institut, mais celui-ci ne ressemblait en rien à celui qu'il connaissait. Tout y était gris de pourriture, écartelé par la végétation mourante, formant un dédale incompréhensible d'escaliers pointant le vide et de pièces plus vilaines les unes que les autres. Sans compter les guirlandes de cartilage et d'os qui tapissaient le moindre mur, enchevêtrés en un lierre de lèpre pâlotte et rosée. S'en approchant, il vit certaines articulations palpiter avec douceur. Il leva une main incertaine pour toucher cette toile quasi-vivante, s'assurer de sa consistance et...
Clic, la monstruosité qui avait été Jensen ferma et rouvrit la constellation laiteuse qui lui tapissait la face et il fut projeté loin en arrière, si vite qu'il en eut la nausée. Ses mains inutiles battirent l'air. Il tomba sur son séant, se meurtrissant le coccyx, les pieds ballants sur une série de marches ébréchées. Désorienté, il lorgna à gauche et à droite. Tout autour de lui se refermait une haute caverne dont le sommet se noyait dans les ténèbres. Un courant d'air fétide baillait des tréfonds, le suffoquant. S'enroulant autour de son poignet, une main invisible, d'une roideur d'acier, le força à se mettre debout avant de le tirer en avant. Trébuchant, il dévala les marches, en sautant une ou deux sous la contrainte. La puanteur se fit plus dense, lui amenant le cœur au bord des lèvres. Les miasmes provenaient d'un amas de chair morte lové à l'intérieur de sa nacelle de filaments. L'obscurité l'empêchait d'en distinguer nettement les contours. Ce qu'il en devinait était néanmoins suffisant pour que son regard s'en détourne aussitôt. La poigne le laissa enfin tranquille et il put reprendre son souffle. Sa respiration rauque lui parut ridiculement bruyante et engorgée.
Il manqua de s'évanouir en s'apercevant que ce souffle malingre ne venait pas de lui. Emprisonnée dans sa corbeille de cordages, l'immense masse s'agitait imperceptiblement, soupirant et mâchouillant d'une bouche qu'il lui était impossible de voir. L'odeur insupportable s'en dégorgeait comme d'un fruit pourri, humide et lourde. Il sut alors que cette excroissance n'était qu'un lambeau d'un corps plus grand encore, un corps enfoui et malade qui pendouillait ici et là en grappes, un ventre éviscéré qui répandait ses horreurs secrètes à l'abri de la lumière. Impossible pour lui de ne pas voir la ressemblance inquiétante avec la tumeur déliquescente qu'il avait recrachée auparavant. Une pulsion abjecte lui commandait d'enfouir ses membres et sa face dans les replis tiédasses jusqu'à ce qu'ils ne forment qu'un et horrifié, il repoussa cette idée de toute sa volonté, réussissant même à reculer de quelques pas. Du moins, le crut-il. Se tournant avec une lenteur visqueuse, l'amoncellement pivota vers lui dans une succion et descella ce qu'il lui servait d'yeux. Ce fut comme si on lui pressait une éponge chaude sur le nez et les oreilles. Il se retrouva happé à l'intérieur de cet être agonisant et gigantesque, vit et ressentit comme lui et ce qu'il découvrit fut affreux et incompréhensible.
*
Il avait eu nombre de noms et il les avait tous oubliés. Impossible de s'en rappeler. Ils l'avaient pourtant gravé sur des pierres, érigé des sanctuaires et des temples, ils l'avaient vénéré, dans les caveaux contenant ses effigies. Ils l'avaient représenté sous diverses formes. Aucune n'était la bonne. Il se souvenait des chants, des psalmodies et des prières. C'était agréable, bien qu'inutile. D'eux, il ne se souciait guère. Jamais il ne leur répondait. Il se contenait d'exister. D'avancer au hasard dans les profondeurs. Bien sûr, où qu'il se trouvât, il demeurait conscient de leur présence. Difficile de les ignorer. Ils étaient de plus en plus nombreux, à la surface. Ils inventaient de nouvelles choses, de nouvelles machines, pour retourner le sol, pour arracher les arbres, pour poser des rails d'acier sur lesquels filaient des serpents ronflants. Pour se tuer, aussi. Renonçant à la pierre, ils s'étaient emparés du fer, puis de la poudre. Tout cela leur venait de la terre, alors ils la labouraient et la trouaient. Comme ils creusaient de plus en plus, lui s'enfonçait plus bas encore, peiné par leurs intrusions. De tout temps, ils avaient aimé forer, et les plaies béantes qu'ils laissaient sur leur passage étaient désormais autant de fenêtres sur cet au-delà lointain. Il évitait ces ouvertures autant que possible. Elles empestaient. Elles grouillaient. Des choses rampantes s'y tortillaient, issues de la trame, infectes. C'était des morceaux de lui qui refusaient de mourir. Il n'avait pas fait assez attention et y avait perdu des fragments de lui-même. C'était probablement pour cela qu'il était incapable de se souvenir de ses propres noms. C'était leur faute et il était incapable de les haïr. Ils le laissaient indifférent.
Malgré tout, il ne pouvait leur échapper, même en allant plus profond encore, et à leur contact, certes lointain, il finit par leur ressembler suffisamment. Au point de se concevoir lui-même comme une entité vaguement consciente de son existence. Cela lui fut bénéfique. Son indifférence se mua en curiosité. Il comprit que d'autres étaient liés à lui et qu'il n'était pas aussi seul qu'il le croyait. Des créatures glissées parmi ceux qui peuplaient l'autre monde, persécutées, obligées de se cacher. Brûlées vives. Puis oubliées, tout comme lui. Elles s'étaient dissoutes, devenant méconnaissables, mutilées. Incapables de lui parler mais pouvant lui montrer le monde autrement que par les balafres malades striant la terre. Lorsqu'il sentit le cœur de l'une d'entre elles, il emprunta ses yeux et ce qu'il vit était immonde.
Il avait également oublié à quoi ressemblait le monde d'au-dessus. Sûrement pas à ça. Tout était devenu méconnaissable, déformé par un prisme étrange, humide et sans couleur. Une pellicule grasse recouvrait la moindre parcelle de ce qui se trouvait à la surface et les sols étaient en salaison, stériles. Putréfiés. Lui vivait en bas depuis si longtemps qu'il ne se souvenait plus de la couleur du ciel et celui-ci était brun, jaune et noir, malade. Ils avaient creusé des tranchées. Des tranchées pleines de boue et de pluie, de leurs propres excréments et de sang. Celui qui le transportait à ce moment-là n'y avançait qu'avec difficulté, pataugeant plutôt que marchant. Tout autour de lui ce n'était que mort, gravats et silence sifflant. Il suivit la créature durant ce qu'il lui parut une éternité. Elle se cacha dans un amoncellement formé par ses propres congénères morts pour en échapper à d'autres. Ce fut affreux.
Dans cette désolation s'en cachait une autre, à peine perceptible. Embryonnaire. Une volute, un filet de fumée, mais il la sentit quand même, assez pour lui donner un nom. Anomalie. Fracture. Il ignorait si cette nouvelle existence était un prolongement immémorial de lui-même ou si elle s'était contentée de surgir du néant ; tout comme il ignorait si lui-même était venu ou s'il avait toujours été là. Elle l'effraya néanmoins et il abandonna bien vite la créature, la laissant à son funeste destin. Le contenu de son esprit l'avait horrifié sans qu'il en comprenne la raison.
Bien que leur cheminement lui fût perceptible même à travers l'épais manteau géologique, il ne céda plus à la tentation de regarder la surface par leurs yeux. Cette résolution fut de courte durée. Partout, même dans les recoins les plus reculés de sa cachette, il ne pouvait échapper à l'étau de douleur qui suintait d'en haut ; cette infiltration étendait ses vrilles pour les planter en lui comme les arbres étendaient leurs racines et bientôt, il en fut prisonnier, réduit à l'impuissance, incapable de bouger entre ces barreaux invisibles. Souvent, il tenta de percer à travers les ouvertures qu'ils avaient creusées, mais aucune ne le laissa s'extraire. Leur pourtour était pris dans une gangue boueuse, sale, et s'y faufiler l'écorchait d'une telle manière qu'il sut que s'acharner finirait par l'éparpiller. Il s'y résolut tout de même. Les trous étaient de plus en plus nombreux et par eux, la folie et la haine s'insinuait, l'écrasant dans le piège qu'était devenu son ultime refuge. Quand cela devint intenable, il décida de réitérer l'expérience et après avoir trouvé un écho trouble d'un cœur battant encore sur le même rythme que le sien, ou presque, il se glissa à l'intérieur de l'esprit de cet autre être.
Celui-ci était à l'agonie. Sa vision, délavée et trouble, ne lui renvoya que des contours absurdes de bois et de tissu. Il prit conscience de la faiblesse qui s'était installée dans ce corps étranger, la sensation permanente de torture et de vide logée entre ses viscères et la faim le rendit fou. Celui-ci avait pris sa propre progéniture, pas encore en âge de marcher, pour la jeter dans une marmite afin de la manger, et ça n'avait pas suffi. Depuis, il mourrait lentement, ignoré de tous, étendu sur un lit au milieu d'un carré de tissu sur lequel avait été cousue une grande croix rouge sur fond blanc. Il dut mobiliser toute sa volonté pour le contraindre à bouger, puis à se lever, et la créature chuta de sa paillasse dans un craquement. Sa bouche était sèche. D'elle, il ne restait que l'essentiel. Son esprit était une flamme mourante au milieu d'un champ abandonné. Elle était craintive et famélique. Les éclats fragiles de sa conscience lui montrèrent des bribes hideuses d'un monde en bout de course – le crépuscule guettait, il s'insinuait jusque dans les âmes, y compris celle qu'il occupait. Impossible. Qu'avaient-ils fait ? Ce qui restait de son hôte ne possédait pas les réponses. Il n'était plus rien. Son âme n'était qu'un trognon grignoté par une macération insupportable.
Manger. Manger. Manger.
Dans cette lamentation vide de sens se terrait la présence nauséeuse de l'autre, celui qu'il avait autrefois aperçu flotter dans l'air non loin de leurs grossières tranchées remplies de pus. Il se repaissait de leur douleur et de leur souffrance comme un animal lâché dans un pré et il grossissait, il grossissait à en éclater car il n'en avait jamais assez. Tout comme lui, il n'avait pas de nom. Ça ne se concevait pas comme un entier. C'était vain, dépourvu de la moindre étincelle d'intelligence ; un parasite qui rongeait sa propre queue pour essayer de se sustenter. Son appétit ne connaissait aucune limite. Il prospérait autour de la charogne. Il le sentait tourner autour de l'enveloppe qu'il avait empruntée, comme une nuée invisible qui s'insinuait peu à peu dans cette pauvre cervelle obsédée par les nutriments qui lui manquaient.
Manger, disait la nuée, en écho à ce que réclamait ce corps délabré.
Remplir la fosse, ajouta-t-elle. Manger et remplir.
La moindre de ses pensées s'imprimait en lui-même comme une plaie supplémentaire. Les mots de la Fosse étaient envahis de larves. Ils se déversaient en lui à l'instar d'une cascade d'immondices. Au prix d'un grand effort, il parvint à repousser cette litanie un peu plus loin. L'enveloppe de chair tressaillit et le supplia de nouveau de la nourrir.
Cette vie dégoûtante, indigne, se débattait et se tortillait, tandis qu'il l'obligeait à ramper. C'était contre-nature, de leur infliger cela. Il n'avait guère le choix. S'il s'était résolu à prendre possession de cette vermine, c'est qu'il avait senti une autre présence, à seulement quelques brasses de cette mort odieuse. Contrairement à la majorité des êtres issus de son sein, ce dernier n'avait été que partiellement atteint par la déliquescence invisible qui empoisonnait le monde d'au-dessus – il avait réussi à conserver intacte sa nature, ou presque – et le lien qu'il conservait avec l'invisible, bien que dégradé, demeurait néanmoins solide.
Tout espoir n'avait donc pas disparu. Cet univers incompréhensible, puant et gris, n'avait pas réussi à broyer l'intégralité de leur essence commune, même si, l'un comme l'autre, ils avaient oublié leur nom depuis longtemps. Tout le long de sa parodie d'existence, il n'en avait rencontré que peu, si bien qu'il avait fini par se persuader que son genre s'était éteint.
Même bien avant la fracture qui déchirait désormais le monde, ceux de son espèce étaient rares, taiseux, les premiers à s'être coupés de lui, pour des raisons qui lui échappaient maintenant qu'il avait été réduit à l'état de loque balbutiante. Affaibli par la débilité qui habitait ce corps en ruine, il parvint néanmoins à le hisser sur ses membres inférieurs. Chacun de ses pas tremblants lui coûta un morceau conséquent de conscience propre. Se trouver ainsi à l'extérieur allait à l'encontre de toute sa raison d'être. Il n'était pas sensé remonter, ni leur parler, même s'ils étaient un jour sortis des mêmes tréfonds que lui. Seulement, il venait tout juste de comprendre qu'il était mourant, en partie à cause de sa propre négligence et en partie à cause de la chose affamée qui planait partout autour – elle allait finir par le dévorer, ce n'était qu'une question de temps, elle viendrait le trouver jusqu'en dessous, elle allait le mettre en pièces, elle allait l'éparpiller ; tout comme leurs machines, elle se contentait de broyer et de creuser, de les broyer et de creuser à l'intérieur jusqu'à les déchirer.
Lui et le corps avancèrent donc de concert, péniblement. La terre tanguait. Ils tendirent une main tavelée par des lésions innommables pour écarter le pan de toile, leur ventre gonflé sous les guenilles qui leur servaient d'habit. Ils franchirent des empilements de cadavres qui respiraient encore malgré l'inanition. Autour, ils distinguèrent des constructions en rondins, et sur les porches, des enfants assis en fixant le vide, des branches dépouillées en guise de bras. Ceux qui marchaient encore, comme eux, titubaient. Celui qu'ils cherchaient était tout proche. Debout au milieu de cette misère, il était en train d'échanger de grands cris avec un autre – un moins jeune, moins bien rasé et bien moins grand ; ce dernier portait une chasuble couleur de boue verdâtre et une casquette aux tons marine et rouge.
Guépéou, pensa le corps et il sentit un frisson de peur se faufiler sous les crampes viscérales sans en comprendre la raison.
Ont tout pris. Ont pris le grain et le bétail. Réquisitions.
... dans la marmite en train de cuire et j'ai salivé j'ai salivé j'ai salivé parce que j'avais tellement faim...
Le plus jeune était vêtu d'une façon bien moins martiale.
Docteur, réussit à penser le corps. Pas d'ici. Une année... entière... qu'il nous voit... mourir... manger nos bottes et nos enfants...
Ce qui habitait l'être que le corps appelait « docteur » n'était pas encore tout à fait corrompu, se réfugiant derrière des parois épaisses, enfoui dans le silence, coupé de tout – de lui comme de la Fosse. Cela avait autrefois fait partie de lui avant qu'il ne le perde, par volonté ou accident, il l'ignorait. Jadis, quand ceux d'au-dessus se blottissaient dans leurs habitations sommaires pour y dormir et pour échapper à l'arrivée des ténèbres et du cortège de chimères qu'elles charriaient dans leur sillage, ils veillaient sur le pas de leurs portes. Éternellement au seuil, ils ne se battaient jamais car rien ne pouvait les atteindre – ni les vouivres, ni les striges. Dormant le jour, ils reprenaient leur poste la nuit pour sonner l'alarme. Méfiants, ils n'entraient jamais sans y avoir été invités. Ceux d'au-dessus les nourrissaient en échange de leurs tours de garde. Quand cette époque fantasmagorique s'était effacée de la mémoire du monde, ces sentinelles désœuvrées avaient fini par oublier ce qu'elles étaient vraiment, et à force de se reproduire avec ceux d'au-dessus, elles s'étaient elles aussi dissoutes. Du moins l'avait-il cru.
Lui et le corps décharné s'approchèrent assez près pour entendre ce que la sentinelle disait à l'être en bure verte. Il ne comprit ses paroles que grâce à la connaissance dont disposait ce corps en fin de vie. Ce qu'il disait...
Clic, encore une fois, la créature allongée au sol cligna des yeux dans sa mare de sang et Viktor s'arracha de l'œil-dieu, la peau transie et échauffée, titubant à nouveau dans la caverne. Ses pensées s'emmêlaient en un flot gris. Il repensait aux tranchées. Ainsi, l'œil-dieu avait vécu à sa manière la Grande Guerre. Et ce camp peuplé d'être décharnés, cela devrait être l'Ukraine, dans les années trente... Voilà à quoi l'avait réduit la souffrance du monde : des loques décomposées, torturées, schizophrènes. Il ne s'attendait pas à ça. La pitié lui souleva l'estomac, mâtinée de dégoût.
— Qu'est-ce que tu veux ? réussit-il à demander, sans que ses lèvres ne bougent. Qu'est-ce que tu attends de moi ?
Il ne pouvait fixer le bojeglaz plus de quelques secondes. De la viande avariée et grouillante, sans compter la puanteur. Leur prison commune s'assombrit encore. Les murs commencèrent à suinter et ses pieds se noyèrent dans la tourbe tandis que l'œil-dieu déployait ses dernières ressources. Viktor n'en attrapa que des bribes. Ce fut comme recueillir les volontés d'un mourant. Des paroles murmurées d'une voix faible, un filet de brise tout au plus, mais la demande était fort simple.
Comme tout être doué de conscience développée, le bojeglaz craignait la mort et la folie. Celles-ci le rongeaient depuis tellement longtemps qu'il marmonnait en boucle la même litanie. Ce qui restait de lui voulait vivre, à tout prix ; c'était affamé et sénile, complètement dément.
Promets promets promets, supplia l'œil-dieu, que tu ne me laisseras pas mourir, promets et je ferais absolument tout ce que tu souhaites, je donnerais ce que tu demandes, j'obéirais...
— Comment ? Comment doit-on te maintenir en vie ? demanda Viktor.
Nourriture, dit-il. Beaucoup, j'ai tellement faim depuis... amène moi celle qui m'a volé ceux que vous appelez les ombres et je ferais ce qu'elle dit, si tu promets...
Il dissimula son ricanement sous un silence. Il se sentait étrangement privilégié. Qu'est-ce qui avait pu pousser cette entité surpuissante à venir ainsi le supplier ? Le sentiment de pouvoir qu'il en tira lui fut délectable. Le bojeglaz était à sa merci. Il lui obéirait, à condition d'être nourri. Viktor se doutait que cette chose ne mangeait pas vraiment de la choucroute. Sur l'instant, ce n'était qu'un détail. Sans importance. Une simple formalité qu'il s'empresserait de remplir car le bojeglaz lui bourrait l'esprit d'images enivrantes. Il lui donnerait l'autre monde, l'invisible, celui des ombres, dans son intégralité. Il lui offrirait les clés pour le comprendre, les outils pour l'asservir, il le lui montra avec une clarté incroyable. L'inépuisable puissance de cette entité atavique déferlerait et il en serait le messager, béni entre tous. C'était tout ce qu'il avait toujours souhaité. Seulement une once de reconnaissance. Tout ce qu'il avait récolté à la place se résumait à des sourcils haussés et à des moqueries à peine dissimulées, avant qu'un scandale ne le propulse dans l'isolement. Il ne le supportait pas et le bojeglaz, dans sa grande intelligence, l'avait compris et l'avait appelé. Il l'avait choisi, lui, pour le porter à la surface, à la vue du monde et personne ne pourrait l'en empêcher.
— Bien sûr, dit-il en silence. Tout ce que tu veux.
À l'instant où il prononça ces mots – ou les pensa, ce qui revenait au-même en ce lieu cauchemardesque – son champ de vision s'étrécit jusqu'à la tête d'épingle et son corps se mit à flotter, si soudainement que la nausée lui vint. La chose encore logée à l'intérieur de lui se contorsionna une dernière fois et il comprit que le rêve prenait fin. Il savait que s'y accrocher était vain et le fit quand même, suppliant. Il voulait connaître le moindre détail de ce que lui avait accordé le bojeglaz. Magnanime, celui-ci l'entendit et lui montra, dans un défilé saccadé de visions. Ce qu'il vit fut affreux et sublime. Les ombres condamnées à suivre l'Humanité bien malgré elles, attachées à chacun par un lien psychique inexplicable, nourries par tout ce que l'Homme pouvait avoir de négatif, s'en gavant comme des oies jusqu'en dépérir. Elles en souffraient. Chaque instant en était une torture et elles en étaient venues à les haïr. Il serait leur libérateur. Il n'avait besoin que de la fillette, car un accident l'avait dotée de la capacité à donner une forme palpable à ses malheureux êtres invisibles. La réintégrer au sein de l'Institut serait facile. Il savait où ce traître de Bruno l'avait amenée. Il ne l'empêcherait pas d'accomplir sa promesse, personne ne le ferait. Le marché était équitable. La libération des ombres contre leur fidélité absolue. Cela dépassait ses espérances les plus folles. Une armée inépuisable, terrifiante et redoutable. Viktor se fichait quelque peu du Reich de mille ans, il n'avait jamais fait partie de ses fanatiques illuminés. Il était néanmoins assez dégourdi pour savoir que ces derniers allaient se ruer sur cette opportunité. Et il n'allait surtout pas les en empêcher. Leur triomphe se réaliserait grâce à lui. Balayés, tous ses doutes, oubliés, son manque d'ambition et l'humiliation cuisante de sa mise au placard.
Un contact d'une molle douceur sous ses épaules lui apprit qu'il était revenu dans son lit. Le début d'un sourire lui tordit les lèvres et il eut hâte d'ouvrir les yeux pour enfin se mettre à la tâche. Il n'y parvint pas. Le bojeglaz avait encore des choses à lui enseigner.
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