Partie I : Le messager / prologue : Viktor
« Je pense que l'enfer est en nous-même. »
Sergueï Dovlatov.
L'extérieur de cet asile d'aliénés dont il avait déjà oublié le nom se composait de charmants bâtiments blanchis aux toits bruns, de parterres de fleurs couleur de sang et même d'une coquette fontaine. L'ensemble aurait pu être attrayant si un abandon délétère n'étouffait pas ces lieux prématurément délabrés. Le plus haut des bâtiments possédait une horloge seigneuriale décorée à la feuille d'or, mais celle-ci ne fonctionnait plus, affichant en permanence dix heures dix. Pour la plupart des résidents, le temps s'était lui aussi arrêté.
Viktor s'y était présenté en fin d'après-midi, à l'ombre du drapeau rouge accroché à l'entrée. Il y avait été reçu par un homme à la mine renfrognée, épingle du parti mise en avant sur la poche de sa blouse blanche et propre. C'était toujours cet ornement, à l'emplacement étudié, qui attirait toujours en premier son attention. Viktor s'y conformait lui aussi, évidement, même s'il n'avait jamais très bien compris ce qu'on attendait véritablement de lui.
— Un suicide, dit l'infirmier une fois les formalités d'usage épuisées. J'aurais pas aimé être à la place de ceux qui l'ont découvert, c'était vraiment pas beau à voir, à ce qu'on m'a dit.
Viktor ne demanda pas de détails. La mort, même mentionnée, l'avait toujours rendu frileux. Bien pour cela qu'il avait abandonné ses études en médecine.
— Vous êtes en retard, continua l'autre. Ils ont emporté le corps il y a une semaine.
— J'ai eu d'autres préoccupations, répondit Viktor alors qu'ils traversaient le couloir aux murs carrelés. Je ne le connaissais pas vraiment. Un lointain correspondant, tout au plus.
— Oh, dit l'infirmier.
Tout comme l'extérieur décrépit, les entrailles de l'hôpital psychiatrique respiraient un manque d'entretien flagrant. Dès la réception, l'humidité rongeait les plafonds, y traçant des rosaces de moisissure malsaine. Une fois le vaste comptoir d'admission franchi, ils avaient dépassé un dortoir bondé par une dizaine de pensionnaires. Tous étaient affublés d'un ensemble de la même teinte grisâtre que les traces de pourriture sur les murs, et portaient le crâne rasé afin d'éviter les poux. Partout, des yeux caves et des bouches tordues, bavant des incohérences. Des hurlements lointains accompagnés de regards vides de toute humanité. Ici, ils étaient traités comme du bétail. Au détour d'une coursive, il vit deux auxiliaires de la DRK* rosser une femme pour qu'elle se tienne tranquille et s'empressa de détourner la tête. Mais le pire, c'était l'odeur. Un mélange de savon carbolique et d'eau croupie, imprégnant les murs et les rideaux. Viktor détestait cette puanteur maladive de folie incurable et de vie définitivement gâchée que les médecins essayaient de noyer sous les effluves d'antiseptique. Ceux qui s'étaient perdus ici n'étaient que des corps et des esprits détériorés qu'on entassait dans un mouroir, sous clé, parfois pendant des années. La stérilisation n'était qu'un gaspillage, d'argent et de temps, alors qu'il suffirait de leur accorder un peu de miséricorde.
— C'est là, annonça son guide, interrompant le fil de ses pensées.
Ils se trouvaient devant une cellule dépouillée de tout décorum superflu. Ni table ni chaise. Un seau pour les besoins naturels, détail qui incita Viktor à froncer les sourcils. Des parois d'une nudité de ciment, percées d'une unique et haute fenêtre à barreaux fleurant bon l'austérité carcérale. Un sol du même acabit sur lequel était soudée une couchette privée de matelas. Celui-ci était désormais coincé contre le mur opposé au lit et l'eau sous pression n'avait pas réussi à en effacer la souillure. L'étendue de la tache de sang, même délavée, impressionna Viktor. N'y prêtant aucune attention, l'infirmier s'avança dans la pièce et tira une cagette de sous la structure métallique du lit.
— Tout est là. C'est ce qu'il avait sur lui lorsqu'il a été admis, dit-il. On l'a autorisé à utiliser un crayon à papier de temps en temps, je ne sais pas si ça va vous être utile.
— Moi non plus, répondit Viktor sans franchir le seuil.
Remarquant son hésitation, l'infirmier blondasse eut une moue moqueuse. C'était un homme encore assez jeune, à la mine volontaire ; un convaincu de la première heure, au vu de sa posture et de l'indifférence qu'il nourrissait à l'égard de son métier.
— Vous n'avez pas l'habitude des hôpitaux, docteur.. ?
— Krauss. Je suis raciologue, pas médecin.
— Ah, j'avais mal compris. Je vous pensais psychiatre. Qu'est-ce que quelqu'un comme vous vient faire ici, alors ?
Viktor hésita. Cette paillasse était vraiment affreuse. Il ignorait qu'un corps humain pouvait saigner autant. L'infirmier avait évoqué un suicide, et il était heureux qu'il lui ait épargné les précisions.
— Il faisait partie de mon institution.
— Laquelle ? demanda l'infirmier.
Viktor se décida enfin à entrer, évitant de regarder en direction du matelas.
— Ahnenerbe, dit-il.
— Jamais entendu parler.
— Nous sommes discrets, répondit Viktor. Et peu nombreux. Pour l'instant.
— Et donc ce... Gustav Rip Merken...
— Était un membre de l'institution, oui, dit Viktor. Mais je ne l'ai jamais rencontré. Il était déjà en Ukraine lorsque j'ai pris mes fonctions.
—L'Ukraine, répéta l'infirmier. Quelle idée. Ça ne lui a pas fait grand bien, si vous voulez mon avis.
— De toute évidence, dit Viktor. D'après ce que je sais, il a été admis il y a six semaines, c'est bien ça ?
— Exact, confirma l'autre en feuilletant le dossier peu épais, auparavant coincé sous son bras. Impossible d'en tirer quoi que ce soit, le type était en permanence en plein délire. Très violent, contre nous et contre lui-même. L'eau ne l'a pas calmé, alors on a dû recourir à la contention dès le début. Ce sont les gars du ferroviaire qui nous l'ont amené. Apparemment, il a mis un beau boxon dans le train. Il faisait quoi en Ukraine ?
— Des recherches.
— Sur quoi ? demanda aussitôt l'infirmier.
Rebuté par cette soudaine curiosité, Viktor ne répondit pas tout de suite. La teneur du champ d'études de l'Ahnenerbe provoquait toujours les mêmes réactions incrédules, alors il pesa soigneusement ses mots.
— Les mythes.
Cela ne manqua pas : le gars en blouse se fendit d'un large sourire.
— Il cherchait l'Atlantide en Ukraine ?
— Je l'ignore, répondit Viktor en s'efforçant de conserver une voix polie. Comme dit, je ne le connaissais que peu, et ses travaux encore moins. Je viens juste récupérer ce qui peut l'être.
Refroidi par son manque de loquacité, l'infirmier se contenta d'indiquer la cagette en mauvais bois.
— Tout est là. Je crois qu'il en a mangé une partie, par contre.
— Très bien, dit Viktor. Merci pour votre coopération.
— Mais de rien, docteur, répondit-il avec une certaine ironie.
Viktor ouvrit son propre attaché-case pour y fourrer les feuillets disparates.
Il n'avait qu'une hâte : quitter ces lieux peuplés de morts-vivants gardés par deux croix, une rouge et l'autre noire. S'éclaircissant la gorge, l'infirmier referma son dossier cartonné et s'approcha pour le lui tendre.
— Je vous le laisse. Nous n'en avons plus l'utilité.
Il hocha de la tête en guise de merci et glissa la reliure à l'intérieur de son cartable en cuir de marque. Dans le couloir résonna une altercation bruyante, suivie d'un gémissement animal et l'infirmier se précipita vers la sortie, sur le qui-vive. Il prit cependant le temps de se retourner pour faire ses adieux à Viktor d'une manière particulièrement déplaisante :
— Votre collègue, là, il s'est rongé les poignets jusqu'à l'os. Ça a dû lui prendre des heures.
*Croix rouge allemande
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