9 Wolff


Depuis son retour de Pologne, il ne parvenait pas à connaître un sommeil reposant. La forêt entourant l'Institut lui rappelait bien trop les bois dans lesquels ils avaient pris l'habitude de creuser. Les troncs épais, les branches et les buissons tâchés de brume s'insinuaient jusque dans ses cauchemars. Depuis que l'état-major avait décidé de l'internement de Lutz, il ne s'était pas résolu à lui rendre visite. L'asile de Mannheim n'était pourtant pas si loin. Même s'il ne voulait pas se l'avouer, il craignait que le revoir l'entraînerait dans la même spirale de folie vicieuse. Quand il repensait à la dague qu'il s'était plantée dans le crâne avec un peu trop de détails, il buvait. Lorsqu'il se réveillait en pleine nuit en étant persuadé que son lit s'était transformé en terre meuble et que l'édredon était constitué de dizaines de mains mortes, il se jetait sur la bouteille qu'il gardait en permanence sur sa table de chevet.

À vrai dire, il n'avait presque pas dessoulé depuis un mois. S'il n'avait pas flotté pas en permanence dans un flou artistique qui rendait l'Institut presque beau, cette situation l'aurait inquiété. Il n'avait pas écouté les recommandations et gobé les somnifères en les faisant passer avec la bière que Gebbert achetait à la brasserie artisanale d'Illwickersheim, le village mitoyen du domaine. Cela l'avait assommé pendant plusieurs heures ; il ignorait s'il avait véritablement dormi.

Souvent, il songeait à se rendre lui-même en dégrisement, sans jamais dépasser le stade de l'idée, ni les portes du bloc médical. Entamer un sevrage sérieux signifiait se coltiner von Falkenstein pendant au moins deux semaines et Wolff n'en avait pas le courage. Il le supportait déjà à peine lorsqu'il était bourré. Une fois sobre, il était sûr qu'il n'allait peut-être pas le tuer, mais l'amocher assez pour être mis à pied d'une manière définitive. Il n'avait pas envie ni de se retrouver en cour martiale ni dans un bataillon disciplinaire. La seule fois où il avait osé aborder le sujet de front, c'était devant le second docteur de l'Institut, le capitaine Helmut Hoffmann. Sauf qu'Hoffmann buvait lui aussi, avec une régularité de vieux militaire. Ils se cuitaient d'ailleurs souvent ensemble. Même le canard domestique lapait parfois du schnaps. Il marchait alors encore plus de travers, et ils en riaient pendant des heures. Bref, à son malheur, Hoffmann ne lui avait pas été d'un grand secours.

— C'est pas moi qu'il faut aller voir pour ça, lieut'nant, lui avait-il déclaré de sa basse dense. C'est le vampire du bureau d'à côté. Je dois peut-être le faire répéter deux fois pour comprendre son putain d'accent, mais c'est un jeune très à cheval sur l'hygiène. Ce qu'on leur apprend, à Kaiser Wilhelm ! J'aurais bien voulu entrer dans la SS, tiens ! Mais je fais moins d'un mètre soixante-quinze ! Si c'est pas malheureux, ça...

Cette convoitise teintée d'un respect amer avait rendu Wolff de sombre humeur. Ah ça, se disait-il en se pochtronnant au vin, à la bière ou à plus fort encore. Ah ça, c'est vrai qu'il était parfait, Herr SS-Hauptsturmführer, si toutefois on omettait le balai qu'il avait dans le cul ! Jamais une seule goutte dans le gosier ! Du sport tous les matins, chaque jour de la semaine ! Sans compter qu'il s'attirait systématiquement les gloussements et les regards admiratifs de tout l'effectif du beau sexe – sauf Nina, bien entendu, qui n'avait jamais pu se l'encadrer. Il n'était même pas blond, en plus ! Selon l'avis unanime des trois secrétaires et des deux infirmières du poste de soins, le secret, c'était les yeux. Topaze, avait affirmé Karolina, une grande et forte munichoise aux tresses d'un jaune solaire. Hécatolite, avait répliqué Brunehilde, la plus jeune des soignantes, celle qui rougissait d'une manière si touchante à chaque fois que von Falkenstein lui adressait la parole. C'était la seule qui avait souri quand Wolff, agacé par leurs piaillements stupides, avait déclaré que cette belle couleur de la cornée était au choix une tare congénitale ou une maladie incurable.

S'il se devait d'être honnête, ce n'était pas vraiment ça qui le rendait vert (de jade ! aurait dit Brune) de jalousie. C'était plutôt que von Falkenstein semblait bien mieux vivre son passage au front que lui. Il parvenait même à en rire, avec cette abnégation mordante qui transformait les histoires les plus abjectes en récits hilarants ; ceux-là mêmes qui obligeaient Bruno Zallmann à se tenir les côtes et à s'étouffer à moitié à cause de ses difficultés respiratoires. Von Falkenstein arrivait à tordre la réalité d'une telle manière qu'elle en devenait absurdement drôle, ce qui Wolff était incapable de faire. Il ne possédait pas la force morale nécessaire. Il n'était bon qu'à se morfondre, à boire et à ruminer en permanence.

Il se disait que c'était plus facile pour von Falkenstein que de ne pas revivre encore et encore cette asphyxie. Lui n'avait tenu qu'un hôpital derrière les lignes. Lui n'avait pas creusé de fosses, ni fusillé des enfants au regard perdu par-dessus les cadavres de leurs parents. Wolff se mentait, bien sûr. L'enfer qu'avait traversé von Falkenstein n'était certes pas le même, mais ce qu'il avait vu au lazaret en y amenant Lutz avait suffi à le dégoûter presqu'autant que les exécutions sommaires de la Liebstandarte. Les corps déchiquetés qu'il ne pouvait fixer plus de quelques minutes sans se coller le contenu de sa flasque dans le gosier, von Falkenstein s'y penchait des heures durant. Il arrivait même à chanter juste en même temps, ce connard.

Alors, depuis, Wolff s'empêtrait dans sa propre culpabilité et l'insomnie alcoolisée. Ses attributions à l'Institut n'en pâtissaient pas trop encore. Ses tâches étaient simples. S'assurer que Gebbert n'oubliait pas ses rondes nocturnes entre ses chiens, ses carottes et ses lapins. Veiller à ce que les sept pauvres troufions ne se transforment pas trop en feignasses sous la supervision du caporal Locke. Travailler et perfectionner sa maîtrise du camion sur les chemins forestiers déserts entourant l'ancienne scierie. De temps en temps, il songeait à emprunter la grosse Mannheim de von Falkenstein pour la planter dans le mur, juste pour la fugace satisfaction de l'entendre japper de rage.

Le manque d'occupations ne le gênait pas en temps normal, car il était d'un naturel plutôt flemmard. Le souci, depuis la Pologne, c'est que les nombreux temps morts qu'il traversait appuyaient d'autant plus sur ses souvenirs.

Les fosses. Les membres blancs qui dépassaient de vêtements maculés de brun. Les cris, les coups de feu et le silence. Il ne supportait que mal celui qui régnait dans le parc de l'Institut. Une fois par semaine, maintenant qu'il savait enfin conduire, il descendait donc à Illwickersheim pour passer la nuit dans la seule auberge du hameau. Parfois, Brunehilde l'infirmière l'accompagnait. Brunehilde était une fille à soldats et il en profitait de temps en temps, même s'il savait qu'elle aurait préféré von Falkenstein. Moins vaseux. Plus alerte. Moins gras, aussi. Mais comme il se bornait à la regarder de haut comme il le faisait avec toutes les autres, elle s'était rabattue sur lui, par dépit. Ce n'était pas grave. Wolff n'avait peut-être pas sa démarche de parade, ni le menton fièrement levé, ni ne fut-ce qu'une fraction de sa répartie, mais il lui restait encore le même col noir et pour elle, c'en était assez.

Plus souvent encore, lorsqu'il n'arrivait pas à dormir, il allait marcher en-dehors de l'enceinte, sa casquette froissée et une lampe torche dans un poing et une bouteille dans l'autre. La nuit le terrifiait autant que les bois suintant le froid et le brouillard. En décembre, la température y était aussi lancinante qu'à l'est. Il cherchait à entendre les détonations des fusils entre les troncs bardés d'aiguilles. Jamais rien ne venait. Armé de la torche dont il s'était autrefois servi pour fracasser des crânes trop récalcitrants à se mettre à genoux, il cherchait la fosse que le génie de la 6e avait creusé il y a longtemps, près du mur extérieur et du portail éternellement ouvert depuis que von Falkenstein l'avait embouti en arrivant.

Wolff s'asseyait alors sur une vieille souche située près de son emplacement et vidait son reste d'éthanol sur la terre noire. Dans le calme et le clair de lune, il tendait l'oreille, espérant et redoutant à la fois d'entendre des mains gratter sous les gravats remplis de brindilles. L'humus dégorgeait encore une légère puanteur de naphtaline.

S'il se concentrait assez, il percevait presque les murmures étouffés en provenance du fond. Ce trou invisible marmonnait sur le même ton monotone que le goudron de Bereznevo. Bêtement, il se demandait si les cadavres de la famille de cette malheureuse gamine y étaient enterrés. S'ils se relèveraient un jour pour la chercher, pour la ramener à la maison, pour le faire payer, lui et les autres. C'était impossible. Ils étaient restés pourrir loin d'ici, en Ukraine.

Il y repensait toutes les nuits. À cette femme fatiguée et au garçon blondasse que von Falkenstein avait froidement abattus. Elle s'était recroquevillée dans sa propre pisse, la nuque déchirée. Tuée sur le coup. Ensuite, quand il avait feu sur le gamin, en pleine tête là-aussi, à bout touchant, lui pulvérisant le front dans une gerbe grise, le paysan qui était son père, oh Seigneur... il s'était mis à brailler comme un veau éviscéré. Il avait hurlé si fort qu'excédé, l'autre lui avait tiré à l'arrière du crâne pour qu'il se taise. Il y avait eu un éclat rouge dans la neige sale et c'était terminé. Le bruit du corps roulant au sol lui avait rappelé le sol d'une lame qui se plantait dans un billot, tranchant net. Lui-même avait achevé cette éradication méthodique en tuant Vladislav.

Se trouver au-dessus de ses macchabées anonymes, mais qui venaient de la même contrée hostile que les Kupchenko, semblait raviver sa mémoire d'une manière inédite et il se replongeait dans les pires atrocités de sa mobilisation avec une vivacité qui confinait à l'hallucination. Il humait les odeurs de sang et de déjections qui se dégageaient des corps une fois le plomb planté. Les remugles de la terre gelée et morte que remuait l'acier des pelles. Les échardes qu'il se plantait dans les paumes malgré les gants. Le bébé qu'un de ses soldats avait balancé à l'intérieur du trou, n'ayant pas le cœur assez solide pour l'achever et ses vagissements qu'ils avaient étouffé en balançant des brouettes de mouise dessus.

Des rats dans un seau, avait dit Lutz. C'était lui, le rat, et le seau dans lequel il s'était jeté était beaucoup trop profond pour qu'il puisse un jour s'en échapper. Le fond en commençait à brûler, car ils avaient allumé un feu tout en dessous, sûrement alimenté par des corps desséchés et des livres encore plus jaunis. Encore un peu et il deviendrait aussi inconsistant que le bouillon que les services sanitaires avaient fait cuire en plein milieu de leur bloc chirurgical. À force, Wolff avait fini par se persuader qu'ils y avaient plongé de la chair humaine et non de la volaille – c'était tout à fait dans la veine de l'humour ignoble de von Falkenstein.

Même au beau milieu de la noirceur infinie de cette forêt maudite, son impression d'enfermement ne partait pas. Wolff se mettait donc à genoux dans la pourriture suave qui avait recouvert l'ancienne fosse et cherchait à déterrer les os qui devaient encore blanchir plus loin.

Pour les enterrer ailleurs ou pour les rejoindre, il ne savait plus trop. 

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