9 Hans

Contrairement à ce qu'il avait craint, l'Institut pour la Santé Mentale de Mannheim, d'ailleurs situé plus près de Karlsruhe que de Mannheim, ne lui opposa aucune sorte de résistance administrative – dans les méandres bureaucratiques allemands, cela relevait d'une sorte d'intervention divine – et accepta de le mettre directement en relation avec Laurentz dès sa première tentative de contact. Cela lui évita un aller-retour inutilement long, car Karlsruhe était certes bien plus proche que Stuttgart mais la Mercedes, en bien piteux état depuis son séjour dans le potager, n'aurait probablement pas supporté un trajet aussi important sans rendre l'âme. Quelque part, la docilité de l'asile à lui passer leur neurologue résident était décevante. Débarquer en trombe au milieu d'un établissement tranquille pour en persécuter tout le personnel le temps d'une journée aurait été plutôt divertissant. Il ne l'avait plus fait depuis son arrivée fracassante ici-même. Et au moins, il aurait pu amener la gamine en dehors de l'Institut, même si ce n'était que pour un temps limité.

À l'autre bout de la liaison téléphonique, l'Hauptsturmführer Laurentz se révéla aussi sec et expéditif qu'il l'avait imaginé. Il ne posa aucune question superflue dès que le nom et le grade de Vogt furent prononcés, ni sur l'identité de la patiente, ni sur les raisons qui poussaient l'officier du SD à agir ainsi, se contentant d'informations minimales, à savoir le lieu et le jour de son intervention. Il demanda également s'il pouvait amener un infirmier, ce qu'il lui refusa. Cela parut le perturber bien plus que le fait qu'on le sommât de se trimballer avec du matériel médical expérimental à quatre-vingt kilomètres de son lieu d'exercice et en pleine nuit.

— J'ai besoin d'un infirmier formé à la procédure, insista-t-il.

À cause de la qualité médiocre, sa voix étouffée prenait de drôles d'intonations métalliques.

— Nous avons trois infirmiers sur place, répondit Hans. Ça devrait aller.

— Oui, certes, grinça Laurentz. Mais ils ne sont pas formés à la procédure.

— Et c'est difficile à saisir, si vous l'expliquez ? demanda-t-il.

Il y eut un silence. L'autre devait réfléchir.

— Non, finit-il par lâcher. Si vous êtes chir, vous n'aurez aucun mal à m'assister.

— Sans façons, dit-il sans y mettre les formes. La nuit, je dors. Je vous donnerais un infirmier très compétent, ne vous en faites pas.

— Si vous voulez, répondit Laurentz.

Il avait encore quelques jours pour décider lequel ça serait. Clairement pas DeWitt. Elle et Muller étaient copines et il n'avait aucune envie de lui donner un prétexte supplémentaire pour le détester encore plus qu'elle ne le faisait déjà. Baumgartner était relativement compétente, mais habituée aux petits bobos, si bien qu'il craignait qu'elle ne soit pas à la hauteur. Hoffmann, quant à lui, ce n'était même pas la peine d'y penser. Il enverrait plutôt Dahlke, après s'être assuré que celui-ci serait capable de fermer sa grande bouche, ce qui était loin d'être gagné.

— ... tarentules, acheva alors la voix lointaine de Laurentz.

Il se rendit compte qu'il n'avait pas écouté un seul traître mot de ce qu'il venait de lui dire.

— Ça vous intéresse ? s'enquit son interlocuteur.

— Je vous demande pardon ?

— Un terrarium de tarentules. Enfin, de mygales maçonnes, plus précisément, poursuivit Laurentz. J'en ai un en trop et l'espace de travail qu'ils m'ont donné ici est beaucoup trop petit. Elles sont deux. Marlene et Frieda, qu'elles s'appellent. Vous les voulez ?

— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec des mygales dans une infirmerie ? On a déjà un chat, il va vous les dépiauter, vos pauvres Marlene et Frieda, répondit-il, pressé de se débarrasser de cette corvée que lui avait confié Vogt.

— Je les amènerais quand même, dit l'autre. Il y a bien quelqu'un qui acceptera de les adopter, dans votre Institut d'anthropologie.

— Vous les filerez au docteur Krauss. Je suis sûr que ça lui fera plaisir, je le soupçonne d'être une araignée lui-même, commenta-t-il en se demandant si Laurentz comptait le saouler avec ses horreurs velues pendant encore longtemps.

— Je ne manquerais pas de le lui dire, une fois qu'on m'aura montré qui c'est, répondit Laurentz en éclatant d'un rire brouillé par la friture. Bonne journée, Hauptsturmführer.

Il reposa le combiné avant de le fixer en fronçant des sourcils pendant un court instant. De toute évidence, l'asile de Mannheim n'avait rien à envier à l'Ahnenerbe en matière d'étranges énergumènes. Il n'était guère pressé de rencontrer ce fameux Laurentz et se demanda pendant un instant si c'était le praticien qui s'était autrefois occupé du Sturmführer Lutz. Probablement. D'après Vogt, les adeptes de la sismographie ne couraient pas encore les rues, en Allemagne. Quand, au début de leur conversation, il avait demandé à Laurentz de lui parler de cette pratique plus en détail, celui-ci s'était bien entendu lancé dans un discours enflammé sur la révolution médicale du siècle. D'après lui, la sismographie pouvait soigner les affections mentales les plus lourdes et transformer beaucoup d'individus improductifs en citoyens modèles. Une fois devenue courante, elle mettrait l'Aktion T4 au placard et l'Allemagne récupérerait un surplus de main d'œuvre qu'elle gâchait en l'envoyant à la mort, que ce soit avec les camions ou en la laissant crever d'inanition. Il l'avait écouté avec un intérêt distant avant de conclure que Laurentz était un de ces idéalistes préférant croire à ses propres inepties au lieu d'assumer ce que la médecine du Reich orchestrait réellement, à savoir une épuration nette et totale de ceux qu'elle avait jugé incurables. Entre utopistes ayant le cœur sur la main, lui et DeWitt s'entendraient sûrement à merveille.

Malgré le matraquage qu'il avait subi lors de ses classes sur la préservation raciale, l'exigence de prendre soin non pas de l'individu mais du corps social dans son ensemble, à être une espèce de lanterne désignant le chemin que tous ces herrenmensch se devaient d'emprunter, il ne s'était jamais bercé de l'illusion de sauver qui que ce soit de quoi que ce soit. Il faisait ce qu'il pouvait quand il le pouvait, pour un résultat qui ne lui convenait que rarement, y compris appliqué à lui-même. Toujours célibataire en cinq ans de service, aucun bambin dans les pattes alors qu'il devrait en être au moins au troisième, incapable d'en trouver une qui aurait le courage de le supporter plus de quinze jours, harcelant son monde sur la nécessité de ne pas mélanger son sang à la sous-espèce tout en n'arrivant pas à se sortir une saleté de slave du crâne, oui, il n'y avait rien à dire, il était vraiment un exemple d'excellence à lui tout seul. En être lucide ne lui apportait plus qu'un réconfort amer. Il se demandait parfois si la gamine avait conscience de ce fatras de contradictions qui le déchirait depuis bien trop longtemps. Elle était loin d'être bête, elle se doutait sûrement que son attitude ambivalente à son égard dissimulait en vérité un tourment intérieur qu'il tentait de vaincre en lui foutant des coups de talons – et par extension, en lui foutant des coups de talons à elle, tout en refusant qu'elle se laisse abattre, qu'elle se laisse mourir, tout en souhaitant que malgré tout, elle continue à sourire, à encaisser, à vivre. Il essayait d'y penser le moins possible. Sauf quand il ne pouvait l'éviter, quand il se retrouvait seul avec elle, et alors ça débordait, ça le prenait à la gorge et il commençait à faire n'importe quoi, comme dans la chambre de Stuttgart ou dans le bureau désert de Vogt, quitte à le regretter tout de suite après. Les attitudes qu'il avait avec elle depuis le départ n'étaient ni dignes, ni acceptables et les rattraper relevait de l'impossible, même en lui offrant de l'intégralité de la boutique de la couturière d'Illwickersheim ou dix autres médaillons. Ce n'est pas comme s'il avait quelque chose à faire de se racheter, de toute manière. Il n'était pas Jensen, cherchant une absolution par tous les moyens et surtout par la bouteille, un pardon absurde qu'elle ne lui donnerait jamais. Elle préfèrerait se sectionner la langue avec les dents pour l'avaler plutôt que de l'excuser, alors à quoi bon ?

Ce qu'il voulait d'elle, elle finirait peut-être par le lui céder à force d'insistance, mais ça ne lui suffirait pas, son corps ne suffirait pas, il la voulait toute entière, il voulait ce qu'elle ne pourrait jamais lui donner, c'était bien pour ça que c'était tombé sur elle et pas une autre, il ne l'avait compris que bien après ; elle, elle était bien incapable de l'aimer, il lui avait fait bien trop de mal pour ça, et il l'avait fait exprès, parce qu'au fond, c'était tout ce qu'il méritait ; une existence sans affection réelle, seulement peuplée de pulsions primaires, dévorer, cogner et posséder, à courir sans fin dans l'espoir que la tétanie soit un jour plus forte, qu'un jour il s'écroule enfin – mais il pouvait toujours essayer, il n'avait pas laissé tomber, pas tout à fait encore.

*

Dérangé par l'agitation particulièrement hargneuse régnant sous sa fenêtre, il renonça à l'ouvrir et à fumer à l'intérieur de son bureau autrefois rangé avec un soin maniaque. La présence perpétuelle des gardes de la Liebstandarte tout près, dardant des regards soupçonneux sur son dos de l'extérieur, leurs aboiements fébriles n'ayant rien à envier à ceux de leurs chiens, leurs plaisanteries et leurs rires gras, quand ce n'était pas un harmonica sorti sous le coup de l'ennui ou un couplet de cet hymne qu'il ne pouvait plus entendre sans grincer des dents, tout cela le chassait régulièrement en dehors de son repaire. Il s'était vite rendu compte que leur hurler dessus ne servait à rien, à part l'enrouer ; les factionnaires changeaient au fil des affectations, et devant recommencer tous les jours, il avait fini par se décourager, préférant chercher une occupation ailleurs tout en ruminant un plan pour faire cesser ce tapage incessant sans rien trouver de bien adéquat. 

À part peut-être supplier la gamine et ses ombres de leur tordre la nuque, mais il n'était pas sûr que Vogt apprécie qu'on massacre ici autre chose que des polonais, qui généraient tout de même moins de paperasse à remplir que de braves et vaillants soldats de l'élite de la nation.

Laissant donc la vareuse et la casquette sur le porte manteau à l'intérieur, il traversa le couloir et en passant devant l'étroite réserve pharmaceutique, il tomba nez à nez avec Hoffmann, sa chemise tâchée de sueur, son air coupable et son flacon de Pervitine coincé dans une pogne un peu trop crispée pour être de bonne foi.

— C'est pour Muller, s'empressa-t-il de se justifier sans même qu'il ait commencé à lui sortir son numéro de l'inquisition espagnole.

— Et moi, je suis un veau de trois semaines même si ça ne se voit pas encore, répliqua-t-il en l'empêchant de s'esquiver. Muller est incapable d'aller pisser toute seule sans qu'on la tienne, elle n'a certainement pas besoin d'un stimulant aussi fort, à moins que vous ne vouliez qu'elle nous clamse dans les pattes.

Comprenant qu'il allait devoir lui livrer une explication autrement plus satisfaisante, Hoffmann adopta une posture résignée, enfonçant le tube cartonné dans une de ses poches avant de rester les bras ballants comme s'il ne savait qu'en faire.

— D'accord, répondit-il. Ce n'est pas pour mademoiselle Muller.

— Mais encore ?

— C'est pour le petit Vadek, dit Hoffmann en évitant de le regarder avec soin. Comme vous refusez qu'on lui délivre quelque chose pour la douleur, il m'a fallu improviser.

Il crut avoir mal entendu. Pendant un instant, il hésita à se mettre en colère contre ce vicieux mais malin contournement et renonça. Il n'avait aucune envie d'entendre Hoffmann le traiter de petit con de SS, aujourd'hui.

— Et j'imagine que l'idée de lui refiler de la Pervitine vous est pas venue toute seule, dit-il dans l'espoir qu'il lui livre le nom du coupable, bien qu'il se doutât que ce soit DeWitt.

— Et bien figurez-vous que si, Herr SS-Hauptsturmführer, déclara Hoffmann d'un ton trop dégagé, ce qui lui confirma son soupçon premier. Maintenant, si vous le permettez, j'ai à faire.

— Je vous interdis de gâcher des comprimés pour de la sous-race polonaise, dit-il juste pour la forme, car Hoffmann avait cessé de l'écouter depuis quelque temps.

Il aurait pu faire preuve de clémence et le laisser mener ses petits trafics dans son dos sans rien dire. Les services sanitaires distribuant la Pervitine dans toutes les panoplies de dotation comme s'il s'agissait de cigarettes, ce n'était pas ce qui manquait à leur pharmacie. Il aurait pu fermer les yeux là-dessus, comme sur bien d'autres choses, si seulement Hoffmann, emporté par la colère à cet instant, ne lui avait pas répondu :

— C'est drôle ça, Herr SS-Hauptsturmführer, parce que ce Vadek, il est pratiquement de la même sous-race que votre petite, là, et pourtant, elle, vous préférez la voir en jolie robe à fleurs plutôt que de passer le balai avec des côtes cassées. Faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais, c'est votre grande spécialité, on dirait.

À son stade de lassitude, il aurait pu ignorer pratiquement n'importe quel manquement. À part celui-là. S'il en venait à lui balancer toutes les calomnies que Muller et puis DeWitt répandaient à son sujet en pleine face, sans même en tressaillir, cela voulait dire que toute cette histoire de protestation était bien plus inquiétante qu'un simple dérapage après une nuit désagréable, comme il avait voulu le faire croire à Vogt. Toute la mince sympathie qu'il avait pu ressentir pour Hoffmann lorsqu'il l'avait défendu face à ce dernier se transforma aussitôt en un mépris glacial bien plus familier et rassurant.

— Très bien, allez donc lui filer votre Pervitine si ça vous chante, répondit-il en se poussant pour enfin le laisser passer. Profitez-en tant que vous le pouvez encore.

— Qu'est-ce que ça veut dire, ça, exactement ? demanda Hoffmann, perturbé de ne pas le voir perdre son sang-froid.

— Ça veut dire que le front français n'est pas très loin si on le compare à la Pologne, dit-il, se sentant enfin maître de l'échange. Et que les affectations ont beau être hasardeuses, il se peut qu'on vous retrouve bientôt en première ligne, à vous démener avec un afflux massif de démembrés comme j'ai pu le faire.

Tout comme il l'espérait, toute velléité d'irrespect déserta immédiatement l'esprit d'Hoffmann, lui creusant le visage et évidant son regard, ne lui laissant plus qu'appréhension et crainte mutique. Enfonçant ses mains dans les poches de son pantalon feldgrau qui n'avait guère connu le repassage en deux ans pour se donner une contenance, il se mit à balbutier :

— Vous ne pouvez pas faire ça... j'ai assez donné... je ne pourrais... ça n'a pas de sens...

— Vous êtes encore valide, pourtant, répondit Hans en savourant quelque peu l'effet qu'il venait de provoquer. Et toujours capable de recoudre quelqu'un correctement.

Il le planta là sans lui laisser l'occasion de retrouver ses esprits pour répliquer. Il se promit de mettre cette menace à exécution aujourd'hui-même. Il lui suffirait d'insister auprès de Vogt pour que celui-ci accélère sa demande, quitte à remettre le récent incident disciplinaire d'Hoffmann sur la table. Pas de doute, retrouver un terrain qu'il fuyait obstinément depuis plus de vingt ans lui remettrait les idées en place, à ce pauvre abruti. C'était une mesure radicale, il en avait conscience, il risquait de la regretter, mais Hoffmann venait de le pousser une impasse et il n'y avait rien de plus dangereux qu'une vipère acculée, bien pour cela qu'il valait mieux les laisser tranquille, ses parents le lui avaient assez répété, contrairement à ceux d'Hoffmann.

C'était si dommage d'en arriver là, quand même, à croire que personne ne comprenait qu'il y avait des limites à respecter avec lui ; il avait pourtant essayé de le sauver des griffes trop longues de Vogt et comme toujours, le moindre sursaut d'empathie, aussi minime soit-il, lui valait un torrent de problèmes, tout comme avec DeWitt et sa Tsigane. Tout ce qu'il récoltait en permanence était un ramassis d'ingratitude et de mépris. À se demander pourquoi il continuait d'essayer. Le pire, c'est que merde, il ne pensait pas être si mauvais que ça, au contraire même ; il était une personne moralement correcte, un bon médecin, investi, compétent, et tout ça pour quoi ? Pour gâcher ses ressources et son énergie à tenter de ramener un vieux schnoque à la raison, et le plus désolant était peut-être sa propre réaction face à son attitude rebelle : la coercition, comme avec cette pauvre gamine. Il n'était bon qu'à ça au final, à cracher et à mordre dès qu'il se sentait dépassé. Triste constat que c'était. 

Dès qu'il se serait suffisamment calmé, il irait entamer son plaidoyer chez Vogt.

*

Le côté est du dispensaire étant situé pile en face du damné futur stalag et des rangs de la Liebstandarte occupés à le garder, il renonça à fumer sur le parvis, louvoyant entre les soldats qui s'étaient appropriés le banc pour y jouer aux dés. Tout amusement trop visible cessa à son approche, remplacé par des salutations de circonstance, pour reprendre aussitôt qu'il ait tourné à l'angle. Ce flanc-là du bâtiment était bien moins exposé à l'agitation et quand Gebbert faisait encore partie des effectifs, il y avait installé son clapier à lapins, désormais laissé à l'abandon ; tout comme les canards, les bestioles avaient fini par s'éparpiller dans le domaine et parfois, il voyait les troufions poser des pièges dans les parties les plus boisées du parc.

Le coin avait été envahi par une profusion anarchique de mauvaises herbes dans laquelle pointait une variété assez charmante de pivoine sauvage et une infiltration de longue date avait fini par y créer une petite mare à grenouilles, que personne n'avait eu le cœur à boucher, lui y compris, bien qu'elle fût extrêmement bruyante une fois la nuit venue. Autrefois aidé par la bonne volonté de Jensen, Hoffmann y avait également bricolé de quoi s'asseoir avec des planches soigneusement poncées et il ne comptait plus le nombre de soirs où, lassé de les entendre se bourrer la gueule sous les cancans enthousiastes du canard domestique, il en venait à se demander si leur balancer quelque chose de lourd depuis le second étage les découragerait. Comme ses quartiers étaient situés de l'autre côté de ce jardin improvisé, il ne s'y était jamais résolu, heureusement pour eux. Depuis la mort du grand crétin de la Liebstandarte, l'endroit avait retrouvé son calme bucolique initial, bien qu'Hoffmann y aille parfois afin d'écluser son schnaps avant de s'endormir, sa vareuse en guise de pare-soleil.

Ce matin, des gloussements suspects filtraient de ce petit bout de terrain et intrigué, il s'arrêta net. La vue bouchée par un massif de glycines particulièrement impressionnant pour une plante laissée sans entretien, il se décala sans bruit, cigarette éteinte à la main, et sur le banc, il vit Dahlke et DeWitt à moitié avachis contre le mur mousseux, collés l'un à l'autre comme si leur en vie en dépendait et il se demanda si l'univers entier venait de se liguer contre lui pour lui faire passer une autre de ces horripilantes journées si propres à l'Institut.

— Mais non, dit-il sans chercher à dissimuler sa présence une seconde de plus. Et en plein service, en plus !

Trop occupés l'un par l'autre et assourdis par leurs ricanements mutuels, nul ne réagit à sa tentative d'interrompre ce prélude d'ébat passionné et strictement intolérable. Ne souhaitant pas assister à une copulation malséante dès dix heures du matin, il se résolut à sortir son étui à cigarettes et à le lancer d'un mouvement agacé en direction de cet enchevêtrement de membres et de vêtements défaits. À son plus grand plaisir, il visa juste, et le lourd étui percuta Dahlke à l'arrière du crâne, lui arrachant un cri qui n'avait plus rien de sensuel et remarquant enfin qu'ils n'étaient plus seuls, DeWitt en faillit tomber au sol avant de rougir d'une manière spectaculaire.

— Bah alors ! s'exclama-t-il alors qu'elle s'empressait de reboutonner son chemisier avec des doigts gourds et que Dahlke se redressait, l'air un peu perdu de quelqu'un à qui on venait d'arracher sa friandise préférée. Ça ne pouvait pas attendre d'être dans une chambre ? Vous vous croyez où, vous pouvez me le dire ?

Dahlke balbutia des mots incompréhensibles tout en refermant son pantalon en position assise. Découragé par l'arrivée des températures de printemps, il avait laissé ses bottes au placard pour y privilégier des chaussettes et des nu-pieds, ce qui lui donnait une allure encore plus débraillée. DeWitt fut la première à retrouver une apparence décente et le sens du verbe.

— Merde, déclara-t-elle avec cette insolence cachée qui lui tordait un coin de la bouche. Qui voilà ? Venu gâcher un rare instant de grâce en ce bas-monde ?

— Vous devriez la fermer si vous ne voulez pas aggraver votre cas, DeWitt, la prévint-il en faisant de son mieux pour ne pas éclater d'un rire interloqué. Retournez au travail au lieu de faire la pute, et plus vite que ça !

N'osant pousser sa patience dans ses derniers retranchements, elle finit par se lever, tirant encore un peu sur les pans de son chemiser désormais complètement fermé avant de reprendre son tablier pour le renouer autour d'elle. Dahlke et elle évitaient soigneusement de se regarder, comme le faisaient tous ceux coupables d'adultère.

— Allez, à l'intérieur ! la harangua-t-il à nouveau et après avoir jeté un œil inquiet à son amant déconfit, DeWitt pressa l'allure.

Croyant qu'il allait s'en sortir à bon compte, Dahlke fit lui aussi mine de prendre la fuite et renonça quand il se planta en face de lui, mains sur les hanches.

— Toi, tu restes assis, lui déclara-t-il. Explications, et vite.

Se rasseyant sur sa planche inconfortable en retenant à grand peine un soupir exaspéré, Dahlke se passa une main sur le visage comme pour en maîtriser les émotions.

— Depuis quand ? demanda Hans comme il s'obstinait à ne pas répondre.

— Un quart d'heure, je le jure, Herr SS-Hauptsturmführer, dit enfin Dahlke en esquivant la véritable question.

L'appeler par son titre officiel n'allait pas suffire, et livrer des explications évasives non plus, Dahlke finit par le percuter et ajouta :

— Depuis qu'on est arrivés ici. À peu près.

Cela l'étonna. Il n'avait rien vu venir, lui qui se targuait pourtant de lire les gens et leurs intentions cachées avec une facilité déconcertante. Dahlke et DeWitt, par contre, ça dépassait son entendement. Non pas que DeWitt manquât de charme, dans le genre exubérant, mais tout de même, pas quand on avait une fiancée enceinte sur le point de délivrer un enfant au monde. Ça, c'était moche et irrespectueux et au-delà de leur rapport hiérarchique, il n'allait pas se priver de le lui faire comprendre, surtout que Dahlke n'avait pas l'air troublé outre mesure.

— Ah oui, quand même, constata-t-il avec un dégoût qu'il avait du mal à dissimuler. Et ça ne gêne personne, je suppose ?

— Pas jusqu'à ce que tu débarques à l'improviste, répondit-il en reprenant enfin une contenance. Tu nous as entendus, en plus. Tu ne t'es pas dit que t'allais plutôt fumer ailleurs, non ?

— Et pourquoi est-ce que j'aurais fait ça ? dit Hans, effaré par ce toupet.

— Mais Seigneur, soupira l'autre, se laissant aller en arrière, déjà découragé. Au secours ! ajouta-t-il en levant des mains suppliantes au ciel. Je n'ai pas la foi de discuter avec un abruti pareil, là, tout de suite !

— Le Seigneur ne te sera d'aucune aide, répondit-il. Et que je sache, l'abruti ici, c'est toi. Se lancer dans du rabattage de personnel féminin en cachette alors que t'en as une pas loin de mettre au monde, c'est vraiment crasseux, tu ne crois pas ?

Dahlke le regarda d'un air sincèrement étonné, ce qui l'exaspéra encore plus, si toutefois c'était possible.

— Comment ça ? demanda-t-il. En cachette de qui ? De toi peut-être ? Mais que je sache, ça ne te regarde en rien. À moins que j'aie raté quelque chose et que t'es devenu régulateur des mœurs privées entre temps ? Si c'est le cas, je réitère : que Dieu me vienne en aide.

De toute évidence, il passait totalement à côté du sujet véritable, ce qui était déboussolant en plus de mettre ses nerfs à rude épreuve, si bien qu'il décida de prendre une grande inspiration, d'allumer enfin sa cigarette et de lui expliquer avec une pédagogie infantilisante en quoi rompre son engagement auprès de Renate était moralement condamnable.

Dahlke l'écouta avec la même expression ennuyée qu'il avait en Pologne lorsqu'il se mettait tout à coup à chanter en pleine opération dans l'espoir d'oublier la fatigue et répondit simplement :

— Je pense qu'il y a un malentendu, dit-il en prenant le même ton faussement patient que lui. Le seul que ça dérange ici, c'est vous, de toute évidence, Herr SS-Hauptsturmführer. Parce qu'à titre personnel, Renate est plutôt ravie que je m'occupe quand elle n'est pas là. Elle m'a même suggéré de l'inviter à la cérémonie et je trouve que c'est une excellente idée.

Il marqua une pause tandis qu'il digérait cette nouvelle révélation sans vraiment la comprendre.

— Elle veut que tu viennes aussi, mais étant donné ton air scandalisé, je suis plutôt sceptique quant au bien fondé de cette suggestion-là.

Il ignorait dans quel bordel encore il venait de mettre les pieds mais ça ne lui plaisait pas beaucoup.

— D'ailleurs, j'en profite pour demander une permission incessamment sous peu, enchaîna Dahlke sur le ton de la conversation. Elle vient d'être admise dans le service de Tannen, et la naissance est prévue d'ici la fin du mois. D'après Anneliese, l'enfant sera Gémeaux, et c'est le meilleur signe qui puisse exister vu que c'est le sien.

Depuis son incorporation, DeWitt passait son temps à emmerder le monde avec les horoscopes, dans la digne lignée des obsessions occultes de l'Ahnenerbe et retrouver les mêmes remarques idiotes dans la bouche de Dahlke ne l'étonna qu'à moitié.

— C'est bon, ajouta ce dernier en voyant que l'allusion ne le faisait pas sourire sur le moment. Faut arrêter de le monter en drame, vu que c'en est pas un. Tu sais pourtant ce qu'ils disent, alors pourquoi cette réaction répugnée, je peux savoir ? Ce qui compte, c'est la progéniture, peu importe si elle est conçue hors mariage ou dans un cadre, disons, plus traditionnel.

— Ah, dit Hans en écrasant le cadavre de la cigarette d'un coup de talon un peu trop brusque. Parce que c'est également prévu avec DeWitt, c'est ça ? Non laisse, je ne veux pas savoir.

— Ben franchement, si ça arrive, je serais content, oui, répondit quand même Dahlke, toujours aussi désarçonné par son attitude hostile. Elle est plutôt jolie. Pardon, mais je peux savoir à qui je parle, là ? À un catho du siècle dernier ou un chargé d'hygiène raciale ?

— J'emmerde Dieu et la moindre de ses ouailles, déclara-t-il en ponctuant l'affirmation en crachant sur le côté.

— Ah, j'ai eu peur pendant un instant, dit Dahlke. Parce qu'il me semblait bien que ce sont ceux de ton espèce qui ont ouvert les Lebensborn dans le but précis de repeupler le pays. J'ai bien écouté cette partie-là lors de mon incorporation, j'espère que tu es fier de moi !

— C'est certainement la seule chose que t'aies écouté, constata-t-il, sentant toute envie de débattre le quitter peu à peu.

— Certes, admit Dahlke. Mais c'était la plus intéressante. Donc que j'en ai une, deux ou même trois, et qu'elles vont sûrement bien s'entendre, ça me va.

Il ne trouva rien de pertinent en matière de contradiction sans désavouer le dogme qu'il martelait depuis des années et mains enfoncées dans les poches, il continua d'enterrer le mégot depuis longtemps éteint à coups de semelle agacés.

— Tu devrais essayer, je suis sûr que ça te détendrait, pour une fois. Je peux lui en parler, si tu veux. D'après ce que j'ai compris, elle a plutôt l'habitude des officiers aigris du genre de Siegler, même si t'es quand même moins lugubre, commenta Dahlke, le faisant cesser à l'instant.

— DeWitt ? dit-il, avant de recracher au sol. Pouah, au secours, comme tu dis !

— Ou une autre, répondit Dahlke sans se démonter. Enfin, une qui soit d'accord et en âge, quoi. Ce n'est pas si difficile à trouver, franchement. Il suffit de descendre au village en tenue et vu que tu ne portes que ça, c'est encore plus simple, ajouta-t-il en agitant ses propres pieds dans un bruit de claquettes assez comique. D'ailleurs, ils sont où, ta veste et ton képi ? J'ai failli ne pas te reconnaître, quand t'as débarqué.

— Un mot de plus et je t'envoie en France, déclara-t-il en finissant par déclarer forfait et s'asseyant à côté de lui.

Dahlke éclata de rire.

— C'est vraiment nul de dire ça à quelqu'un qui essaie juste de t'aider, dit-il. Et en plus, nul besoin de m'envoyer ou que ce soit, vu qu'ils ne vont pas tarder à le faire.

— Tu penses ?

Il eut un haussement d'épaules assez fataliste. Depuis que l'invasion avait débuté, ce qui remontait à la veille, Hans se posait lui aussi la question sans jamais s'y attarder assez pour en tirer autre chose qu'une sourde inquiétude de plus. Pratiquement plié en deux, Dahlke avait posé son menton sur ses deux mains croisées et fixait la mare aux grenouilles, silencieuse pour l'instant, comme s'il s'attendait à ce qu'elle crache un ordre de mobilisation dans la minute.

— Je ne sais pas, finit-il par admettre. Mais je ne peux pas m'empêcher d'y penser, surtout quand on se pointe dans un moment inopportun pour me parler de manquements professionnels.

— Et encore, je n'ai rien dit sur l'absence de bottes, rétorqua Hans en récupérant son étui à cigarettes échoué en dessous de la planche. Imagine si Vogt débarque pour une de ses inspections à rallonge et qu'il te voit te balader en chaussettes claquettes en service.

— Service, service, répéta Dahlke d'une voix monocorde.

D'une main, il ramassa son képi échoué sur une branche surchargée de glycines et l'envoya voltiger jusqu'à la mare peu profonde, où il resta flotter à l'envers tel un étrange et petit bateau d'enfant en tissu. Un batracien curieux finit par se hisser sur la visière, ce qui lui arracha un éclat de rire rapidement éteint.

— Service, tu n'as que ce mot à la bouche, reprit-il en ramassant un gravier dans l'intention de l'envoyer sur le képi pour essayer de le faire couler.

— Raté, commenta Hans alors que le caillou s'écrasait bien au-delà de la grande flaque.

— Franchement, je ne sais pas si tu t'entends, parfois, dit Dahlke, avec l'intention manifeste de l'emmerder encore sur sa gestion de la discipline. C'en est lourd, à force. C'est quand, la dernière fois que t'as laissé tout ça au vestiaire pour profiter de la vie ? Pour en profiter vraiment, je veux dire.

— Hmm, dit-il, n'ayant aucune envie d'aborder ce sujet-là, préférant plutôt s'appuyer au mur avant de bâiller.

— On m'a dit que tu n'avais aucun vêtement civil dans le placard, reprit Dahlke en glissant élégamment sur l'origine de cette affirmation. Si c'est vrai, putain de merde, c'est vraiment grave. Et ta solde, elle part où ?

— Une partie pour mon frère pour décharger nos parents, l'autre à la banque, admit-il à contre-cœur.

— Et ça fait combien de temps que tu les as pas vus, hein ? Depuis trente-huit ? dit l'autre, répondant à ses propres questions. C'est normal, ça, peut-être ? Tu n'as toujours pas répondu, au fait.

— Répondre à quoi ? demanda-t-il dans l'espoir de gagner un peu de répit et de temps pour trouver une porte de sortie qui lui éviterait de se coltiner ce genre de discussions personnelles qu'il avait en horreur.

Mais Dahlke était quelqu'un de tenace ; une qualité qui en faisait un excellent infirmier et probablement un excellent ami, mais sur l'instant, il n'arrivait pas à mesurer la chance qu'il avait d'en posséder un comme ça, le trouvant bien trop insistant et invasif.

— C'était quand, la dernière fois que t'as fait autre chose que te balader entre ton bureau et celui de Vogt en hurlant sur tous ceux que tu croises ? dit Dahlke dans un inquiétant souci de précision. Que t'es sorti d'ici pour plus de trois heures, même si ce n'est que pour descendre à Illwickersheim ? Je sais qu'on est loin de la civilisation, mais ce ne sont pas les choses à faire qui manquent, dans le coin. Par exemple...

— J'ai eu mon exemplaire du Guide Michelin en arrivant ici, le coupa-t-il, lui épargnant une fastidieuse énumération. Et je connais la route de Strasbourg, merci.

— Tu sais qu'ils l'ont aussi filé à la Liebstandarte pour faciliter la Blitzkrieg ? C'est Lutz qui me l'a dit avant de partir.

— J'ignorais qu'il savait lire, dit-il et Dahlke ricana.

Pendant un court instant, il crut avoir suffisamment dévié le sujet pour qu'il oublie ce pénible préambule de discussion à cœur ouvert mais Dahlke revint à la charge après avoir enfin réussi à lancer un gravillon à l'intérieur de sa casquette désormais envahie de grenouilles paresseuses.

— Pardon si ça te semble un peu trop intime, mais c'est quand la dernière fois que t'en a eu une dans ton lit, même ?

Ce fut une question si inattendue qu'elle le prit de court, non sans un certain malaise qu'il manifesta par un silence empli de protestations informulées.

Il avait raison, Dahlke. À quand remontait la dernière fois qu'il avait réussi à toucher une femme, qu'il avait accepté qu'on le touche, lui, qu'on pose les mains sur son corps, ce corps dont il était pourtant si fier ; et ce sans tressaillir, sans repousser, sans se sentir dégoûté par le moindre pli de gras ou de cicatrice d'appendicite qui pouvait hanter la si onctueuse et si sécurisante nudité féminine ? C'était simple, ce n'était jamais arrivé, même avec Lorne. La moindre imperfection agissait sur lui comme un répulsif, rien n'allait jamais, trop de graisse ou pas assez, trop flasque, trop ferme, trop de grains de beauté disgracieux à un endroit inopportun, une vergeture, un ventre trop distendu, n'importe quoi d'inesthétique et il n'y arrivait plus. Ses malheureuses tentatives en cinq ans de veuvage s'étaient toutes soldées par des échecs plus ou moins retentissants. Il n'en avait embrassé aucune, même dans l'ardeur animale de l'acte en lui-même quand ça arrivait, il n'en avait jamais ressenti le besoin, ni l'envie, jamais, avec aucune. Sauf quand il l'avait vue, elle, en train de marcher d'un pas timide vers la balance dans un premier temps et bien souvent par la suite, elle et ses minces cuisses blanches, mince, si mince et si fragile, avec sa silhouette d'une délicatesse de porcelaine ; elle, il avait envie de lui planter les crocs dans les lèvres pour qu'elle s'étouffe, pour qu'elle suffoque, pour qu'elle arrête de pleurer, elle, il avait envie de lui laper la langue et lui manger la bouche à en avoir la nausée. Elle, elle ne le dégoûterait pas, il en était sûr. Elle avait tellement changé depuis son arrivée. Un jour, il lui demanderait peut-être de se mettre entièrement nue devant lui juste pour l'examiner sous toutes les coutures, sans rien lui faire d'autre que de s'assurer qu'elle était aussi mince et parfaite et souple que sa figure de petite ballerine le laissait supposer à travers ses vêtements. Complètement névrosé, aurait dit Muller. Il ne pouvait lui donner tort.

S'il disait tout cela à Dahlke, toute la vérité, il était sûr que celui-ci allait à nouveau crier au-secours avec bien moins d'humour que tout à l'heure, alors il le garda pour lui, s'enfermant dans le mutisme en espérant qu'il n'irait pas creuser de ce côté-là une autre fois.

— Ah oui, plus de trois minutes à s'en rappeler, je ne pensais pas que c'était aussi grave, constata Dahlke avec une pointe d'ironie. C'est quand même primordial, dans la vie, que de savoir prendre du bon temps, en service ou pas. On ne sait jamais ce qui peut arriver demain.

— Probablement un ordre de mobilisation, répondit Hans, desserrant enfin les mâchoires.

— Peut-être, dit-il sans mordre à l'hameçon. Mais tu devrais quand même sortir balader ta petite, hein. Ce n'est pas sain, que de rester enfermé en permanence ici, pour tout le monde. Laisse tomber la vareuse, comme maintenant, prends la voiture et amène-là se changer les idées à Illwickersheim, tiens, ça lui ferait plaisir, j'en suis sûr. Non ? ajouta-t-il devant son regard peu amène. Laisse, alors. Prends-la au moins avec toi quand je me marierais.

— Si tu veux, lâcha-t-il, espérant que ça lui suffirait pour lui foutre la paix.

— C'est pour toi, hein, dit Dahlke. Espèce de cas désespéré que tu es. Enfin, bref.

Il se pencha à nouveau pour chercher quelque chose près du banc, remuant les glycines dans une bouffée de parfum alourdi et Hans en conclut qu'il ne comptait plus lui parler de comment il devait gérer ou non sa propre vie privée. Dahlke décapsula une drôle de bouteille sombre d'une torsion. Il plissa du nez lorsqu'il la lui tendit, prêt à râler sur le fait qu'il ne consommait toujours pas d'alcool.

— Oh putain, ne commence pas à casser les couilles, s'exclama Dahlke en agitant quelque peu la bouteille devant lui. C'est pas de la binouse, mais notre nouveau ersatz de Coca-Cola, c'est à la pomme et garanti sans éthanol.

— Quoi ? s'étonna-t-il en la prenant enfin pour examiner l'étiquette. C'est nouveau ?

— Encore un coup du génie industriel allemand, admit Dahlke en s'emparant d'une seconde bouteille. Il faut bien pallier aux embargos. Ce n'est pas dégueu, cela dit, ça nous change un peu. Alors ? s'enquit-il alors qu'il y goûtait avec une certaine méfiance.

— C'est correct. T'as trouvé ça où ?

— Illwickersheim. La Wehrmacht n'arrête pas d'y défiler, en ce moment, pour aller je ne sais où, et ils laissent tout un tas de trucs sur leur passage. M'est avis qu'ils préparent un coup fourré à nos voisins d'Alsace, d'ici quelques temps.

— C'est Zallmann qui aurait été content, commenta-t-il en sortant une cigarette, quelque peu écœuré par le sucre contenu dans la boisson. D'après lui, ce sont nos frères de sang. Ce dont je doute, au vu de leurs locutions régionales.

Gottverdammt, c'est vrai qu'ils parlent vraiment con, en Alsace, dit Dahlke en terminant son simili-cola d'une seule traite.

Cette conversation légère, comme de celles qu'ils arrivaient à voler en Pologne entre deux charniers puants et un blessé titubant jusqu'au dispensaire avec ses propres tripes dans les mains, lui rappela cette campagne militaire avec une certaine pointe de nostalgie.

Malgré toute l'horreur qu'il contenait, le front lui semblait bien moins pesant que son poste à l'Institut ; là-bas, au moins, il n'avait pas à se soucier de toutes ces conneries de bojeglaz, ni de Vogt, ni des sismographies venues de Mannheim, ni même d'une gamine aux yeux bleus et tristes. Dahlke ressentait-il la même chose ? Depuis qu'il avait assisté à cette effrayante démonstration dans les caves du SD, ils n'avaient plus vraiment abordé le sujet et il n'avait aucun moyen de savoir comment lui le vivait. S'il en était à fourrer les mains sous la jupe de DeWitt à la moindre occasion, c'est qu'il ne se portait pas trop mal, malgré sa récente récrimination contre le traitement infligé aux polonais. Il n'avait pas poussé les choses jusqu'à réclamer une affectation ailleurs, comme il l'avait pourtant affirmé ; lui aussi subissait une résignation épuisée consistant à fermer les yeux et à chercher une distraction en attendant de s'y faire vraiment. DeWitt faisait partie intégrante de cette échappatoire imaginaire, il en était sûr. Au moins n'avait-il pas commencé à se perdre dans l'alcool à l'image de Jensen. Il encaissait l'ensemble de cette situation déplaisante avec dérision et détachement, sur ce point-là, ils avaient toujours été semblables ; le problème de Dahlke, c'est qu'il s'accrochait un peu trop aux liens qu'il arrivait à créer, ce qui le desservait régulièrement. Il possédait une espèce de compassion exacerbée, refoulée avec soin mais qui avait tendance à se manifester à des moments aléatoires et très mal choisis. Un jour, dans l'hôpital de campagne, il avait complètement craqué devant un soldat grièvement blessé qui appelait sa mère. Une situation d'une tragédie banale comme ils en avaient vu des centaines et pourtant, cette fois-ci, Dahlke avait dû sortir pour s'asseoir à l'extérieur, totalement paralysé, en proie à une terreur et une prostration qu'il ne lui aurait jamais soupçonné. Cela ne s'était plus jamais reproduit, et il avait fini par le considérer à nouveau comme fiable, jusqu'à ce qu'il commence à lui parler des polonais qu'on devait renvoyer au lieu de les fusiller.

Et contre tout bon sens, il avait refusé de le dénoncer, de l'exposer aux foudres de cette machine à broyer la viande qu'était le Reich, parce qu'il commençait à peine à saisir les motivations profondes derrière cette opposition sporadique ; tout comme il comprenait ce qui pouvait pousser DeWitt à le supplier de prendre en charge une Tsigane grosse à terme ou de signer une dispense exceptionnelle à leur Vadek le polonais, puis à accepter qu'Hoffmann le gave de Pervitine. Il y avait dans tout cela un reste d'humanité élémentaire qui le concernait aussi, à une moindre échelle, car il ne l'appliquait que quand il s'agissait d'elle, rarement avec un succès retentissant, certes, mais quand même. Pas si névrosé que ça, au final, dit-il à la Muller imaginaire toujours planquée dans un coin de son esprit. Pas aussi névrosé que cette dernière, en tout cas, pas au point de se faire électrocuter par un neurologue surgi des profondeurs d'un asile psychiatrique.

Trop pris par cette réflexion qui n'était pas aussi rassurante qu'il l'aurait voulu, il remarqua avec un temps de retard le tas de feuilles en papier glacé que Dahlke était en train de lui agiter sous le nez comme il l'avait fait avec la bouteille sombre de Fanta. Il reconnut un célèbre périodique de propagande au nom imprimé en rouge sang. En dessous, son propre visage aux traits tirés lui adressait un sourire pointu, les yeux barrés par un trait d'ombre, le crâne mort sur la casquette bien en évidence et le col défait sur une chemise tâchée de sueur et de sang que l'impression en couleur avait rendu plus réaliste encore, si réaliste qu'il en eut un mouvement de recul. Il avait un vague souvenir d'un écrivaillon de guerre particulièrement insistant venu le déranger alors que Jensen et lui venaient de s'emparer de Vladi.

Médecins du Reich, clamait le sous-titre de cette édition, un engagement continu au service du peuple conquérant.

— Que Dieu me vienne en aide à moi aussi, commenta-t-il en balayant le maudit magazine d'une paume, le repoussant le plus loin possible de lui. Je ne veux même pas savoir où t'as eu ça.

— J'ai souscrit un abonnement par correspondance, déclara très fièrement Dahlke en brandissant la couverture à hauteur de menton. Et heureusement, sinon je serais passé devant cette réédition fantastique, vu que tu ne m'as jamais parlé de ce quart d'heure de gloire. Cela dit, la légende indique seulement qu'il s'agit d'un Hauptsturmführer anonyme des services sanitaires de la 6e Panzerdivision, alors peut-on vraiment parler d'un quart d'heure de gloire ?

— Disons que j'étais un peu trop occupé pour des présentations en règle, répliqua-t-il, saisi par un souvenir assez amer. Et que je lui ais demandé de faire vite, sous peine de lui casser le nez avec son appareil photo.

— Bah tiens, ricana Dahlke en ouvrant le périodique. Et tu n'as pas pris la peine de me raconter cette merveilleuse anecdote.

— J'ai oublié, répondit-il, ce qui était la stricte vérité. Et alors, il est bon, son article ?

— Attends, mais je vais te le lire, annonça Dahlke avec une certaine jubilation.

— Ça ne sera vraiment pas nécessaire, dit-il en essayant de lui prendre l'objet du crime des mains.

Plus vif que l'éclair malgré les apparences, Dahlke bondit du banc pour se mettre hors de sa portée dans un rire moqueur et tendant le magazine devant lui comme s'il se préparait à délivrer un discours après la remise d'une Croix de Fer, il en commença la lecture après s'être éclairci la gorge. Le torchon pondu par l'insupportable correspondant de Signal contenait surtout beaucoup de généralités sur la médecine de guerre et sur son exercice dans des conditions pénibles, mais le ton de Dahlke, qui martelait ce fatras héroïsant avec la conviction du ridicule et boiteux ministre de l'Éducation du Peuple avait de quoi lui tirer les larmes. Ce qui faillit arriver quand il en vint au passage évoquant « les progrès fulgurants du département des eaux du service d'hygiène de la SS » avec leurs machines purificatrices d'eau sensées éviter les attaques de colique.

— Si seulement la 6e avait réussi à les mettre en route, mais faute de brochure explicative sous forme de dessins, ils se sont contentés de s'en servir comme cible d'entraînement au tir, commenta Dahlke sans se départir de son ton pompeux. Pour le résultat qu'on connaît. Heureusement, leurs médecins ont eu la présence d'esprit de leur dire de faire bouillir l'eau avant de la boire et ça, il n'en parle pas, ce con !

Il marqua une pause dramatique, le laissant reprendre son souffle et essuyer l'assaut d'hilarité convulsive qui venait de le saisir, amenant une espèce de libération provisoire qu'il accueillit avec plaisir.

— Mais je suis un peu dur avec cette pauvre sixième, reprit Dahlke, sortant enfin de son rôle d'orateur engagé. Ce n'était pas de leur faute, pas vraiment. Ils ne sont jamais arrivés, les types qui devaient la mettre en route, cette machine. Fauchés en même temps que le camion de médocs, et la radiographie. On s'est retrouvés avec ce mastodonte sur les bras sans savoir qu'en faire, tu te souviens ? Et on n'allait sûrement pas demander à la Liebstandarte de nous l'installer, vu qu'ils n'ont jamais su lire. Enfin, c'était pas le problème. Pour avoir vu leurs notices, là, franchement, je me suis senti con pour la première fois de ma vie. Il faut être un spécialiste en langue ancienne pour les déchiffrer, je le jure.

— C'est le département des eaux, ça, c'est une espèce étrange, commenta Hans en s'efforçant de ne pas répartir d'un grand rire à la seule évocation de ce service. Je crois qu'un certain Gerstein a un jour donné une conférence au Marienhospital, j'aurais dû aller y assister, tiens. Peut-être que j'aurais enfin compris à quoi ils servent.

— T'aurais pu lui demander de vraiment nous fournir des brochures composées uniquement de dessins, comme la sixième l'a suggéré, pour la prochaine fois. Installer élément B dans valve E au lieu de « brancher la pompe filtrante dans le bac de récupération primaire de la ressource selon la méthode indiquée page douze », franchement, ç'aurait facilité la vie de tout le monde. Mais remarque, t'aurais pas eu de médaille première classe si on avait su correctement suivre leur mode d'emploi.

L'affirmation était d'une vérité si absurde qu'il dut se mordre la main pour ne pas repartir à nouveau dans une crise de rire, et les efforts qu'il déployait pour se contenir finirent par contaminer Dahlke, toujours debout avec Signal à la main, et qui finit par s'éponger le coin de l'œil avec une maîtrise tout à fait admirable.

— Bref, reprit-il, la voix désormais un peu tremblante à cause de l'hilarité coincée quelque part au niveau de son plexus. Ce n'était pas la meilleure partie, loin de là. Il y a une section courrier, et comme il s'agit d'une réédition, je te laisse imaginer ce qu'il y a dedans.

— Je n'en ai absolument aucune idée, déclara Hans en se calmant assez pour ressortir une cigarette. Qu'est-ce que les gens normaux peuvent bien trouver à dire sur, euh, la médecine du Reich au service continu du peuple conquérant ?

Dahlke le regarda avec un air un peu peiné, comme s'il venait de passer à côté d'une plaisanterie particulièrement savoureuse.

— Non, mais ils s'en foutent, de la médecine du Reich et des machines maudites du département des eaux ! s'exclama-t-il, secouant le magazine comme si celui-ci venait de l'insulter avant de le déplier sur les dernières pages. Idiot que tu es ! Section courrier, donc ! Je commence ! De Magdalene Sieber, vingt deux ans, de Munich, apparemment. Salutations d'usage, gloire à l'empire de mille ans, gna-gna, très chère rédaction de Signal, respectable kriegsberichter A. Sternberg, je voudrais savoir si par le plus grand des hasards vous auriez l'adresse postale du très charmant officier présenté en couverture de cette formidable édition car, malheureusement...

— Pitié, tout mais pas ça, s'exclama-t-il un peu trop fort, s'étouffant à moitié avec la fumée qu'il venait tout juste d'inspirer. Pas les cas sociaux féminins tellement au bout du rouleau qu'elles en sont au point d'écrire à Signal, ajouta-t-il après avoir toussé de tout son saoul.

Car, malheureusement, reprit Dahlke sans sourciller, vous n'avez pas communiqué son nom, ni même ses initiales. Ni même ses initiales ! Tu te rends compte ! Mais quelle horreur ! Vite, écrivons au kriegsberichter Sternberg pour corriger cette malencontreuse déconvenue !

— Quelle horreur, répéta-t-il sur un ton beaucoup moins enjoué que le sien.

— Désolé pour toi, Magdalene Sieber, commenta Dahlke en plissant du nez dans une imitation parfaitement réussie de sa propre expression. Mais t'en fais pas, reprit-il à son adresse, la suivante est pas mal dans son genre, aussi, et il y en a des dizaines d'autres après. Avec Liese on voulait les lire, mais, disons, ça ne s'est pas passé comme prévu. Pas grave, je vais me faire un plaisir certain de t'en gratifier toi plutôt qu'elle.

— J'ai hâte, dit-il avec une voix qui supposait tout le contraire.

Cela lui faisait le plus grand bien, que de connaître ce moment de normalité dépourvu de sérieux ; pendant quelques heureuses minutes, il en était même venu à en oublier Hoffmann et son intention de se rendre chez Vogt pour l'expulser en direction de la balafre toute fraîche que l'armée était en train d'ouvrir sur plusieurs fronts.

— La suivante, c'est une certaine Ida Knipp, d'Offenbourg, tiens ! Dix-sept ans en plus, je suppose que ça t'intéressera mieux que l'autre, et donc...

— Est-ce que cette Ida Knipp est capable de nous casser du détenu communiste sans le toucher ? le coupa-t-il.

Il commençait à s'agacer des sous-entendus sur la jeunesse que Dahlke lui servait pour la seconde fois. Il les savait hérités de DeWitt, qui n'avait sûrement pas manqué de lui farcir les oreilles sur son attrait pour la gamine qu'elle jugeait malsain.

— Pas que je sache, admit Dahlke sans remarquer son début d'énervement. En tout cas, elle ne le mentionne nullement, mais attends... écoute un peu...

— Rien à faire de Knipp, déclara-t-il en se levant, décidant qu'il en avait soudain assez. Et si j'apprends que quelqu'un ici a filé les coordonnées de la boîte postale de ce trou perdu à Signal, je l'égorge ! prévint-il en essayant de pointer Dahlke du doigt, ce qui lui fut difficile, car il n'avait pas lâché la bouteille encore à moitié pleine.

— Finis ton Fanta d'abord, lui conseilla aimablement l'intéressé.

Comprenant tout de même que le temps de la rigolade tirait à sa belle fin, il roula la publication pour la glisser sous son bras et alla récupérer son képi détrempé dans la mare, qu'il secoua vivement pour le débarrasser de l'eau et des grenouilles.

— Pas d'avertissement pour cette fois, dit-il et l'autre se retint à grand peine de ne pas rouler les yeux au ciel. Mais que je ne vous y reprenne plus, toi et DeWitt.

— C'est compris, répondit Dahlke en renonçant à enfiler son couvre-chef encore humide. Toutes mes excuses pour le fâcheux incident. Et pour cette permission ?

— Quand ?

— Fin du mois, lui rappela-t-il. À peu près. Ce n'est pas une science exacte, mais si possible, j'aimerais déjà être sur place au lieu de l'apprendre par télex, ça serait vraiment sympa. Une semaine, c'est tout ce que je demande.

— C'est une demande tout à fait raisonnable, répondit-il. C'est bon pour moi. Vogt ne devrait pas poser de problèmes. J'y allais justement, je lui demanderais confirmation.

— Merci beaucoup, dit Dahlke, visiblement soulagé qu'il ne lui oppose aucun obstacle. Et dernière chose, j'ai besoin d'un témoin et d'un parrain pour la future catastrophe qui va naître. Ça serait bon aussi ?

Cherchant à dissiper sa propre gêne, il se mit ensuite à parler le plus vite possible.

— Non parce que je me disais que vu qu'on a pas mal crapahuté ensemble et qu'ensuite je suis rentré dans la maison grâce à toi, et bien, ça me semblait, euh, comment dire, ah, pertinent. Je veux dire, vraiment, si un jour il m'arrive quoi que ce soit, et bien...

Plutôt étonné par la proposition, il le laissa s'empêtrer dans sa confusion jusqu'à ce qu'il se taise. S'il y avait bien quelque chose qui l'avait toujours dérangé chez Dahlke, c'était bien cette propension qu'il avait à la morbidité. Même avec une fiancée sur le point de donner la vie et une autre prête à lui fournir toute une petite floppée de bâtards hors-union, il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'un jour ou l'autre, il ne serait plus là pour les voir grandir.

— D'accord, d'accord, dit-il, à condition d'arrêter de penser au pire comme ça. Je ne laisserais personne crever avant moi, en service ou non.

— Je suis juste réaliste, répondit Dahlke en essayant de ne pas se montrer affecté. La SS s'occupe bien des veuves et des enfants, mais je serais plus rassuré si tu ne restais pas loin.

— Oui, c'est vrai ça. On ne sait jamais, desfois que ton gamin ne nous ferait pas une indigestion à force d'avaler trop de cailloux et qu'on doive l'opérer en urgence. Ce qui, au vu du patrimoine du père, risquerait d'arriver plus de fois que je ne le pense.

— Très drôle, commenta Dahlke sans l'ombre d'un sourire. Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Tu sais, pour une fois dans ta vie, ça ne te ferait pas de mal de prendre certaines choses plus au sérieux.

— Très bien, répondit-il en comprenant qu'il venait de le blesser. J'ai dit d'accord. Si tu venais à clamser à cause d'un bombardement malencontreux sur un hôpital de campagne, je promets d'envoyer ta Renate et toutes tes futures têtes blondes chez mes parents. C'est grand, et la nature est partout. Un vrai paradis, si on exclut l'absence d'eau courante. Ma mère serait ravie, en plus, elle est institutrice. Je t'avertis cependant que toute ta fratrie se mettra à parler avec le même accent que moi, mais tu ne seras heureusement plus là pour l'entendre. Ça te va ?

— Ça me va, répondit Dahlke en se déridant enfin un peu. Je vais tâcher de ne pas mourir trop vite. Cela dit, ça me ferait tellement chier d'imaginer mes cinq futurs fils s'exprimer avec de la marmelade plein la bouche que je me relèverais sûrement de ma tombe.

Cette remarque lui arracha un reniflement amusé et ils finirent par se séparer, Dahlke rentrant rejoindre sa chère DeWitt et lui se dirigeant vers le manoir, se rendant compte sous les peupliers qu'il lui manquait toujours la moitié de son uniforme, ce qui le fit pester et l'incita à effectuer un demi-tour rapide. En ressortant de son bureau, il tomba sur Vadek, sa tenue beaucoup trop grande et son balai. En voyant le jeune polonais se recroqueviller contre le mur comme s'il souhaitait s'y fondre, il remarqua que grâce à la magie de la Pervitine, il était désormais suffisamment en forme pour rejoindre sous peu ses malheureux camarades ; il y avait là peut-être une idée à creuser afin d'accélérer plus encore leur cadence déjà infernale, quitte à en voir s'écrouler suite à une défaillance cardiaque rapide pour les moins résistants. Il se promit d'en parler à Vogt aujourd'hui-même.

— Merci pour cette excellente suggestion, Vadek, déclara-t-il en lui tendant le Fanta auquel il avait à peine touché.

Ce dernier le prit avec une certaine méfiance, se demandant sûrement ce qui lui valait ce geste aimable auquel personne de la Liebstandarte ne l'avait habitué, sans toutefois comprendre un traître mot de ce qu'il venait de lui dire.


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