9 Hans
Quatre heures et demie du matin n'avaient pas encore sonné qu'il quittait déjà ses quartiers en tenue de sport, ses chaussures de sport à la main pour traverser le couloir en chaussettes en s'appliquant à faire le moins de bruit possible et éviter ainsi de réveiller qui que ce soit. Les cinq heures de sommeil agité qu'il avait réussi à prendre lui avaient laissé un sale goût sur la langue que même le bicarbonate n'avait pas chassé. En parvenant à la hauteur de la chambre voisine, il s'arrêta sans vraiment s'en rendre compte, avant d'y coller l'oreille. Silence. Elle devait dormir. Il se demanda quoi faire. Devrait-il frapper pour la prévenir ou simplement entrer pour la réveiller ? Les journées à l'Institut ne commençaient pas avant huit heures pour la plupart de ses occupants. Cela lui laissait quelques précieux instants avec elle sans qu'il n'y ait personne autour. Il pourrait l'amener prendre son petit déjeuner. Lui n'avalait jamais rien avant l'exercice, mais il pourrait la regarder manger, ce n'était pas grave. Frapper à la porte pour l'inciter à se lever risquerait d'être trop bruyant et il y renonça. Sa main abaissa la poignée, qui battit dans le vide, le frustrant aussitôt. La petite conne avait fermé à clé. Il s'acharna quelques secondes, se retenant d'attaquer la maudite porte à coups de pieds, finit par y mettre un et le regretta aussitôt car il n'avait pas de chaussures. La vive douleur qui se propagea dans l'ensemble de ses doigts de pied le ramena à la réalité et il renonça. Son gros orteil mortifié se rappela à lui tout le long de la coursive et il se promit de s'arranger pour confisquer les clés à la gamine dès qu'une occasion se présenterait. Il n'y avait absolument aucune raison qui justifiait qu'elle s'enfermât ainsi dans son bâtiment. À vrai dire, il souhaitait pouvoir rentrer chez elle quand ça lui chantait, qu'elle dorme, qu'elle soit éveillée ou même... dans sa baignoire, d'ailleurs, il l'avait entendu prendre un bain hier dans la nuit, la tuyauterie était plutôt sonore dans cette partie-là de l'infirmerie, et tout bien considéré, c'était probablement l'idée de son corps nu dans la flotte chaude derrière un mur, à seulement quelques mètres, qui l'avait empêché de bien dormir. Il n'aurait jamais dû accepter qu'elle vienne vivre si près de lui.
S'asseyant en plein milieu des escaliers, il enfila enfin ses chaussures et traversa la grande salle d'infirmerie à pas discrets, car Hoffmann dormait en général dans l'officine attenante. Lorsqu'il passa près de la minuscule cuisine, la lumière y était allumée et il constata avec surprise qu'il n'était pas le premier debout aux aurores.
— Courte nuit ? demanda-t-il en entrant.
Lui tournant le dos, Dahlke en renversa son pot de lait, au bord de la syncope.
— Bon sang ! Ne refaites jamais ça ! râla-t-il après l'avoir reconnu. Vous m'avez foutu une de ces trouilles !
— Vraiment désolé, dit von Falkenstein alors qu'il se mettait à éponger les dégâts et à ramasser les morceaux de porcelaine. C'est que d'habitude, il n'y a que moi qui me lève aussi tôt, pour aller courir.
— Oui, je suis au courant que vous êtes un phénomène de cirque, répondit Dahlke en se rasseyant, l'air toujours un peu secoué.
Sa veste était jetée sur le dossier de sa chaise, il n'était pas coiffé et sa chemise aux manches retroussées était mal rentrée dans son pantalon, à se demander si le bougre n'avait pas dormi tout habillé. Il étouffa un bâillement et se plongea dans la contemplation de sa chicorée sans y toucher. L'odeur capiteuse qui s'en dégageait avait de quoi donner la nausée.
— Dites, Herr SS-Hauptsturmführer, dit-il sans le regarder. Par hasard, vous n'auriez pas un canapé, dans votre piaule ? Ou même un lit de camp.
— J'ai les deux. Pourquoi ?
Dahlke garda le silence, continuant à fixer son ersatz comme s'il souhaitait se noyer dedans.
— Vous allez vous foutre de moi, mais...
— Ça ne me ressemble pas.
Il lui adressa une moue peu convaincue.
— Je veux changer de chambre, dit-il en reportant à nouveau son attention sur son maigre petit-déjeuner liquide.
— Vous n'aimez pas le rose ? demanda von Falkenstein en s'adossant à l'évier, bras croisés. Ça vous fait faire des cauchemars ?
Trop extenué et énervé pour réagir, Dahlke se contenta de se replonger dans le mutisme.
— C'est bon, dit von Falkenstein. Crachez le morceau, je ne moquerais plus, c'est promis. C'est cette histoire de lampe qui vous chiffonne ?
— Si seulement il n'y avait que la lampe, répondit-il, encore un peu sur ses gardes. Il y avait des carnets planqués derrière la table de chevet.
Il inspira.
— Dans la même matière que la lampe. D'après vous, comment elle a pu avoir ça ?
— Aucune idée, admit-il. Elle avait les mœurs légères. Ça doit être un cadeau. D'un très mauvais goût, je l'admets.
Dahlke n'eut pas l'ombre d'un sourire.
— Elle avait écrit dedans, poursuivit-il.
— Vous avez donc trouvé un journal intime, dit von Falkenstein en commençant à s'agacer. Je ne vois pas ce qu'il y a de...
— Elle y parlait en détail de ses fantasmes.
Son ton lugubre le fit éclater de rire.
— Bah, vous avez dû passer un bon moment, alors !
— Non, du tout. Parce que ce qu'elle racontait n'était pas normal, vous voyez ? dit Dahlke en s'efforçant de ne pas paraître trop mortifié.
Cela l'amusa beaucoup. Il ignorait que Dahlke était si prude.
— Comment ça, pas normal ? Elle aimait se faire étrangler, peut-être ? Se faire frapper ou attacher, tout ça ? Vous savez que c'est assez répandu comme comportement. Pas de quoi en faire tout un drame, en tout cas.
En voyant Dahlke blêmir, il rit à nouveau.
— Et bien, quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Dahlke avait l'air vraiment mal à l'aise, maintenant. Il n'arrêtait pas de s'agiter sur sa chaise, comme si le dossier de celle-ci était fait de papier de verre à gros grains.
— Ça me fait juste penser à... non, laissez tomber.
— Crachez le morceau, je vous dis.
La détresse qui se lisait sur le visage de l'infirmier était sincère. Il en avait oublié sa chicorée, qui refroidissait entre ses mains nerveusement crispées.
— Un matin... ça devait être ma première semaine au sein du service de Vogt... il m'a demandé de lui amener le journal et quand je suis entré, je ne l'ai pas trouvé et... enfin, il était dans son bain sauf que celui-ci était complètement vide et au-dessus de lui, il y avait une femme qui était en train de...
— Ce n'est pas la peine, dit von Falkenstein, passablement refroidi.
— Elle était en train de lui uriner...
— J'ai compris.
Saisi par ce souvenir effroyable, Dahlke se massa les tempes avant de se prendre la tête entre les mains.
— Mais ce n'était rien comparé à ce que cette femme avait écrit dans les carnets, enchaîna-t-il après un court silence. Aimer se faire pisser dessus, d'accord, c'est étrange, mais ça ne fait de mal à personne. Elle, elle évoquait des... animaux.
Toute envie de rire le déserta en quelques secondes.
— Les chiens, surtout. Son préféré, c'était Francis. Ça vous dit quelque chose ?
— C'est un des clebs de l'Institut, répondit-il, un peu sonné. Vous voulez dire qu'elle... Non, je ne veux pas savoir.
— Elle n'allait vraiment pas bien, dit Dahlke en levant enfin la tête. Je ne sais pas si elle a vraiment utilisé la bête, j'ai sauté des paragraphes entiers. Les délires qu'il y avait dans ses carnets, mon Dieu... parce qu'il n'y avait pas que les chiens... elle parlait également de son envie d'aller déterrer des cadavres... dans une fosse commune qui serait tout près... pour... et elle l'a fait...
Il ne put terminer sa phrase et von Falkenstein pria pour qu'il ne la finisse jamais.
— Elle a marqué qu'elle en gardait quelques morceaux sous une pile de serviettes propres. Elle s'en servait pour... bref. Je suis allé vérifier. C'était il y a une heure à peu près. Dès que j'ai trouvé, je suis sorti et depuis, j'attends là que quelqu'un se réveille. Merde, on en a vu des trucs crasseux, mais ça...
— Honnêtement, j'ignorais qu'elle était aussi tarée, admit-il en se remettant peu à peu du choc initial.
— Il y a un truc qui ne tourne pas rond, ici, dit alors Dahlke. Je ne sais pas comment l'expliquer.
Von Falkenstein n'avait absolument aucune envie de se lancer dans ce débat-là alors qu'il n'était pas encore cinq heures du matin et que Dahlke venait d'arriver la veille.
— C'était dans la tête de Brunehilde Gunther que ça ne tournait pas rond. Elle est plus là maintenant. Allez dormir.
— Je ne remonterais pas dans cette pièce, dit Dahlke d'un ton inflexible qui lui allait mal.
— Je vous prête mon canapé. Quand vous serez plus reposé, on ira voir Vogt et on procédera à une désinfection en règle des lieux. En attendant, pas un mot à quiconque, entendu ? Si on vous demande, vous avez trouvé des blattes. Les carnets, ils sont toujours là-haut ?
— Oui, répondit Dahlke, visiblement soulagé qu'il prenne les choses en main aussi rapidement et sans s'en montrer le moins du monde perturbé. J'ai fermé le loquet.
Se disant, il sortit une clé banale de la poche de son pantalon vert de gris pour la lui montrer.
— J'irais les chercher pour qu'on les balance dans l'incinérateur en même temps que la lampe.
— Vous ne voulez pas qu'on les montre à Vogt d'abord ?
— Pour quoi faire ?
Dahlke eut une expression à la fois inquiète et hésitante. Il ne l'avait jamais connu aussi perdu, pas même aux moments les plus critiques de leur engagement en Pologne.
— Ben, c'est votre supérieur, quand même, dit-il en se mordant la bouche.
— Et cette folle était une de mes infirmières. Mais elle a cané. On l'a enterrée non loin des mêmes cadavres sur lesquels elle se touchait, fin de l'histoire. Allez dormir.
Trop habitué aux rapports de force et n'étant pas d'un naturel querelleur, Dahlke ne chercha pas à protester.
*
La morsure de l'air encore saturé de l'humidité nocturne lui remit les idées en place, tout comme le fait d'entamer ses cinq kilomètres de course quotidiens dans le calme et le silence. Tout l'Institut dormait encore, à l'exception de quelques patrouilles près des entrées qui le regardèrent débouler sans faire de commentaires, se contenant de retenir leurs chiens. Il s'engagea sur son parcours habituel, longeant le plan d'eau aux roseaux immobiles rempli de canards ensommeillés, battant le gravier et la terre d'une foulée régulière, s'arrêtant parfois pour évacuer une toux grasse et glaireuse à cause de l'abus de la clope et repartant tout aussi vite. Barré par le nouveau portail qu'on gardait désormais fermé, l'accès à la forêt lui était interdit et il se résolut à faire ses deux ou trois tours à l'intérieur de l'enceinte. À la fin du second, le maillot de corps, pourtant assez lâche, commençait à lui coller à la peau d'une manière gênante et quand il arriva à nouveau près de l'étang, il ruisselait littéralement. Cela l'énerva. Pour avoir sauté une semaine d'exercice à Stuttgart, il avait perdu en endurance et se fatiguait un peu trop vite à son goût ; sans parler du fait qu'il crevait de chaud alors que le thermomètre ne culminait pas au-dessus de sept. Il descendit donc la douce pente menant au plan d'eau, se débarrassa de l'intégralité de ses vêtements imprégnés de sueur, jeta chaussures et chaussettes, enfonça ses pieds nus dans la vase, puis les galets et, prenant une grande inspiration pour se donner du courage, s'élança. L'eau était encore trop froide pour qu'un esprit sain songe à s'y baigner. Il dut se mordre les lèvres pour s'empêcher de glapir comme un enfant.
Le monde commença à s'assombrir tandis qu'il luttait vaillamment contre la paralysie, se forçant à se mouvoir dans les flots saumâtres, comptant sur son échauffement précédent pour ne pas se noyer et réussir à nager. Il parvint ainsi à faire deux allers-retours, ce qui n'était pas si mal compte tenu de la température de l'eau. En ressortant, il grelottait et crut s'évanouir. Il passa un long moment à se frictionner, essayant de sécher l'excédent d'eau sans trop claquer des dents dans la manœuvre. Le dernier tour fut un véritable calvaire. Ses poumons semblaient avoir pris feu. Bien qu'il n'eût rien avalé depuis la veille au soir, il faillit dégobiller entre deux chênes et le filet de bile qu'il parvint à cracher quelques foulées plus loin lui brûla tout l'œsophage. De tout évidence, son corps rechignait à coopérer, ce matin, ce qui l'excéda encore plus et au lieu d'abandonner et rentrer prendre une douche revigorante, il décida de faire un tour de plus et à une allure de forçat, jusqu'à ce que son champ visuel soit constellé d'étoiles. Le souffle définitivement coupé, il se plia en deux pour se reprendre. Quand il releva enfin la tête, il se rendit compte qu'il s'était trompé d'itinéraire et qu'au lieu de se trouver près de l'infirmerie, des vêtements de rechange et d'une bonne collation, il était dans la cour du manoir de maître, juste en face de l'accès aux sous-sols et d'un docteur Krauss qui le fixait d'un air de hibou mal réveillé depuis plusieurs minutes.
— Qu'est-ce que vous faites, encore, Hauptsturmführer ? demanda ce dernier en le voyant se masser son point de côté naissant.
Essayant de retrouver une dignité minimale, il se redressa complètement, essayant de replaquer ses cheveux en arrière. Il remarqua que Krauss était habillé de pied en cap comme pour sortir en ville, qu'il tenait un carnet à souche dans la main et que les gardes postés habituellement devant les caves ne se trouvaient nulle part ; il en conclut qu'il avait passé toute sa nuit dans les ténèbres souterraines.
— Je vous retourne la question, docteur, dit-il d'une voix encore un peu trop rauque.
Il arrangea le problème en crachant un épais mollard au sol, ce qui arracha une grimace délicate et distinguée au docteur Krauss.
— Je travaillais. Vous n'êtes pas sans ignorer que nous avons un invité exceptionnel depuis quelques semaines.
— Une source intarissable de savoir, je suppose.
Il fut sur le point de lui demander si c'était la même créature qui lui avait soufflé cette fameuse histoire de sacrifices humains et se ravisa. La dernière fois qu'il avait eu ce genre de conversation au petit matin avec Krauss, celui-ci avait réussi à l'excéder suffisamment pour qu'il se mette à pleurer de rage et il ne tenait pas à retenter l'expérience.
— Je crois que Vogt avait pour projet de vous le montrer dans les prochains jours, poursuivit Krauss sur le ton de la conversation. Mais maintenant que vous êtes là... vous voulez descendre ?
— Bah oui docteur Krauss, le soleil n'est pas encore levé, je viens d'apprendre que feu l'infirmière Gunther collectionnait des objets en peau humaine, je sue comme un porc mais oui, allons voir le monstre dans la cave. Pas de problèmes, dit-il en s'approchant.
Krauss gratifia sa tirade d'un salut ironique et lui fit signe de le suivre.
— Vous vouliez parler de la lampe et d'un jeu de journaux, je suppose. Je tenais ça d'un anatomiste. Comme je ne savais pas quoi en faire, et qu'ils plaisaient bien à notre chère Brune, j'ai fini par lui en faire cadeau à son anniversaire. C'était en avril, d'ailleurs, comme maintenant. Elle aurait eu vingt-sept ans ce mois-ci. Mais vous ne pouviez pas le savoir, vu que vous ne vous êtes jamais intéressé à qui que ce soit ici.
Von Falkenstein fut sur le point de lui rétorquer que, depuis peu et bien malgré lui, il connaissait les détails les plus sordides de la vie intime de l'intéressée et se ravisa.
— C'est à peine si j'ai retenu son nom de famille, dit-il à la place. Alors son anniversaire...
— Vous voyez, c'est ça, votre grand problème, Hans. Vous laissez le monde vous passer autour.
— D'accord, docteur Krauss.
La volée de marches continuait bien au-delà des premières portes ; le bois en avait été remplacé par du métal, et les gonds émirent un gémissement sinistre lorsque Krauss pesa dessus. Une partie de la coursive bétonnée portait d'importants stigmates d'une déflagration. On avait tant bien que mal comblé le sol à l'aide de l'asphalte, qui distillait encore sa puanteur douceâtre dans l'atmosphère. Les murs étaient comme écorchés, ébranlés jusque dans leur fondement. Une des lampes grillagées manquait à l'appel.
— Qu'est-ce qui s'est passé ici ?
— Oh, répondit Krauss en balayant les dégâts d'une main vague. Des soldats ont balancé une grenade à manche pour essayer d'arrêter... notre ami...
Il ne lui demanda pas de détailler. Le résumé succinct que lui en avait fourni la gamine, puis Vogt, lui avait suffi à imaginer l'ampleur de la catastrophe. Cette espèce de monstre avait fauché plus d'une demi-douzaine de personnes, personnel civil inclus et ce taré de Krauss avait tout de même convaincu les survivants de le garder en vie à des fins d'observation. De son avis, cela relevait de l'inconscience pure. D'autant plus que Krauss semblait plutôt prendre les faits à la légère, s'il se fiait à son attitude détachée et à son pas gaillard.
Le silence pesant des caves fit remonter le pénible souvenir de celles du SD, et il surprit une pointe de claustrophobie se refermer sur sa poitrine. L'intense activité sportive à laquelle il venait de s'adonner le protégeait pour l'instant du froid et il se promit d'écourter cette visite improvisée le plus vite possible. Depuis son réveil, entre l'antre maléfique de l'infirmière Gunther et les entités emprisonnées dans le cellier, il nageait en plein cauchemar.
— C'est une créature fascinante, était en train de déblatérer Krauss. Qui ressemble beaucoup au spécimen que vous avez rencontré lors de l'autopsie. Nous l'avons appelé Gestalt Numéro Un.
— Gestalt Numéro Un, répéta von Falkenstein en commençant à regretter de l'avoir suivi.
— Oui. On n'allait pas continuer à le nommer Jensen, tout de même. C'est là.
Ils étaient arrivés devant une porte blindée. L'encadrement portait encore les traces noircies d'un fer à souder. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit par la mince meurtrière, car l'intérieur de la cellule n'était pas éclairé. Assis à quelques centimètres du sas, museau levé, se trouvait le chat noir. En les entendant approcher, il leur feula dessus avant de prendre la fuite, la queue gonflée par la colère.
— Il vous hait, précisa inutilement Krauss. Il ne fallait pas l'abandonner ici.
Von Falkenstein retint un frisson, et celui-ci n'avait rien à voir avec l'air frais enfermé ici, ni le fait de voir son ancien animal de compagnie l'éviter comme la peste. Malgré l'épaisseur de l'acier, il entendait quelque chose s'agiter dans la cave condamnée. Le cliquetis du métal frottant contre le sol s'intensifia alors que son origine se rapprochait de la porte.
— Qui est avec vous ? demanda une parodie de voix humaine. Qui est là ?
Pendant une fraction de seconde, il eut la tenace impression qu'une présence se tenait dans son dos, assez près pour lui respirer dans le cou et cette hallucination se dissipa aussitôt que Krauss répondit :
— Je suis avec Hans. Je suis sûr que ce qui reste de Jensen s'en souvient.
— Il ne reste plus rien de Jensen.
Sa voix était très semblable à celle de la créature rachitique surgie du cadavre. Grasse, sifflante, remplie de mucosités, émise par un orifice boueux qui n'était pas fait pour la parole et malgré l'épaisse barrière entre eux, von Falkenstein recula par instinct.
— Qui est avec vous ? répéta Gestalt Numéro Un. Il y a quelqu'un d'autre avec vous.
Encore, il crut percevoir un souffle tout près de son épaule, ou un courant d'air peut-être et quand il tourna la tête, il se rendit compte que Krauss s'était immobilisé, les bras le long du corps, la bouche entrouverte dans une expression figée, dodelinant de la tête. Comprenant qu'il se trouvait au bord de la syncope, von Falkenstein s'approcha de lui pour le secouer.
— Je sais que tu es là, dit Gestalt, de plus près, car il s'était collé à la porte. Tu ne pourras pas empêcher ce qui va arriver ici, tu le comprends, crevard ? Vrykolaka de merde, mêle-toi de ce qui te concerne...
Krauss ne réagissant toujours pas, il lui décocha une claque bien sentie et ce dernier finit par reprendre ses esprits.
— J'ai eu un moment d'absence, se justifia-t-il devant son air atterré. Je n'ai pas dormi de la nuit.
Peu convaincu par cette explication, von Falkenstein décida de laisser couler et s'avançant vers la porte blindée, il y frappa à plusieurs reprises pour attirer l'attention de son occupant, désormais plongé dans le silence.
— À qui est-ce que tu parlais ? s'écria-t-il. Qui était là ?
— Calmez-vous, dit Krauss en essayant de lui poser une main sur l'épaule, dépassé par la situation. Qu'est-ce qu'il vous a dit ?
Il le repoussa avec rudesse et cogna à nouveau le panneau renforcé dans un bruit sourd.
— Réponds ! Réponds-moi !
La meurtrière laissa filtrer un gargouillis qui pouvait presque passer pour un rire moqueur.
— Tu ne sais pas ? Misère, que ce monde va mal, susurra la monstruosité malade. Demande au chat. Il s'en sert pour être à deux endroits à la fois, je le comprends maintenant. Mais c'est trop tard, ça ne sert plus à rien. J'ai essayé, moi aussi.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? demanda Krauss, abandonnant l'idée de l'éloigner de là.
— Vous êtes le suivant, Viktor, répondit-il.
Il se retira au fond de la cellule dans un raclement sourd. Von Falkenstein luttait contre un vertige interminable. Il ne reprit véritablement conscience de son environnement qu'une fois Krauss et lui éloignés de la cellule de plusieurs mètres. Krauss n'avait pas l'air si perturbé que ça. Il l'avait pourtant vu tomber dans un état semi-catatonique pendant un long moment et cela l'effraya. Quoi qu'il se soit passé, ce n'était ni normal ni naturel.
— Je vais aller m'allonger, dit Krauss comme si tout allait bien.
— Docteur, c'était quoi cette connerie ? Vous avez comaté pendant plus d'une minute, vous n'étiez plus vraiment là. Et tout ce charabia...
S'apprêtant à poser un pied sur la première marche des escaliers menant à la sortie, Krauss s'arrêta net. Quand il se retourna, il était aussi blême qu'un mort. Un coin de sa bouche et une de ses paupières étaient agitées d'un tic nerveux incontrôlable.
— Aidez-moi, je vous en supplie, gémit-il en le prenant par les épaules.
Il donnait l'impression de basculer d'un instant à l'autre et emporté, von Falkenstein faillit perdre l'équilibre.
— Ça ne veut pas me laisser tranquille, poursuivit Krauss, des yeux nerveux s'agitant de tous les côtés dans ses orbites. Depuis... c'est dans ma tête... ça m'oblige à... ça me met des choses dans la tête...
Sa voix était si déformée par la détresse que von Falkenstein peinait à la reconnaître.
— Aidez-moi, répéta Krauss, au bord des larmes.
Il continuait à s'accrocher à lui comme un dément. Il eut toutes les peines du monde à le repousser loin de lui et à conserver son sang-froid, déjà bien malmené.
— De quoi vous parlez, docteur Krauss ?
Pour seule réponse, Krauss se frappa le front en étouffant un cri et il dut lui crocheter un poignet puis l'autre pour l'empêcher de recommencer. Pour quelqu'un de son gabarit, il possédait une force impressionnante. C'était souvent le cas avec les fous, il avait entendu dire.
— Le bojeglaz, réussit à répondre Krauss.
Il en continuait à tirer sur ses bras immobilisés dans l'espoir de se débarrasser de lui, sans donner l'air de s'en rendre compte.
— Hans... je ne vais pas bien...
— Sans déconner, dit von Falkenstein à travers ses dents serrées, car il luttait toujours contre Krauss qui refusait de se tenir tranquille.
— Je veux que ça sorte de moi, couina ce dernier. Pitié !
Malgré sa prise solide, il réussit à se dégager et von Falkenstein jura.
— Une seconde, balbutia-t-il en se cognant les tempes des deux mains avant de se frotter le visage des paumes. Ça fait longtemps... l'esprit pas clair...
Il continua à se frictionner les joues et le front en marmonnant.
— Calmez-vous et expliquez-moi, dit von Falkenstein de son ton le plus ferme.
Il plia et déplia les doigts, qu'il avait engourdis, et lâcha Krauss du regard pendant un court instant.
— Vous expliquer quoi, Hauptsturmführer ?
Toute trace de panique avait disparu du visage et de la posture de Krauss, qui le fixait désormais avec un léger mépris, sourcils froncés et bras croisés.
— Mais votre crise d'hystérie... vous disiez avoir besoin d'aide...vous vous êtes foutu de moi, c'est ça ? dit von Falkenstein, n'en revenant pas de s'être fait avoir avec autant de facilité.
La surprise qui se peignit sur les traits de Krauss n'avait rien de simulé.
— Qu'est-ce que vous racontez ? Vous êtes sûr que c'est moi qui délire ?
Complètement désarçonné par ce brusque changement d'attitude, von Falkenstein sentit la rage monter en lui et eut beaucoup de mal à la contenir.
— Je ne sais pas à quoi vous jouez, cracha-t-il. Mais je n'aime pas ça du tout.
Furieux, il remonta les marches deux par deux sans attendre de réponse ni s'assurer que Krauss le suivait. Son expression étonnée le poursuivit pourtant pendant de longues secondes, imprimée au fer rouge dans son esprit. Il n'avait pas imaginé cet accès de désespoir et se livrer à ce genre de pitreries juste pour le plaisir ne collait guère au sérieux du docteur Krauss qu'il connaissait. Alors, qu'est-ce qui l'avait pris, au juste ? Se pouvait-il qu'il n'ait aucune conscience de son comportement à certains moments ? Et cette cruche de Muller qui lui assurait que tout tournait rond dans sa caboche... lui n'était peut-être que simple médecin du corps, mais il ne fallait guère être un génie surdiplômé pour comprendre que l'état mental de Krauss était plus qu'inquiétant. Il fallait qu'il en informe Vogt au plus vite, quitte à se remettre Muller à dos. N'ayant plus de montre, il s'empressa de trottiner vers le bloc médical, filant sous les peupliers, dans l'intention de prendre une douche express et d'enfiler son uniforme pour avoir l'air plus présentable. Il déchanta en avisant les aiguilles d'une horloge qu'Hoffmann avait accroché dans son bureau. Seulement une heure et demie avait passé depuis qu'il s'était élancé à l'extérieur pour ses exercices. Six heures, c'était beaucoup trop tôt pour tirer du lit quelqu'un d'aussi important que Vogt. L'infirmerie elle-même se réveillait à peine et on était loin d'un branle-bas le combat. Les cheveux encore pris dans un bonnet de soie, DeWitt et l'infirmière qui s'appelait Karolina (il avait fini par le retenir) venaient à peine de mettre de l'eau à chauffer dans la petite cuisine. Elles le regardèrent passer avec des yeux vaseux et des bouches molles sans s'étonner outre mesure.
Prenant son mal en patience, toujours un peu agité, il remonta donc dans ses quartiers, claqua de la porte et se débarrassa de son maillot de corps imprégné d'un mélange peu ragoûtant d'eau et de sueur en soupirant de soulagement. Ensuite, il le jeta sur le dossier du canapé orienté en direction de la cheminée. Le canapé émit un cri de protestation si inattendu qu'il crut faire un infarctus.
— Qui est là ? s'écria-t-il, une main sur la poitrine pour en calmer l'affolement.
— Charles Baudelaire, ducon ! Je suis en train de composer mon prochain poème, lui répondit la voix d'un Dahlke encore à moitié endormi. Mais pas de problèmes, faites comme chez vous et continuez à me jeter votre linge sale à la tronche.
Il avala difficilement sa salive. Son cœur reprenait à peu près un rythme normal. Évidemment, avec tout ce qui s'était passé, il avait complètement oublié que Dahlke créchait désormais sur son propre sofa.
— Vous m'avez fait peur, dit-il en reprenant enfin ses esprits et en allant ramasser le débardeur.
— Hmm, marmonna Dahlke, qui s'était rendormi.
Il songea que cette présence dans son intimité, même pour un temps limité, avait au moins un avantage. Avec Dahlke monopolisant le canapé pour les nuits suivantes, il ne risquait pas d'aller taper à la porte de la gamine et ce n'était pas plus mal. Dès que celui-ci aurait rattrapé son sommeil manquant, il le mettrait au courant de l'incident avec Krauss et ils iraient rendre visite à Vogt ensemble. Avec la lampe et les carnets de Brunehilde, tant qu'à faire. À croire qu'elle était encore plus atteinte que Krauss, celle-là. Drôle de constater à quel point le dérangement psychique frappait en série à l'Institut. La gamine l'en avait déjà averti. Le bojeglaz avait cet effet-là et il la croyait désormais à cent pour cent. Vogt allait-il se laisser convaincre ? Rien n'était acquis, avec un esprit aussi rationnel que le sien. Lui-même prenait à peine conscience du phénomène alors que la gamine l'avait évoqué dans le train qui les amenait en Allemagne, il y a plus d'un an et demi de cela...
L'eau chaude et un savonnage intensif lui permirent d'organiser sa pensée d'une manière plus efficace. Il se devait d'informer Vogt que la fosse qu'ils avaient autrefois creusée pour se débarrasser de l'infection de Bereznevo était dangereuse. La gamine l'affirmait régulièrement, sans que personne ne prenne la peine de l'écouter. Il leur fallait également se séparer de la créature, de ce Gestalt Numéro Un, par précaution. Il n'avait pas très bien compris ce que lui avait livré Krauss dans son soudain accès de folie furieuse, mais un instinct lui soufflait que ce que contenait la cave n'y était pas pour rien. Il y a très longtemps, Muller s'était retrouvée dans l'infirmerie face à une entité semblable à Gestalt et avait affirmé que la créature était capable de se faufiler dans les esprits, de les tordre... une fois de plus, personne n'avait relevé, mettant cette remarque sur le coup du choc, mais lui aussi avait senti une vrille tenter de s'accrocher à lui, sans succès. Et les visites de Krauss à cette chose étaient quotidiennes.
Echauffé par la retombée du stress, son esprit fonctionnait à toute allure. Quand Jensen et lui s'étaient battus, ou plutôt, quand ce dernier lui avait mis la dérouillée de sa vie, il était passé non loin de la commotion et cet état de semi-conscience lui avait permis d'apercevoir l'ombre postée aux côtés de cet idiot ; une ombre immense et laide, qui avait fini par le prendre et l'enfiler comme un pantalon trop petit, d'après les dires de Zallmann. Cette ombre, ils l'avaient appelée Gestalt et elle continuait son petit manège de mort et de manipulation d'une façon bien moins frontale, c'est tout. Servait-elle un dessein plus intelligent qu'elle-même ? C'était l'impression que lui avait donné celle de Bereznevo, durant l'autopsie. Que voulaient ces émanations malades d'une force plus malade encore ? La gamine en avait forcément une idée, même vague. Elle les voyait depuis des années. Trop occupé par ses beaux yeux bleus, l'odeur de ses cheveux et l'air qu'elle prenait quand il la terrifiait, il ne lui avait jamais posé les bonnes questions et elle, trop occupée à avoir peur de lui, elle n'avait jamais insisté, se contentant d'un avertissement abscons de temps en temps. Et pour quel résultat ? Des morts, encore et encore, il en était persuadé. Et ça n'allait pas s'arrêter là. Vogt avait de grands desseins, il voulait construire un camp, ici-même, tout près de ce cloaque empoisonné et personne n'arriverait à l'en dissuader et alors, Dieu avec Nous, comme on disait à la Wehrmacht. Il n'était pas sûr de vouloir participer à ce grand projet de Vogt, Reich millénaire ou pas. Il n'aurait jamais dû revenir dans ce maudit Institut, il ne l'avait fait que pour elle, car l'idée de la laisser seule lui était insupportable. Quand il l'avait retrouvée en Pologne, il avait été idiot d'en informer l'Institut, idiot d'avoir été si en colère que ça l'avait empêché de réfléchir correctement. Jamais il n'aurait dû l'amener à l'Ahnenerbe. Depuis le début, il était persuadé qu'il aurait dû la garder pour lui et pour lui seul. Après le front, beaucoup d'Allemands étaient repartis chez eux avec une fille de là-bas, en guise de bonne, de maîtresse, d'esclave ou les trois à la fois. Il l'aurait logée à Stuttgart, non loin de l'hôpital, sous bonne garde et elle n'aurait manqué de rien ; elle aurait fait de la peinture ou du piano, tiens, ç'aurait été agréable ; il aurait volontiers payé pour le moindre de ses loisirs, pour son éducation, sa garde-robe, pour tout. Avec ses revenus, elle n'aurait jamais eu à travailler. Surtout, elle aurait été loin de l'Institut, de leurs lapins et de leurs futurs stalags. Lui aussi se serait bien passé de leurs obsessions délirantes. Du bojeglaz et des ombres, il n'en avait jamais rien eu à faire. L'été, il l'aurait amenée en Autriche et là-bas, il aurait probablement fini par la marier, sans personne autour à part la famille et Dahlke en guise de témoin, peut-être. Ses aspirations d'avenir avaient toujours été d'une radicale simplesse. Un foyer bien à soi. Une famille. Quand il serait trop vieux pour le service actif, il envisageait d'ouvrir un cabinet dans un coin tranquille, loin de l'agitation d'un lazaret militaire. Il n'y avait aucune place pour l'Institut dans sa conception de l'existence.
Impossible pourtant de s'en dépêtrer. Oh, bien sûr, il pouvait abandonner si ça lui chantait. Vogt ne le retiendrait pas. Les médecins, dans la SS, ce n'était pas ce qui manquait. Il n'était pas indispensable. Aussitôt parti, aussitôt remplacé, par Siegler et son mètre à mesurer, probablement. D'elle, Siegler n'en avait rien à faire, il ne verrait absolument aucun inconvénient à la fracasser corps et âme pour qu'elle leur obéisse, et alors... Ils feraient d'elle une chose sans conscience et sans vie, un automate, jusqu'à ce qu'elle en ait assez et qu'elle trouve le courage de se trancher les veines pour de bon et ils ne verraient rien venir. Il ne le laisserait pas arriver. Tant qu'il serait à proximité, il l'empêcherait de sombrer. Il lui devait bien ça.
Quand il sortit, l'étroite salle de bain était remplie de buée et de vapeur, si bien qu'il dut se sécher à l'aveuglette avant de sortir, serviette autour de la taille, vidant la moitié de son bagage sur le lit à la recherche d'un caleçon propre. Une fois couvert à minima, il passa à son examen hebdomadaire dans le miroir. Depuis son retour du front, il avait réussi à retrouver son poids normal grâce à un régime assidu, voire même à prendre un peu plus de muscle, ce qui était agréable et satisfaisant à contempler. Il s'entretenait en recourant à une discipline draconienne depuis plus de quinze ans, se taillant un physique de compétition qu'il fignolait avec un soin maniaque cinq jours par semaine. De par sa corpulence et ses prédispositions, il ne serait jamais ni un costaud ni un champion poids lourd, alors il s'était tourné vers l'endurance, l'agilité et l'adresse, devenant mince, rapide, nerveux, un chat maigre comme on les appelait à l'armée. Il passa quelques minutes à s'examiner sous tous les angles, contractant muscles et tendons dans des poses soigneusement étudiées, s'assurant que sa séance de ce matin agissait comme escompté, et quand il se tourna de biais pour examiner l'ensemble deltoïde-triceps de son bras droit, il remarqua le début d'une trace noirâtre juste derrière son trapèze, comme une tâche de suie. Lâchant son reflet des yeux, il se contorsionna pour l'atteindre, et ne trouva rien. Sa peau était aussi propre qu'elle devait l'être après une douche en règle. Il avait dû se laisser abuser par un effet de lumière du jour qui se levait. Il était temps pour lui de s'habiller, de lever Dahlke et de rendre visite à Vogt. Renonçant à se frotter l'épaule pour essuyer une saleté inexistante, il se massa la nuque et leva une dernière fois le regard vers le miroir esquinté incrusté dans le placard.
L'intégralité de son corps se figea sous la terreur. Quelque chose se tenait juste derrière lui, une main affreuse non loin de son épaule. C'était dans son dos et ça le fixait, bien que dépourvu d'yeux. Il eut un mouvement de recul spasmodique, un sursaut incontrôlable, et son dos ne rencontra que du vide. La silhouette ne semblait exister que dans la glace. Son état de sidération fut vite vaincu par une curiosité morbide. L'apparition n'avait qu'une forme imprécise, floue, comme si elle se tenait derrière un voile liquide et il dut coller son visage au miroir pour tenter de la distinguer en détail, le cœur coincé dans la gorge. Peine perdue. Ç'avait quatre membres, un torse et une tête, mais le tout faisait songer à une erreur d'impression sur une pellicule baveuse et surexposée. Avec un temps de retard et une lenteur aquatique, cet autre se déplaça également, se décalant de quelques centimètres, troublant l'air comme s'il s'agissait d'une eau saumâtre. S'il s'agissait d'une quelconque hallucination, elle était particulièrement réaliste. Celle-ci révéla un sourire terrifiant, bardé de bien trop de canines pour être humain, une balafre pointue d'un blanc de neige fendant un écran de fumée et il eut l'impression d'étouffer peu à peu. La même impression d'observer les évènements de l'extérieur qui l'avait saisie lors de sa confrontation avec Jensen s'empara de lui. Sa tête bourdonnait sous l'afflux sanguin, un début de nausée lui remontait dans l'œsophage, suivie d'une intense douleur à la tempe droite, juste derrière l'œil, aussi aiguisée et vive qu'une lame de scalpel. Il n'arrivait plus à réfléchir. Incapable d'expliquer ce qui se passait, son esprit rationnel avait décidé de battre en retraite, le laissant impuissant et paralysé ; cela lui était déjà arrivé, sur l'étang en Ukraine, puis plus tard, quand il avait vu la gamine à moitié nue se diriger vers la balance ; quelque chose s'éteignait, claquait, l'entraînant dans un gouffre sans fond duquel il peinait à s'extraire. Ça durait seulement quelques minutes, et personne n'avait jamais rien remarqué, car il continuait à se comporter à peu près normalement mais quand ça arrivait, il était persuadé que ce n'était pas lui, c'était autre chose. Une chose étrangère, sombre, impulsive, qui luttait pour prendre le dessus sans jamais y arriver et voilà que ça le reprenait sans crier gare à six heures et demie un mardi matin. Mais la seule fois qu'il avait vu une ombre, c'était quand Jensen avait failli l'envoyer dans le coma, et cette chose ne ressemblait pas vraiment à une ombre – elle n'était ni monstrueuse ni difforme, juste anormale, et ce sourire... ils avaient le même, si on excluait la quantité de dents.
C'est pas trop tôt, dit le miroir. Bien qu'il soit trop tard. J'ai essayé, pourtant. Mais c'était plus facile avant. Avant que ça ne vire à la catastrophe, je veux dire. Avant, j'aurais même pas pu m'exprimer comme je le fais maintenant. On est pas faits pour se parler, à vrai dire. Ce n'est pas naturel, comme communication, tout simplement. Avant, quand tout était à sa place, on aurait formé une unité tout à fait indissociable. Trop tard, de toute façon. J'ai essayé de la prévenir aussi, mais je crois que je n'ai réussi qu'à la terrifier davantage. Mais avais-je le choix ?
Il se sentit glisser peu à peu dans l'inconscience, vaincu par la migraine.
Trop tard, répéta celle-ci. Ça ne sert plus à rien. T'auras beau t'en rendre compte, c'est trop tard, c'est trop enraciné pour que tu l'arraches, c'est fini, c'est foutu, kaputt comme vous dites vous autres, trop tard.
*
Quand il ouvrit enfin les yeux, ce fut sur l'expression inquiète d'un Dahlke en train de lui tapoter les joues pour le faire revenir à lui. Il l'avait adossé au lit avant de s'accroupir pour le secouer. Il eut l'impression de s'extraire d'une apnée un peu trop longue. Un regard inquiet vers l'armoire lui apprit que le miroir n'était plus qu'un miroir.
— Sucre, parvint-il à articuler.
— Seigneur, j'ai flippé comme ce n'est pas permis, commença à déblatérer Dahlke, toujours à croupetons et ne parvenant pas à cacher son soulagement. Je vous ai entendu tomber, ça a provoqué un tel boucan que ça m'a réveillé en sursaut alors je me suis permis d'entrer et...
— Sucre, répéta-t-il en tentant de le chasser d'un geste vaseux. Pas mangé. Eau chaude. Malaise vagal.
— D'accord, d'accord, dit Dahlke, se souvenant soudainement qu'il était infirmier militaire diplômé. Je vais vous chercher ça. Où ?
D'une main qui manquait encore de coordination, von Falkenstein lui indiqua la table de chevet et Dahlke s'empressa d'en retourner le tiroir avant de trouver la boîte de Scho-Ka-Kola qu'il gardait toujours à portée depuis la Pologne. Après en avoir englouti deux ou trois généreux morceaux, il se sentit prêt à se relever, ignorant le bras que lui tendait Dahlke. Il se leva un peu trop vite et dut se rasseoir sur le lit en bordel, froissant par accident une chemise qui traînait dessus.
— Heureusement que j'étais là, dit Dahlke tandis qu'il retirait le vêtement coincé sous ses cuisses en maudissant le repassage qui l'attendait. Imaginez si vous vous étiez fracassé le crâne sur le rebord du lit avant de vous vider de votre sang.
— Oui, oui, soupira von Falkenstein, qui commençait à se réveiller tout à fait. Je ferais une demande de Croix de Fer pour votre exploit de m'avoir réanimé en me passant du chocolat, si vous voulez.
Se rappelant soudain qu'il était encore en caleçon, il balança la boîte rouge sur les coussins, attrapa un maillot de corps propre pour l'enfiler et secoua la chemise sur laquelle il était auparavant assis pour essayer de la défroisser.
— Ça vous arrive souvent de vous claquer dans les pommes comme ça ? demanda Dahlke.
Désormais appuyé à l'encadrement de la porte, il n'avait de toute évidence aucune intention de le laisser tranquille.
— Non, admit von Falkenstein en achevant de boutonner la chemise. Mais je pense que nager dans l'étang puis enchaîner une douche brûlante n'était pas la meilleure de mes idées.
Il lui épargna tout l'épisode concernant Krauss et la créature enfermée à double tour dans les caves. Moins Dahlke en saurait, mieux il se porterait. Celui-ci prit un air faussement choqué.
— Nager dans l'étang, répéta-t-il en levant les mains vers le ciel dans une parodie de supplique. Faire du sport à jeun. Sans commentaires, Herr SS-Hauptsturmführer.
— Dehors, dit von Falkenstein. J'ai pas besoin de vous pour enfiler mon pantalon.
Une fois Dahlke parti en ronchonnant contre les conduites inconscientes, il s'habilla en évitant de se tourner vers le miroir. Il se savait bon pour quelques nuits agitées – ce dernier se trouvait pile en face de sa couche. Il se promit de le décrocher, quitte à le fracasser à coups de marteau s'il n'arrivait pas à le décoller. Renonçant à se coiffer devant, il préféra filer devant celui du lavabo, bien plus petit et rassurant.
— Où est-ce que vous allez parader comme ça ? s'intéressa Dahlke, vautré sur le canapé en chaussettes lorsqu'il quitta enfin l'intimité de sa chambre, drapé dans son noir habituel.
Von Falkenstein laissa passer la tout aussi habituelle moquerie sur le soin qu'il apportait à son uniforme.
— Chez Vogt, répondit-il. Et vous venez avec moi. À cette heure-ci, il doit déjà prendre son petit déjeuner, alors dépêchez-vous de vous rendre présentable pendant que je vais récupérer les carnets de cette chère Brunehilde. Vous avez encore la clé ?
Étouffant un soupir contrarié, Dahlke lui lança celle-ci d'un geste habile sans pour autant faire mine de vouloir se lever.
— Vous avez cinq minutes, lui dit von Falkenstein en se dirigeant vers la sortie.
L'autre marmonna ce qui ressemblait plus ou moins à une affirmation.
*
Comme prévu, ils surprirent Vogt en pleine dégustation d'un copieux petit déjeuner dont la seule vue lui donnait envie de faire un nouveau malaise : plâtrée de saucisses graisseuses, haricots blancs recouverts de leur sauce gélatineuse et d'œufs aux plats, dans lesquels il trempait un pain trop farineux recouvert de margarine avant de faire passer le tout avec un café arrosé de crème. À lui seul, entre le journal, les plats, le cendrier et la bière qu'il gardait probablement pour le final, il occupait un bon quart de la longue table de réception que l'Institut n'avait encore jamais eu l'occasion d'utiliser. Il avait également posté deux cerbères en affut dans le couloir, qu'ils durent franchir et cette profusion d'individus en armes aux endroits les plus incongrus commençait déjà à lui taper sur les nerfs. Il avait l'impression que Vogt cherchait à tout prix à dresser des barrières entre lui et les autres et il n'aimait pas beaucoup cette attitude.
— Docteur Vogt, commença-t-il en franchissant le seuil. Il faut que...
C'est à peine si l'intéressé leva la tête de son tas de ripaille.
— C'est Herr Obersturmbannführer Vogt, répondit-il.
Von Falkenstein se figea à mi-chemin, un peu refroidi par cet accueil. Refusant de toucher directement les carnets qu'il avait récupéré dans la chambre de l'infirmière Gunther, il les tenait dans une main gantée.
— Herr Obersturmbannführer Vogt, se corrigea-t-il en essayant de cacher son agacement. Dahlke et moi, on...
— L'Hauptscharführer Dahlke et moi, le coupa à nouveau Vogt, levant enfin un visage barbouillé de sauce vers eux. Institution militaire, Hauptsturmführer, six heures du matin ou pas.
Il ponctua son affirmation en levant une fourchette sur laquelle était encore piqué un bout dodu de saucisse cuite à l'eau.
— Seigneur Dieu, quel vieux casse-couille, marmonna Dahlke dans son dos, assez bas pour qu'il soit le seul à l'entendre.
— Excusez de débarquer aussi tôt, Herr Obersturmbannführer, dit von Falkenstein. Je dois absolument vous parler. Permission de m'installer ?
Convaincu par son imitation du parfait petit sous-fifre, Vogt se radoucit immédiatement. Très bien. Il était capable de jouer les SS exemplaires pendant très longtemps, quitte à en avoir un ulcère à force de retenir ses remarques acides.
— C'est beaucoup trop tôt, répondit Vogt en retournant à son repas gargantuesque. Installez-vous, d'accord, mais taisez-vous pour l'instant. Mangez. On parlera après.
Il dut faire preuve d'une maîtrise exemplaire pour obéir et s'asseoir à table alors que la seule chose qui le démangeait était de balancer les carnets, Krauss et tout le reste au visage de son nouveau supérieur. Bien moins contrarié que lui, Dahlke s'empressa de s'installer et de piquer mine de rien un bol de purée saturé de crème. L'estomac encore noué, von Falkenstein ne se servit qu'un fond de café qu'il dilua avec une grande quantité d'eau chaude pour ne pas risquer de vomir à cause des odeurs de bouffe graisseuse qui flottaient autour de lui. Les mains serrées sur la tasse pour les empêcher de tambouriner et le dos bien droit, évitant de regarder les carnets ou de penser à Gestalt Numéro Un et la crise d'hystérie de Krauss, il écouta Vogt bâfrer, mâchant bruyamment, sentant son mépris augmenter à chaque déglutition et rot que celui-ci étouffait entre deux cuillérées. Connaissant son panel d'expressions faciales par cœur à force de le fréquenter, Dahlke finit par remarquer son nez plissé de dégoût et lui mit un coup de pied en toute discrétion en guise d'avertissement.
Von Falkenstein effaça tout air répugné de ses traits et prit son mal en patience. Il lui fallait encore se décider de quoi il parlerait à Vogt en premier.
— J'allais vous convoquer, de toute manière, dit Vogt au bout d'un moment qui lui avait paru interminable. Vous ne mangez pas ?
— Je pratique le jeûne intermittent, répondit-il en ajoutant un morceau de sucre dans son café désormais tiède. Permission de fumer, Herr Obersturmbannführer ?
— Oui, oui, dit Vogt en se tamponnant la bouche avec une serviette malpropre. De quoi vous vouliez m'entretenir de si bon matin, je peux savoir ?
Entretemps, il avait conclu que l'état du docteur Krauss primait sur les pratiques contre-nature de l'infirmière Gunther. Il ouvrit son étui à cigarettes et se servit après en avoir proposé à Vogt, qui refusa poliment.
— Du docteur Krauss, dit-il en tapotant la cigarette pour la tasser.
— Ah, soupira Vogt en se servant son demi de bière à température ambiante. Qu'est-ce qu'il a fait encore, ce bon vieux Viktor ?
Von Falkenstein lui résuma les évènements avec concision, se retenant de les émailler de commentaires personnels fleuris sur ce qu'il pensait réellement de « ce bon vieux Viktor ». Vogt accueillit son témoignage avec un bruit las qui n'augurait rien de bon pour la suite de leur conversation à peine entamée.
— Selon mademoiselle Muller, il se porte à merveille, dit-il. Il ne vit pas très bien son éviction, c'est tout. Ça va lui passer.
— Avec tout mon respect, Herr Obersturmbannführer, je ne suis pas d'accord avec Muller...
— Mademoiselle Muller, je vous prie, Hauptsturmführer.
— Je ne suis pas du tout d'accord avec mademoiselle Muller, se reprit von Falkenstein sans tiquer. Vogt est délirant, proche de la démence. Vous l'avez entendu comme moi nous parler de sacrifices humains et du bojeglaz qui lui parle durant la nuit. Vous devriez l'envoyer dans une institution compétente avant qu'il ne commette un acte irréversible.
Vogt fixa sur lui son air de merlan frit, ses traits ravagés complètement hermétiques à une quelconque interprétation, puis vida son fond de bière jaunâtre d'une seule traite.
— Vous sous-entendez que l'opinion de mademoiselle Muller en la matière n'est pas valable ? demanda-t-il.
Von Falkenstein se jura que s'il l'entendait encore fois nommer cette grosse truie peroxydée de cette manière, il lui balancerait le contenu de sa tasse en plein dans le groin. La discrète révérence que Vogt mettait dans ce mademoiselle Muller lui fit prendre conscience que le bon docteur en pinçait probablement pour elle. Grand bien lui en fasse, enfin, jusqu'à ce qu'il apprenne que cette espèce d'hommasse était aussi frigide qu'un char d'assaut et qu'elle ne le laisserait jamais glisser les pattes dans le cloaque asséché qu'elle avait entre les jambes. Peut-être que s'il se montrait suffisamment persuasif, elle accepterait néanmoins de se livrer à une séance d'urophilie. L'image qu'il en tira fut assez répugnante pour l'empêcher de dire quoi que ce soit d'insultant envers le nouveau béguin de Vogt.
— Pas du tout, Herr Obersturmbannführer, répondit-il en tirant une longue bouffée, le tournis de laquelle eut le mérite d'effacer cette scène dégradante de son esprit.
— Mais j'espère bien, dit Vogt, toujours un peu soupçonneux.
Il n'était pas facile à berner, ce gros lourdaud des services du renseignement, il l'avait remarqué dès qu'il l'avait eu en cours, il y a des années. Lui mentir revenait jouer à la roulette russe, une chance sur six de se faire avoir.
— Je lui fais pleinement confiance, reprit Vogt en renonçant à déchiffrer son mutisme. Elle m'est d'une aide précieuse, ici. À tel point que j'ai décidé de la nommer directrice adjointe. Lors de mes absences, c'est sur elle que reposera l'Institut.
Von Falkenstein en oublia d'aspirer correctement la fumée, qui lui remonta dans le nez et il crut se démasquer en l'expirant un peu trop vite.
— Ce n'est pas la peine de faire semblant, Hauptsturmführer, lui dit Vogt en jouant avec son verre. Je sais que votre relationnel est difficile. D'après elle, vous avez passé pas moins de deux années à la menacer de l'envoyer en Lebensborn.
Un peu sonné par la tournure que prenait leur conversation, il en oublia les délires de Krauss et de Brunehilde. Il ne s'attendait pas à ce que Muller commence à balancer ce genre de calomnies ; il l'avait sous-estimée.
— C'était pour son bien, répondit-il. Vous admettrez qu'à son âge, ne pas avoir d'enfants n'est pas normal. Un ventre de femme privé de sa fonction naturelle conduit à l'hystérie et à la déviance. Je suis soucieux de la bonne santé de quiconque. Le Lebensborn me semblait être la solution idéale. Je me suis permis de rédiger une demande d'admission, mais je ne l'ai jamais soumise. Mais si mademoiselle Muller estime que j'ai été trop insistant, je suis prêt à m'excuser.
À sa plus grande surprise, Vogt marcha immédiatement dans l'explication.
Sa version était vraiment édulcorée par rapport à la réalité, il en avait une conscience aigüe. Il s'était acharné sur Muller au point de la faire régulièrement chialer quand elle pensait que personne ne la voyait – il le tenait de Zallmann, qui était alors son sbire attitré. À force de lui répéter à quel point elle était grosse, il l'avait amenée à se faire vomir et à se rendre volontairement malade pour perdre du poids ; ça, c'était Hoffmann qui lui avait raconté, car elle était venue le voir discrètement pour lui demander de l'huile de ricin, connue pour être un puissant laxatif naturel. Elle continuait d'en prendre, s'il se fiait à son amaigrissement rapide.
— Je suis prêt à m'excuser, répéta-t-il, désormais lancé dans son rôle d'hygiéniste appliqué. Mais je ne pense pas que mademoiselle Muller vous ait dit toute la vérité. Elle a peur du contact depuis qu'elle est devenue femme. Je pense toujours que le Lebensborn résoudrait également ce problème-là.
Vogt ne lui demanda pas d'où il tenait cette affirmation, ce qui lui apprit qu'il avait probablement tenté de séduire mademoiselle Muller sans que celle-ci en ait seulement conscience. C'est vrai qu'avec la tronche qu'il avait, il ne devait pas avoir grand succès, à part en sortant son portefeuille dans les bordels. Les imaginer se bécoter tous les deux lui crispa le coin de la bouche pendant quelques secondes.
— C'est vrai qu'elle est toujours très sérieuse, ajouta Vogt, lui livrant bien plus qu'il ne le croyait. Je la fais toujours rester très tard avec moi, et elle reste absolument professionnelle, alors que je passe mon temps à lui offrir des verres. Bref, frigide, vous dites ?
Il tenait là un début d'approche. Très vite, une idée lui vint.
— C'est ce que j'ai cru comprendre, oui.
— Ah, parce que vous avez essayé de...
Il dut se retenir à la fois de rire et de pousser une exclamation horrifiée. Il se permit néanmoins un sourire surpris.
— Non. Ce n'est pas du tout mon, euh, genre, Herr Obersturmbannführer. Je les préfère, hm, moins potelées.
— Il en faut pour tous les goûts, admit Vogt.
— Tout ce que je sais, c'est qu'elle avait entamé une relation avec le soldat Erich Gebbert, reprit-il, maintenant qu'il était certain d'avoir capté l'attention de Vogt. Mais qu'elle se dérobait à chaque fois que ce pauvre hère tentait de lui prendre la main. Enfin, ça ne me regarde pas. Mais...
Il faillit ajouter quelque chose quand il remarqua la même silhouette floue que dans le miroir, cette fois-ci tout près de Vogt. Il cilla et il n'y avait plus rien – l'apparition n'avait duré qu'un battement de cœur avant de se dissoudre dans le néant.
— Mais ? l'encouragea Vogt. Vous vouliez rajouter quelque chose ?
— Mais vous devriez lui poser la question en personne, dit von Falkenstein, en reconnaissant à peine le son de sa propre voix. Mieux, vous devriez peut-être essayer d'y aller un peu plus franchement avec elle, si vous voyez de quoi je parle, demandez-lui de vous pomper le dard par exemple et vous verrez que j'ai raison.
Il prit immédiatement conscience de l'énormité qu'il venait de sortir et de ce que ça allait lui coûter. Il n'eut pas besoin de l'air abasourdi de Dahlke, qui en avait oublié son fond de purée, pour s'en rendre compte.
— Mais enfin... lâcha ce dernier. Qu'est-ce qui vous prend...
Abasourdi par sa propre audace, von Falkenstein ne lui prêta aucune attention, se mordant la main, fixant Vogt et attendant de se faire renvoyer dans la seconde. Rien de tel ne se passa. Totalement immobile, Vogt se tenait dans son fauteuil sans ciller, le regard perdu dans le vague. Pendant quelques secondes, il présenta une ressemblance frappante avec le Krauss dément dans les caves.
— Je n'y manquerais pas, dit-il au bout d'un silence interminable.
Seule sa bouche s'anima, comme désynchronisé du reste de son visage. Dahlke reposa prudemment sa cuillère, un peu perdu. L'instant d'après, Vogt étouffait une exclamation peinée et se plaquait une main sur le nez. Il saignait abondamment. Dahlke fit mine de se lever pour lui venir en aide.
— Ce n'est rien, dit-il en s'épongeant avec la serviette maculée de sauce. Des années que ça ne m'était pas arrivé. C'est le phosgène, expliqua-t-il après avoir endigué l'hémorragie.
Encore plus perturbé qu'auparavant, Dahlke se rassit en silence. Pestant contre les gaz de combat, Vogt jeta le tissu ensanglanté en plein dans les reliefs de son repas. Von Falkenstein se souvint de la silhouette spectrale qu'il avait entraperçu tout près de Vogt et en conclut que le phosgène n'avait pas grand-chose à voir avec ce qui venait de se passer – quoi que ce soit.
— Messieurs, je reviens, déclara Vogt d'un ton dégagé. Je dois me rincer, je n'aime pas avoir du sang sur les mains avant midi.
Aucun d'entre eux ne pipa mot avant qu'il eût disparu dans le couloir.
— Bon sang, siffla Dahlke une fois Vogt hors de portée de voix. C'était quoi ça ?
— Ça quoi ? demanda von Falkenstein, qui n'était sûr de rien.
— Ben ça ! dit Dahlke en pointant du doigt la place que Vogt avait auparavant occupé.
— Il a saigné du nez, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?
— Arrêtez un peu ! Je connais Vogt, dit Dahlke. Je sais qu'il ne supporte pas le moindre écart de conduite. Et là vous venez de balancer une saloperie irrespectueuse et ça n'a pas l'air de lui faire grand-chose.
Von Falkenstein ne sut pas quoi lui répondre. Il se doutait qu'il devait avoir l'air aussi étonné que lui. Dahlke repoussa son bol.
— Bravo, d'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton un peu moins paniqué. Demandez-lui de vous sucer la pine ! Elle était vraiment sale, celle-là ! Et à lui de répondre : je n'y manquerais pas. Franchement, c'est quoi votre secret ?
Von Falkenstein n'était pas persuadé que c'était véritablement Vogt qui avait répondu à ce moment-là et préféra garder ses suppositions pour lui. Il commençait à en avoir assez des phénomènes inexplicables.
— Je dois lui être suffisamment sympathique pour qu'il me laisse passer ce genre de choses, dit-il avec un sourire entendu.
Vogt revint avant que Dahlke puisse partager son sentiment là-dessus.
— C'est mieux, annonça le premier, désormais débarrassé de toute trace de sang et l'air un peu plus frais que tout à l'heure. Des années que ça m'était plus arrivé. C'est le phosgène, se répéta-t-il ensuite, ce qui arracha un froncement de sourcils à Dahlke. Vous vouliez me parler du docteur Krauss, il me semble ?
— Nous avons déjà parlé de Krauss, docteur Vogt.
— Obersturmbann...
— Nous avons déjà parlé de Krauss, Herr Obersturmbannführer, se reprit aussitôt von Falkenstein. Vous avez répondu par la négative.
— Par la négative à quoi donc ? demanda l'intéressé.
— À ma suggestion d'internement, dit von Falkenstein, essayant de cacher son trouble. Vous êtes sûr que vous vous sentez bien ? Nous venons tout juste d'avoir cette conversation.
Vogt entrouvrit la bouche, resta ainsi un instant puis parut reprendre tout à fait conscience.
— Excusez-moi, répondit-il avec une fermeté nouvelle. Ça fait longtemps que je n'avais pas saigné du nez comme ça. C'est à cause du phosgène.
Von Falkenstein ignora les petits coups que Dahlke lui assénait dans la cheville pour essayer d'attirer son attention.
— C'est quoi ces carnets ? demanda Vogt, ne se rendant compte de rien. Vous aviez l'air tendus en me les apportant. Expliquez-moi.
Renonçant à lui malmener le mollet du bout de sa botte, Dahlke se redressa imperceptiblement dans son fauteuil. Tandis qu'il commençait à détailler sa passionnante découverte sur les pratiques intimes d'une infirmière morte, von Falkenstein repensa à l'air éteint qu'avait arboré Vogt juste auparavant. Son attitude anormale avait été si flagrante que Dahlke l'avait épinglée en quelques secondes.
— Quelle horreur, s'exclama Vogt et il comprit que Dahlke venait de terminer un récit qu'il n'avait pas pris la peine d'écouter. Mais elle est morte. Hoffmann me l'a dit.
Il n'ajouta rien de plus, ne voulant probablement pas évoquer ce qu'était devenu Jensen devant Dahlke.
— On me l'a dit aussi, dit ce dernier. Mais je n'ai pas bien saisi ce qui s'est passé ici avant votre arrivée, Herr Obersturmbannführer.
— Plus tard, rétorqua Vogt. Merci de m'en avoir informé. Vous pouvez disposer.
Ravalant sa curiosité, Dahlke le remercia pour le repas et se leva, pressé de quitter les lieux et partageant ce sentiment, von Falkenstein l'imita aussitôt.
— Pas vous, Hauptsturmführer, l'arrêta Vogt. Je voulais vous convoquer.
Il l'avait déjà dit mais von Falkenstein ne se résolut pas à le lui faire remarquer. Dahlke lui jeta un regard à la fois troublé et navré avant de prendre congé sur un salut respectueux qu'il ne savait adressé à Vogt ou à lui.
— Je vous écoute.
Pendant un très court instant, il crut déceler une agitation de l'air suspecte derrière le fauteuil de Vogt et préféra songer à une illusion orchestrée par ses nerfs à vif.
— Je voulais m'entretenir avec vous de certains détails concernant le futur stalag, enchaîna Vogt avec une expression préoccupée. Comme je vous l'ai dit hier, les matériaux sont déjà en route et nous attendons la main d'œuvre d'ici la semaine prochaine. À son arrivée, je souhaiterais que vous procédiez à des examens médicaux en règle afin de nous assurer lesquels sont les plus aptes au travail. J'ai spécifié aux autorités compétentes en Pologne que j'avais besoin d'une quarantaine d'hommes solides et ils m'en ont envoyé soixante.
— Ils ont prévu large, commenta von Falkenstein. Ou alors, ils ne savent pas compter.
Il fut sur le point de poursuivre quand ils furent interrompus par deux commis de cuisine venus débarrasser Vogt des reliefs de son repas. Il ne les avait jamais vu au sein de l'Institut auparavant. Vogt avait dû les ramener de Stuttgart. C'était le genre d'homme à aimer s'entourer de domestiques. Ce dernier ne pipa mot jusqu'à ce que toute vaisselle ait disparu et la table, consciencieusement récurée dans un silence religieux embaumant le vinaigre.
— Assez large, oui, reprit Vogt une fois le personnel de maison parti. Il va falloir procéder rapidement, et de nuit, de préférence. Ceux qui ne passeront pas la sélection, on les amènera dans la forêt.
— Aucun problème, répondit von Falkenstein, assez familier de ce genre de méthode.
— J'ai appelé un petit détachement de la Liebstandarte en renfort, ajouta Vogt. Ils ont l'habitude de traiter ce genre de cas.
La mention de la première compagnie de la SS en armes alluma un vague souvenir dans sa mémoire. Quelque chose en rapport avec un passe-partout de serrurier. Il lui fallut un certain moment avant de retrouver pourquoi ce nom lui était familier.
— C'était l'escadron de Jensen, dit-il, plus pour lui-même qu'à l'adresse de Vogt.
— Exact, confirma celui-ci. Ce groupe-là est sous les ordres du SS-Sturmführer Lutz.
Il crut avoir mal entendu.
— Vous plaisantez ?
Le visage tout à fait sérieux de Vogt lui apprit que non.
— Pourquoi ça ? demanda celui-ci, haussant un reste de sourcil. Vous le connaissez ?
— Pas vraiment, non. Je l'ai opéré en Pologne. Il s'était planté un couteau dans l'œil, dit von Falkenstein, essayant de ne pas paraître trop méprisant. Volontairement, j'entends. Plutôt secoué par ce qu'ils faisaient là-bas, d'après ce que j'ai compris. Jensen était même venu me quémander de la méthadone pour le calmer, ce Lutz, vu que c'était son second. Aux dernières nouvelles, il était interné à Mannheim.
Vogt accueillit la nouvelle avec un intérêt distant, tapotant un rythme étrange sur la surface de la table de deux doigts pliés. De toute évidence, il connaissait les antécédents de l'intéressé et le fait qu'on mette un réchappé de l'asile à la tête d'une escadrille ne lui posait absolument aucun problème. Von Falkenstein se demanda depuis quand le monde militaire, si rassurant et discipliné lorsqu'il l'avait rejoint, s'était mis à marcher en position du poirier.
— S'ils l'ont jugé apte au retour en service actif, je ne vois rien à y redire, commenta Vogt en cessant son manège pour le jauger avec attention. Et vous ?
C'était un piège et il évita d'y tomber. Critiquer les décisions hallucinantes de sa propre hiérarchie en face d'un de ses lointains représentants était de la pure inconscience ; il se contenta donc d'une moue qui signifiait « non ».
— Je voudrais vous exposer quelque chose d'important, dit-il ensuite, trouvant enfin la motivation nécessaire à lui expliquer la raison véritable de sa venue si matinale.
— Vite, je vous prie, j'ai à faire, répondit Vogt, agacé.
Dans ce contexte, il lui serait difficile de le convaincre de mettre un frein à ses ambitions de stalag. Sans parler d'abandonner l'Institut pour s'installer ailleurs, loin de l'influence malsaine qui semblait y sévir. Homme rationnel, psychorigide et pressé, Vogt avait très peu de chances de l'écouter. Alors il décida d'aller droit à l'essentiel.
— Vous devriez revoir vos projets. Il y a quelque chose qui ne va pas, ici. Tout le monde le dit. Depuis que nous avons enterré les corps de Bereznevo dans la fosse, il y a des incidents. D'abord Jensen...
Vogt eut soudain l'air plus attentif.
— Poursuivez.
— D'abord Jensen. Puis Krauss. Il n'était pas comme ça quand j'ai pris mon poste, dit von Falkenstein. Pas aussi fantasque, je veux dire. Il a toujours été d'un naturel obsessionnel, mais là, vous ne pouvez nier qu'il est sur une mauvaise pente. Il passe des heures enfermé dans cette cave, avec cette chose... Sans parler de M... de Nina Muller. C'était une personne pleine de vie et toujours bien mise de sa personne, admit-il assez à contre cœur. Maintenant, on dirait un épouvantail.
Vogt fit mine d'ouvrir la balafre qui lui servait de bouche, sûrement pour le contredire vertement et il s'empressa de continuer :
— Quant à l'infirmière Gan... Gunther, elle avait tout d'une fille de mauvaises mœurs, mais se faire monter par des chiens et s'abrutir au Laudanum ? Ça fait beaucoup trop de cas étranges pour une institution de cette taille.
Il avait une conscience aigüe d'exprimer le même genre de délire paranoïaque qu'il venait de reprocher à Krauss. Mais c'était trop tard. Il n'avait fait que suivre une intuition profonde et celle-ci ne le trompait que rarement.
— Selon vous, cet Institut est hanté, donc, résuma Vogt avec un petit rictus ironique.
— Si vous voulez, dit von Falkenstein. Faute de meilleur terme, on peut dire qu'il l'est. Enfin, cet Institut étudie quand même un phénomène qui dépasse tout entendement. On en connaît que quelques éléments, et ils sont parcellaires.
Vogt eut un hochement de tête approbateur qui lui fit croire pendant un court instant qu'il avait réussi à le raisonner suffisamment pour être enfin écouté.
— Que Krauss soit superstitieux passe encore, il a toujours eu une réputation de marginal, dit alors Vogt, fracassant tous ses maigres espoirs. Et c'est un civil, bien pour ça que je lui laisse passer la plupart de ses élucubrations. Mais vous, Hauptsturmführer... je suis étonné.
Bien évidemment, personne ne l'avait jamais écouté, dans cette institution de fêlés du bulbe et ce n'était pas Vogt qui allait changer la donne. Tous étaient trop aveuglés par leur enthousiasme et la volonté de prouver l'exception.
— Je vous conseille juste d'être très prudent, dit-il, sélectionnant ses mots avec le plus grand soin. Et selon moi, on devrait se débarrasser de ce qui reste dans la fosse. Un des cadavres contenait une créature semblable à votre Gestalt numéro un. Qui sait ce qu'il y avait d'autre.
— C'est drôle, répondit Vogt sans esquisser le moindre sourire. Mademoiselle Muller m'a parlé exactement de la même chose. Selon elle, cette petite ukrainienne... elle passait son temps à la bassiner avec la présence de cette fosse. Pour mademoiselle Muller, il s'agit juste d'une manifestation étrange d'origine nerveuse. Elle a été assez malmenée, d'après ce que j'ai compris. Vous pensez qu'elle dit la vérité ? Que ce ne sont pas des inventions ?
— Elle n'invente rien du tout, dit von Falkenstein. Vous avez vu comme moi ce qu'elle a fait à votre... Max...
— Bodmann.
— Voilà. Elle n'a aucune raison de mentir.
Vogt émit un « hmm » pensif.
— D'accord, dit-il enfin. Vous êtes inquiet. C'est compréhensible. Je le suis aussi, avec la charge de travail qui m'attend.
— Vous n'allez pas... enfin, ça serait plus judicieux de retarder le chantier en attendant que...
— On ira jeter un œil à cette fameuse fosse, c'est promis, le coupa Vogt d'un ton qui ne tolérait aucune réplique. Et on procédera à une désinfection en règle des quartiers de feu mademoiselle Gunther, si ça vous rassure. Quant à la créature de nos sous-sols, je vous garantis qu'elle se trouve sous bonne garde et qu'elle n'est pas près de s'enfuir pour semer à nouveau la terreur. Ce ne sont que des détails. Pensez plutôt à l'avenir.
— Entendu, Herr Obersturmbannführer, dit von Falkenstein par automatisme.
Il sut que sa tentative de lui faire entendre raison était un échec sur toute la ligne. Trop tard, avait affirmé le spectre dissimulé dans le miroir. Il ne comprenait que maintenant. Il avait laissé faire, il avait temporisé, il avait fermé les yeux sur ce qu'il considérait être secondaire et sans intérêt – le bojeglaz, l'œil-dieu, peu importe ce que c'était – et avant qu'il puisse s'en rendre réellement compte, les uniformes envahissaient l'Institut pour y construire un camp d'expérimentation. Et, étant dépourvu de tout bon sens élémentaire, il avait joué un rôle primordial dans tout ce marasme. Parce que c'était lui qui était allé présenter la gamine à Vogt, sur un terrain déjà préparé par Zallmann. Durant des années, il avait appris à n'être qu'un intermédiaire ; à transmettre des principes qu'on lui avait inculqués, conditionné à ne jamais vraiment se remettre en question parce que ça l'ennuyait. Et voilà où tout cela l'avait mené.
— On viendra vous réveiller quand Lutz arrivera avec sa cargaison, était en train de dire Vogt tout en se levant. C'est prévu pour très bientôt, mais avec les imprévus de la route, je n'ai pas encore le moment exact. J'espère que vous n'avez pas le sommeil trop lourd.
— Bien au contraire, Herr Obersturmbannführer, répondit-il avant de suivre Vogt sur son invitation pressée.
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