9 Bruno


Il avait su que quelque chose était allé de travers en entendant Nina hurler à s'en déchirer la glotte. Il était alors à mi-chemin du manoir et avait aussitôt fait demi-tour. Les explications de la jeune femme, remplies de confusion et de panique, ne lui avaient rien appris. Elle mourrait de honte car elle s'était faite dessus. Bruno n'avait pas saisi grand-chose, mais il s'était empressé de héler Jensen et Gebbert à pleins poumons. Tous trois s'étaient dirigés vers l'infirmerie au pas de course, laissant Nina à son malheur et ensuite, Bruno n'avait rien compris. Il baignait dans un état irréel, détaché de sa conscience. Ce qui se passait ne lui arrivait pas à lui, mais à quelqu'un d'autre. Lui se cantonnait au rôle de simple observateur, flottant à quelques centimètres du sol alors que Jensen ouvrait la porte à la volée.

Il lui avait fallu un long instant pour se rendre compte que ce qui se trouvait dans leur bloc opératoire improvisé n'était pas humain. Il avait vu des membres trop nombreux, un corps rachitique et une tête ronde et volumineuse. Glapissant, Gebbert avait raté son premier tir, fracassant une lampe. Les trois autres avaient fait mouche, frappant la créature à l'estomac, à la poitrine puis en pleine tête. Sous ses airs débonnaires, Gebbert avait tout du bon petit soldat. Jensen, qui avait lui aussi sorti son arme de service, s'était approché de la monstruosité et lui avait donné un solide coup de pied pour s'assurer qu'elle ne bougeait plus. En apercevant le cadavre désarticulé et à moitié éventré prostré au sol, Bruno sut que la chose était sortie de là.

Il resta planté sur le pas de la porte, cherchant ses mots en même temps qu'une raison à ce qu'il voyait. Se redressant de derrière la table en inox, derrière laquelle il avait cherché refuge pour échapper aux balles perdues, von Falkenstein arracha son masque pour vider son trop plein de salive au sol. Le teint livide, les traits creusés, il donnait l'air de sortir de la Géhenne mais ne paraissait pas blessé, juste rudement secoué.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Bruno d'une voix blanche.

Personne n'avait de réponse satisfaisante à lui apporter. Se bouchant le nez, le lieutenant Jensen se pencha sur le corps difforme et noir baignant dans son propre jus près du cadavre. Révulsé, Gebbert tenait toujours son Luger brandi, au cas-où. Dans un froissement caoutchouteux, von Falkenstein quitta la pièce en regardant droit devant lui, si bien que Bruno reçut un solide coup d'épaule. Il ne broncha pas. Avec un sacré temps de retard, son esprit prit conscience de l'évènement extraordinaire qu'il avait raté de peu.

— Allez vous assurer que Nina va bien, ajouta-t-il sans s'adresser à quiconque en particulier. Je prends le relais.

Son ton autoritaire fit illusion auprès des deux soldats. Il suffisait juste de leur faire croire qu'il maîtrisait totalement la situation pour qu'ils lui obéissent. Le national-socialisme avait cela de dangereux et Bruno en avait parfaitement conscience. Ce fut Jensen qui partit à la recherche de Nina, abandonnant un Gebbert encore abasourdi. S'étonnant de son propre sang-froid, Bruno déclara ensuite :

— Rangez cette arme, Erich.

Gebbert rengaina par pur automatisme. Ses yeux étaient fixés sur la chose étalée à ses pieds.

— Verrouillez la pièce, dit Bruno. Allez voir Locke. Il nous faut nous débarrasser des autres corps au plus vite. Évacuez-les. Creusez dans la forêt et brûlez-les. C'est compris ?

Gebbert hocha de la tête sans piper mot. Il ne posa pas de questions.

Une fois l'infirmerie fermée à double tour et le soldat parti, Bruno sentit la tête lui tourner, en partie à cause de l'odeur qui filtrait à travers le panneau et en partie à cause du choc émotionnel. Il ne fallait pas penser à ce qu'il venait de voir, pas encore. D'abord, comprendre. Il réfléchirait ensuite. Et dans l'état, il n'y avait qu'une seule personne apte à lui expliquer ce à quoi il avait assisté. Du coin de l'œil, il avait vu von Falkenstein tourner à l'angle du couloir, vers l'extérieur. Au vu de son pas mal assuré, il ne devait pas être parti bien loin.

Bruno le rattrapa pile sous le porche du pavillon. Cette courte mais intense course l'avait laissé pantelant et pendant un moment, il fut incapable de prononcer le moindre mot. Il n'avait jamais été en excellente forme, la faute à vingt ans d'excès en tout genre. Ignorant sa présence secouée par une mauvaise toux, von Falkenstein se débarrassa de ses gants en pestant, les balançant sur un banc de fonte calé contre le mur. Puis, dans cet insupportable couinement de tablier, il se laissa tomber à son tour, se pliant dans un frisson, la tête entre les mains. Ayant enfin repris sa respiration, Bruno se lança :

— Mais c'était quoi ça ?

— Deux minutes, répondit von Falkenstein d'une voix étouffée.

Sous la surprise, Bruno s'immobilisa. Tête basse, von Falkenstein pleurait en silence, se mordant la lèvre inférieure. Il lui laissa un instant de répit mais la curiosité fut plus forte.

— Que s'est-il passé ? insista-t-il.

Après s'être frotté les paupières d'une main fatiguée, l'autre lui adressa un regard si meurtrier qu'il lui fallut mobiliser toute la force de sa volonté pour ne pas détourner le sien. Un étrange sentiment de triomphe l'envahit. Sous ses airs d'esprit froid et ordonné et derrière cet uniforme puant, von Falkenstein n'était en fait qu'un homme. Finie, la mise en scène pleine de morgue qu'il avait orchestrée en arrivant. Ce visage crispé et humide lui donnait l'air paradoxalement plus jeune. Bruno n'avait devant lui qu'un gamin qui avait à peine fini son internat. Il se promit de ne plus jamais se laisser impressionner. Cette nouvelle certitude l'incita à poursuivre :

— Je comprends que vous soyez secoué, mais c'est important.

— Allez vous faire foutre, dit von Falkenstein avant de renifler.

Il détacha son tablier de caoutchouc, qui rejoignit les gants, puis entreprit de défaire les attaches de sa blouse. Libéré de son fardeau, il froissa le vêtement de bloc et le laissa choir au sol. Une main dans les cheveux et coinçant une cigarette entre ses lèvres, il entreprit de l'allumer, mais le briquet refusa de lui obéir. Bruno prit son mal en patience. Après une rude bataille contre la roulette en pierre, von Falkenstein finit par gagner.

— Je sais pas ce que c'était, d'accord ? dit-il enfin dans un nuage de fumée grise.

Il ferma les yeux et les massa de nouveau de ses doigts libres. Sous la transpiration, sa coupe gominée couleur corbeau s'était délitée, contrastant avec sa tenue parfaitement cintrée.

— J'allais procéder à l'examen interne, poursuivit-il. Première incision. La peau s'est coupée comme du papier.

Son ton était devenu plus égal. Le SS inflexible était de retour, aussi vite qu'il avait disparu. Il avait ravalé ses états d'âme comme Bruno lapait son café spécial.

— J'allais terminer quand le corps s'est mis à tressaillir. On aurait dit qu'il avait une attaque. Sauf que les morts ne font pas d'attaque. Bref, il a convulsé si fort qu'il a fini au sol. Et puis...

Il marqua une pause, s'accordant une longue bouffée de cigarette. Bruno attendait, retenant son souffle, avide d'en savoir plus.

— Et puis, cette chose est sortie de l'intérieur. Elle a voulu s'en prendre à votre secrétaire, mais je lui ai envoyé la table dans le lard. La suite, vous la connaissez, termina von Falkenstein en cramant sa clope jusqu'au mégot d'une seule goulée.

Bruno prit bien garde de ne pas le corriger sur la fonction réelle de Nina, cette fois-ci.

— Quand vous dites qu'elle a voulu s'en prendre à Nina, ça veut dire quoi exactement ? demanda-t-il à la place. Qu'elle allait l'attaquer ?

— Ça veut dire qu'elle s'est mise à avancer dans sa direction. Je sais pas ce qu'elle lui aurait fait. J'ai pas cherché à comprendre, d'accord ?

Bruno se gratta la barbe dans un vieux réflexe de professeur.

— Et ensuite ?

Von Falkenstein avait la tête baissée, ce qui ne l'empêcha pas de l'assassiner du regard une nouvelle fois.

— Ensuite, votre potiche s'est enfuie et je suis resté nez à nez avec ce machin, répondit-il, sortant une seconde cigarette de son étui.

— Vous avez fait quoi une fois tout seul ? demanda Bruno.

Von Falkenstein eut un rire dénué d'humour.

— J'ai rasé le mur, dit-il en plissant son nez de dégoût. Qu'est-ce que vous vouliez que je fasse ? J'ai vraiment cru crever, là-dedans.

Après un moment de silence, il ajouta :

— Au moins, je ne me suis pas sali, c'est déjà ça.

Bruno en oublia instantanément toute la maigre compassion qu'il avait pu ressentir en le surprenant les larmes aux yeux. Qu'est-ce qu'il avait à s'acharner sur Nina comme ça ? D'accord, elle avait un petit problème marital qui attendait d'être réglé. Mais ce n'était pas une raison pour la traiter avec un tel mépris. Il maîtrisa ce soudain afflux de colère en enfonçant ses poings gelés dans son manteau. Les coudes sur les genoux, fixant le vide, von Falkenstein inhalait avidement sa cigarette. L'épuisement nerveux lui tirait les traits.

— Putain, soupira-t-il. J'ai vraiment pas signé pour ça.

— Si vous voulez rentrer, Hauptsturmführer, personne ne vous retient, dit Bruno en essayant de mimer le détachement.

— Où ça ?

— À Stuttgart, précisa-t-il.

Von Falkenstein cracha au sol avec une lenteur obscène.

— Sert à rien, dit-il en fixant ses bottes. Je suis pas en état de prendre la route. Et puis, pour quoi faire ? Ça fait des années que plus personne ne m'attend.

Bruno fronça des sourcils. Voilà qui était nouveau. En l'entendant être aussi à cheval sur les principes des bonnes mœurs, il avait tout naturellement supposé que von Falkenstein était marié. Probablement à une jolie mais insipide blonde, pétante de santé, soumise et sage, avec deux ou trois marmots dans les pattes. C'était fortement encouragé par la SS. Ils recevaient des tas de primes pour les enfants. Des médailles, même. Cela dit, il ne portait pas d'alliance, Bruno venait de s'en apercevoir. Un célibataire de plus de vingt-cinq ans dans la SS, selon leur propre logique, était un mauvais élément. Incroyable.

— Je sais ce que vous êtes en train de penser, dit von Falkenstein.

— Je ne pense rien du tout, répliqua prudemment Bruno.

— Elle est morte. En couches. Mon fils avec. Plus remarié depuis, poursuivit-il sans affect. J'ai préféré m'engager.

— Désolé de l'apprendre, dit Bruno, et il ne mentait pas.

— Aucune importance. J'imagine que c'était une question de manque de pureté. Les loups ne vont pas avec les chiens. Et la chienne n'était pas assez forte, si vous voyez ce que je veux dire.

Bruno voyait très bien. Il ne s'était jamais vraiment intéressé à la raciologie, c'était le domaine de Viktor, mais en connaissait les principes les plus infâmes. Lui n'en croyait pas un mot. Paradoxal, pour un enseignant de l'Institut de et pour la race, mais il n'était plus à une contradiction près. Il supplia silencieusement von Falkenstein de ne pas poursuivre sur ce terrain-là, car ç'avait l'air atroce.

— Je l'ai ouverte, vous savez. Pour tenter de déterminer ce qui clochait. Et je me suis pas trompé. Tout était noir, malade. Elle était complètement foutue. Étonnant même qu'elle ait réussi à porter jusqu'à terme, dit-il.

Trop abasourdi, Bruno ne fit pas de commentaires. Parlait-il de sa femme ou d'une pondeuse défaillante ? Voilà ce qu'ils voulaient : les élever. Beaucoup d'enfants, mais plus d'amour. Du sexe, plein, parce qu'il fallait repeupler, mais les sentiments n'y avaient plus leur place. Quel monde détraqué, se dit Bruno. Il le fuyait depuis des années, sans vouloir l'admettre. Il était bien obligé, maintenant qu'il rencontrait un pur produit de cette machine infernale qui avait planté ses griffes en Allemagne. Il revit la créature malade et bulbeuse abattue dans leur infirmerie. Une difformité engendrée par un cadavre. Une analogie toute indiquée se forma dans son esprit surchauffé. Bruno se sentit soudain très las.

— Je vais m'assurer que Locke et les siens s'occupent bien de vider la cave, dit-il. Il faut se débarrasser des autres au plus vite. Au cas-où. J'en profiterais pour passer voir Nina.

Il prit une courte inspiration. Ce qu'il s'apprêtait à demander lui coûtait, mais il n'avait pas le choix.

— Ça vous dérangerait de m'accompagner ? Elle doit être en état de choc.

— Et ? dit von Falkenstein.

— Vous êtes médecin, lui rappela Bruno. S'il vous plaît.

À son expression arrogante, il vit qu'il savourait tout le pouvoir qu'il possédait à ce moment-là. Bruno se retint de lui demander s'il arrivait encore à respirer avec un égo d'une telle ampleur.

— J'arrive, dit-il.

Bruno ne s'abaissa pas à le remercier.

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