8 von Falkenstein
La porte claqua et il resta seul.
Sous le treillis inoxydable de la table mobile, l'espèce de monstruosité couleur de schiste parvint à s'extraire péniblement. Elle tenta de se redresser, mais il lui avait probablement cassé quelque chose, car elle grelotta et ne parvint pas à se mettre debout à la première tentative. La planche de dissection lui masquait partiellement la vue. Il entendit des pattes, ou des mains, frotter le sol, y étalant la glaire tandis que la chose se levait en boîtant.
Il se rendit compte qu'il tremblait. Surgie d'abats pourris, cette abomination ressemblait à un croisement entre une blatte sans carapace et un poisson écaillé, composé de cartilage plutôt que d'os ; une physiologie molle, dépourvue de structure réellement solide, visqueuse, aveugle, vivant sous la roche. Un animal honteux, grouillant, de la vermine qui ne devait jamais voir la lumière du jour. Cela respirait la maladie dégénérée, une malingrité sur pattes, démarche titubante et poumons défaillants. Son visage, si on pouvait l'appeler ainsi, était un ravage de cervelle à l'air libre piqué de douzaines et de douzaines d'yeux fixes, et c'était affreux, bien plus que tout ce qu'il avait pu voir dans les services sanitaires. Elle se figea, aux aguets. Elle n'était pas stupide.
Von Falkenstein avait à nouveau reculé, jusqu'à toucher le mur. Cette horreur bipède se dressait entre lui et l'unique sortie de la pièce. Son cœur essayait à tout prix de remonter dans sa gorge. Jamais il n'avait connu pareille terreur, lui qui s'était pourtant toujours targué d'avoir les nerfs solides. Ses pensées fonctionnaient au ralenti, incohérentes, hurlantes. Au milieu du long cri inarticulé de sa conscience, sa rationalité ne tournait que par saccades, grippée. Il n'avait pas d'arme de service sur lui. Il n'était que médecin. Les médecins soignaient, ils ne tiraient pas sur les autres, pas en temps de paix, en tout cas. Aucun médecin n'avait besoin d'une arme à feu lorsqu'il pratiquait le post-mortem. Ce machin engendré par un macchabée n'était pas naturel. Il fallait qu'il sorte d'ici. Impérativement. Les fenêtres étaient exclues. Trop hasardeux. Et la chose était beaucoup trop près des vitres, il n'aurait pas le temps. Avec la blouse et le tablier, ses mouvements manqueraient d'ampleur, il ne serait pas assez rapide. Les tenues de bloc n'étaient pas faites pour le sprint.
Il était dans une impasse. Elle ne bougeait toujours pas, tout aussi pétrifiée que lui. La sueur lui mouillait le front. Sous son masque de coton, il n'arrivait plus très bien à respirer, mais l'enlever était au-delà de ses forces. Le tablier lui semblait peser des tonnes. Ses doigts gantés s'enfoncèrent dans le plâtre du mur, crissant une mélodie insupportable de caoutchouc. Si seulement il pouvait se couler dans le bitume dans son dos. Disparaître. Il n'était pas censé se trouver face à cette abomination. C'était une erreur de l'univers. Une anomalie. La mort accouchée par la mort. Il se retint d'hurler quand elle se mit enfin en mouvement. Lente et maladroite, la créature posa deux de ses six bras sur la table en inox pour s'y appuyer.
Puis elle commença à la pousser vers lui. Cette saloperie était sournoise. Elle voulait lui bloquer définitivement le passage. Piqué par un violent instinct de répulsion, von Falkenstein réagit au quart de tour et envoya son pied sur le rebord pour la troisième fois consécutive. Les roulettes crissèrent encore, percutant la monstruosité qui s'étala à moitié sur la surface crasseuse. Pour la première fois depuis son surgissement, elle cligna des yeux, de manière asynchrone. Un cliquetis organique. Des étoiles qui s'éteignent pour se rallumer ensuite. Pendant un court instant, il sentit quelque chose s'insinuer en lui, noir et visqueux comme du pétrole, furetant, reniflant, cherchant une prise, la moindre aspérité ; cela lui fit l'effet étrange d'une pluie grasse de cendres se collant contre une vitre. Il en eut le vertige. Ses genoux fléchirent, ses doigts râpèrent le mur, mais il tint bon.
La créature commença doucement à contourner la table. Elle se déplaçait avec précaution, ne prenant appui que sur sa jambe droite, l'autre traînant dans son sillage, désarticulée au niveau de la cheville. Il avait peut-être une chance de se faufiler jusqu'à la porte. Arrivée pile sous la première lampe scialytique, la chose se figea. Dans la lumière brutale, elle apparaissait dans toute son ignoble vérité d'erreur de la nature.
— Nous avons un message.
Il ne comprit pas tout de suite que cette voix désincarnée, nasillarde, venait d'elle. Ça n'avait pas de bouche à proprement parler. Juste une excroissance cartilagineuse entre les clavicules. Bizarrement, elle s'exprimait dans un allemand parfait.
— Nous avons un message, répéta-t-elle de cette tessiture sans sexe, basse, terreuse et sombre. Ne la cherchez pas. N'essayez pas de la maîtriser. Ne l'amenez pas ici. Ne tentez pas de la comprendre.
Von Falkenstein ne sut pas quoi répondre. Le fait que cette infection pouvait s'exprimer dans un langage articulé constituait une information que son esprit se refusait à traiter. Ce n'était pas censé parler.
— Nous ne sommes pas faits pour nous côtoyer, dit la créature. Il s'agit d'une erreur. Le fondamental n'admet pas les erreurs. Vous avez creusé trop profond. Ne cherchez pas à en savoir plus. N'y allez pas.
Ses yeux immobiles clignèrent les uns après les autres, dans cet étrange décalage. Immédiatement après, le même malaise le saisit à la gorge, comme si une présence cherchait à lui extirper il ne savait quoi des tréfonds de son être. La créature balança sa face difforme de haut en bas, toujours en proie à une mauvaise coordination musculaire.
— Vous ne devriez pas exister, dit-elle. Le fondamental a été corrompu. Vous l'avez rendu malade et faible. Nous ne sommes que le reflet de vos manquements.
Un bruit saccadé retentit au loin. Quelqu'un, non, plusieurs personnes courraient dans le couloir. La chose pivota vers la porte, frissonnant de tout son maigre corps bulbeux. Von Falkenstein se baissa par reflexe quand le panneau s'ouvrit avec fracas. Un de ses genoux protesta avec violence quand il tomba au sol. Un homme s'époumonna. L'éclairage déjà défectueux de la seconde lampe de bloc s'éteignit dans une explosion provoquée par une balle manquée. Amplifiée par les lieux clos, la détonation lui déclencha un solide acouphène et s'il n'avait pas eu la présence d'esprit de se protéger la tête, il aurait reçu des éclats de miroir brûlants en plein dans les yeux. L'infirmerie se remplit de bottes, de vociférations et de coups de feu. Von Falkenstein en compta trois. Fauchée, la créature s'étala de tout son long à seulement un mètre de lui. Ce qui coulait d'elle n'était pas du sang, mais de l'huile. Il regarda la substance former une rigole sirupeuse sans vraiment la voir puis finit par se relever, manquant d'assurance. Son masque de chirurgien était rempli de salive et de sueur, alors il s'empressa de l'arracher avant de cracher au sol.
— Ça va, Herr SS-Hauptsturmführer ? demanda Jensen en faisant mine de lui prendre l'épaule.
Il se dégagea avec violence. La puanteur de la pièce, mélange de poudre, de verre chaud et de morgue le saisit à la gorge. La tête lui tournait.
— Foutez-moi la paix, grogna-t-il.
Il n'était guère en état de bavarder. Jensen n'insista pas. Il était accompagné de Gebbert, qui serait son Luger de dotation dans une main peu assurée. Voilà donc celui qui visait si mal. Dans l'encadrement de la porte pointa la face lunaire de Zallmann. Il dit quelque chose d'un ton inquiet, mais von Falkenstein ne l'écouta pas. Tout ce qu'il voulait, c'était de quitter ce lazaret infernal au plus vite, si bien qu'il le traversa au pas de course, le bousculant au passage.
Ignorant ses imprécations, il s'engagea dans le couloir, à moitié nauséeux, à moitié soulagé de s'en être sorti sans une égratignure. La brume collante et humide régnant à l'extérieur ne parvint pas à chasser l'odeur mortifère qui s'était logée dans ses narines.
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