8 Hans

Tremblante et épuisée, elle se cramponna à son bras tout le long du chemin jusqu'au manoir, qu'ils firent en compagnie d'un docteur Krauss passablement furibond et d'un garde doté d'une lampe torche. Elle ne pipa mot du trajet et ne lâcha sa manche qu'une fois à l'intérieur du grand bureau, avant de s'installer sur une banquette sans que son dos ne touche le dossier. Son visage figé ne trahissait qu'une stupeur contenue. Elle n'avait ni pleuré ni supplié, cette fois, et il lui en était vaguement reconnaissant. Quand il s'assit non loin d'elle, elle lui saisit aussitôt la main et ses doigts étaient glacés.

— Tu as froid ? lui demanda-t-il.

Elle se contenta d'un signe qui ne signifiait rien et dit :

— Je ne sais pas.

— Tu devrais boire quelque chose de chaud.

Continuant de fixer un point invisible quelque part à ses pieds, elle répondit après un court silence :

— Je ne dirais pas non à un thé.

Non loin, Krauss eut une moue méprisante. Gênée, elle retira aussitôt sa main pour l'enfouir sous ses propres cuisses.

— Pourquoi ça n'a pas fonctionné ? demanda-t-il en allant se poster contre sa table de travail fraîchement retrouvée.

Il se cala plus confortablement sur l'assise sans répondre.

— Pourquoi ça n'a pas...

— Laissez-la respirer, vous voulez bien, Viktor ?

Contrarié, Krauss leva les mains en signe d'impuissance.

— Très bien ! Très bien ! Je vais lui amener sa camomille.

Il ne put s'empêcher de rire.

— Je préfère le thé noir, dit-elle doucement. Mais une infusion, c'est bien aussi, docteur Krauss.

— Merde à la fin, lança Krauss. Tu auras ce que tu auras.

Elle garda les lèvres closes jusqu'à ce qu'il quitte la pièce et finit par retirer ses mains d'en dessous ses jambes pour les poser à plat sur ses genoux.

— C'est l'Obersturmbannführer Vogt qui ne va pas être content, dit-elle d'une voix morne.

— Je ne crois pas que je l'ai déjà vu être content de quoi que ce soit, même quand il avait deux genoux fonctionnels.

Cela ne parut pas la rassurer autant qu'il l'espérait. Krauss revint quelques minutes plus tard pour lui tendre une tasse fumante et comme elle ne manifestait aucune envie de la prendre, il se mit à pester entre les dents.

— Ce n'est pas la fin du monde, lui dit Hans en prenant la timbale. Vous avez un camp rempli à ras-bord de candidats et si, par miracle, vous arrivez à le vider d'ici la fin du mois, on vous en enverra d'autres.

— Certes, admit Krauss à contre-cœur avant de retourner à sa position initiale. Je veux quand même comprendre pourquoi c'était un échec. Deux morts et un autre qui se fracasse le crâne contre le mur, rendez-vous compte ! Qu'est-ce que je vais dire à Vogt, moi ?

— Bonne chance, commenta-t-il. Mais attendez au moins demain, sinon vous allez nous le rendre encore plus ronchon que d'habitude.

— Est-ce que tu as une explication à me fournir ? reprit Krauss, décidant de faire impasse sur sa désinvolture coutumière.

— Je vous ait dit de lui laisser deux minutes.

Les bras croisés, Krauss l'observa verser trois gouttes de Véronal dans l'infusion avant de froncer les sourcils.

— Je comprends mieux pourquoi elle est soudain devenue si docile, dit-il alors qu'elle prenait la tasse pour y plonger le museau.

— Je ne sais pas pourquoi ça n'a pas fonctionné, dit-elle enfin.

— Évidemment.

Elle fixait Krauss comme s'il s'agissait d'un cafard particulièrement imposant qui aurait trouvé un costume en laine italienne. Il n'avait aucune envie de la laisser sous la surveillance d'un énergumène pareil.

— Peut-être, poursuivit-elle, peut-être que les bêtes que vous m'avez fait choisir n'étaient tout simplement pas assez résistantes. Ou que leurs ombres étaient trop faibles.

Elle marqua une pause, les doigts serrés sur la faïence délicate.

— Il faut vraiment être mal dans sa tête pour que l'ombre entre, et il faut que l'ombre soit particulièrement vicieuse. Comme ce qui s'est passé avec le lieutenant Jensen. Ou avec vous.

— Ou avec moi ? Tu délires, ma pauvre fille, répondit Krauss avec un somptueux mépris. Mais quand tu dis « mal dans sa tête »...

— Il faut être faible, dit-elle. Et terrifié, pour que ça marche. Regardez Lutz. Il s'est planté un couteau, non ? Dans l'œil. Et le lieutenant Jensen, il.... il a toujours été un alcoolique. Il était traumatisé, par la guerre.

— Lutz ne s'est pas transformé en gestalt, rétorqua Krauss.

— C'est comme ça que ça marche. J'en suis sûre. Demandez à celui que vous gardez dans la cave. Ou même à votre ombre. Elle vous parle en ce moment, je le sais.

— Qu'est-ce que vous lui avez donné, au juste ? demanda Krauss. Elle délire.

Comme il ne trouvait rien de pertinent à répondre, il continua :

— N'aborde plus jamais ce sujet-là. C'est compris ?

— D'accord, docteur Krauss, dit-elle sans émotion.

Il balaya son air désolé d'un geste.

— Faible et terrifié, répéta-t-il. Qu'est ce que vous en dites ?

— Je pense qu'elle est dans le vrai. Jensen était un toquard mou du bulbe qui s'est fait détruire par ses propres remords. Quant à Lutz, et bien... il a toujours été taré, je suppose.

Il marqua une pause.

— La solution serait probablement de trouver des volontaires dans la SS. On aime bien recruter des psychotiques, de toute évidence.

— Je suis sûr que Vogt va adorer la suggestion, dit Krauss. Dites, Obersturmbannführer, il y a votre larbin du bureau de la race qui m'a dit que ça serait mieux d'envoyer des SS à l'abattoir plutôt que des animaux de slaves. Ah et oui ! On pourrait aussi installer un crématorium ! Vraiment ! À quoi vous servez, au juste ?

De toute évidence, la colère lui faisait oublier toute sensibilité à l'ironie.

— C'est vrai que ce n'était pas pertinent, dit-il en tâchant de conserver son sérieux. Enfin, si elle vous dit de trouver des individus faibles et terrifiés, ça ne doit pas être si compliqué que ça, quand même. On en a tout un tas près du bloc médical. Il suffit de leur donner un coup de pouce, je suppose.

— Que suggérez-vous ?

— Je ne suggère rien du tout. Demandez plutôt à Vogt, c'est sa spécialité. Je suis sûr qu'il mettra en place la manière adéquate de procéder. De ce que je sais, il est très efficace.

Il s'interrompit devant l'air à la fois répugné et résolu qu'arborait Krauss.

— Surtout avec les homosexuels, d'après ce que j'ai entendu dire, ajouta-t-il, juste pour le plaisir de le narguer. Enfin bref. Je suis sûr qu'à vous deux, vous nous pondrez un protocole en bonne et due forme et qu'on aura bientôt une petite troupe de monstres noirs à notre service.

Il se leva, coinçant son képi sous son aisselle.

— En plus, ça permettra à la Liebstandarte de se défouler, dit-il. Ils n'attendent que ça, je ne sais pas si vous l'avez remarqué. Il y a tellement de manières de terrifier quelqu'un, vous savez, Viktor. Les chiens, par exemple. La privation, de nourriture, ou de sommeil. Le sommeil, c'est ce qu'il y a de pire. On peut devenir fou en quelques jours, si on ne dort pas assez. Ou encore...

— J'ai compris, le coupa Krauss. Vous pouvez disposer. Vous et votre...

Il eut un vague signe en direction de la gamine sans la nommer pour autant. Ils sortirent. Grâce au calmant, son pas s'était fait plus assuré.

— Il n'a pas aimé mon sous-entendu, dit-il.

— Je ne les aime pas beaucoup non plus. À vrai dire, personne ne les aime. J'ai fait vraiment ce que j'ai pu, vous savez. C'était difficile de ne pas vomir, à certains moments.

— On devrait peut-être te bander les yeux, alors.

— Oui, soupira-t-elle. Peut-être. J'essayerais de ne pas trop regarder, la prochaine fois. J'aurais bien aimé que le dernier courre sur le docteur Krauss au lieu de se jeter contre le mur.

Une fois qu'ils furent dehors, elle inspira et dit doucement :

— Merci de m'avoir donné du Véronal.

Quand elle retrouva enfin sa chambre, elle s'assit sur le lit pour retirer ses chaussures après avoir rallumé la lampe de chevet et il resta dans l'encadrement. Elle n'avait pas l'air si bouleversée que ça, mais il la savait habile dès qu'il s'agissait de cacher ses émotions. C'est cette extraordinaire capacité de dissimulation qui lui avait permis de survivre aussi longtemps en sa compagnie et il en était presque admiratif. Elle s'allongea sans prendre la peine de se changer. Elle n'avait probablement aucune envie de se déshabiller à nouveau devant lui, et cette crainte était compréhensible, bien qu'injustifiée sur le moment. Il ne lui serait jamais venu à l'idée de la toucher alors qu'elle était sous l'effet d'un tranquillisant. Il savait se tenir, après tout et il le lui avait déjà prouvé à plusieurs reprises.

De plus, il était dans l'impossibilité de verrouiller correctement la porte.

— Restez, l'entendit-il dire faiblement. S'il vous plaît. Au moins jusqu'à ce que je m'endorme.

Pourquoi pas, décida-t-il. Qu'elle lui demande ça était forcément un signe positif. Il vint s'asseoir sur le bord du lit pour se débarrasser de ses bottes et elle retira vivement ses pieds vers elle pour éviter de le toucher dans un réflexe. Ce n'était pas grave. Il finirait par l'apprivoiser. Il suspendit la vareuse à un montant après s'en être défait et vint se caler contre son dos. Après avoir trembloté un peu, elle finit par se recroqueviller tout à fait et se mit à pleurer en tâchant d'émettre le moins de bruit possible. Il la laissa sangloter de tout son saoul. C'était agréable que de l'avoir entre les bras et de sentir sa respiration fluette soulever son dos au niveau de sa poitrine. Il émanait d'elle une délicieuse et délicate odeur de propre et il ne put s'empêcher de s'approcher plus près encore pour enfouir le nez entre sa nuque et la naissance de ses cheveux. Étrangement, ce contact parut la calmer quelque peu et elle porta la main à son visage pour s'essuyer les paupières. Oui, c'était vraiment agréable que de l'avoir contre lui, il était sûr de s'y faire très vite et avec beaucoup de chance, ça deviendrait une habitude, pour lui tout comme pour elle. Cela faisait bien des années qu'il n'avait plus réellement partagé de couche avec quelqu'un d'autre. Il était sûr qu'une fois qu'elle se résoudrait à venir dormir avec lui, il dirait adieu à la plupart de ses problèmes de sommeil. Grâce à elle, pelotonnée dans son giron comme à l'instant, il ferait enfin des nuits complètes au lieu de les couper en trois. D'aussi près, il ne voyait d'elle qu'un bout de joue et ses cils bordés de larmes.

— Vous allez rester jusqu'au matin ? murmura-t-elle.

— Non. Dors.

Elle soupira discrètement. Ses cheveux étaient doux.

— Tu veux que j'éteigne ? demanda-t-il dans un effort de conciliation.

— Non, répondit-elle.

Après ce à quoi il avait assisté ce soir, lui aussi préférait dormir avec une loupiote allumée, probablement comme Krauss et les soldats.

— Mais ça me tique dans l'oreille.

Il avait en effet passé son bras par-dessus son épaule pour l'enlacer. Il défit le bracelet de la montre pour ensuite la jeter en contre bas du lit dans un claquement étouffé.

— Et si elle se casse ? demanda-t-elle.

— C'est qu'une montre.

— Mais vous y tenez, insista-t-elle.

Il prit un instant pour y réfléchir.

— Oui, dit-il. C'est mon père qui me l'a offerte pour mon vingt-et-unième anniversaire, alors j'y tiens.

De toute évidence, elle ne savait quoi faire de cette information et préféra donc garder le silence.

— Et à moi ?

Elle avait posé la question en chuchotant. Peut-être qu'au final, il allait rester avec elle jusqu'au petit matin.

— Bien sûr, répondit-il.

— Plus qu'à la montre ?

— Évidemment, dit-il. C'est quoi cette question idiote ? Toi, si tu as une casse, je ne peux pas vraiment t'amener chez Menger pour te faire réparer.

Elle laissa passer un court silence et ajouta, encore plus bas :

— Pourtant, vous ne m'appelez jamais par mon prénom.

Cela ne servait à rien de nier. Il se contenta de coller ses lèvres dans le creux de son cou pour goûter la saveur de sa peau avant de la relâcher au bout de quelques secondes. Sûrement trop fatiguée et trop terrifiée par ce qu'elle avait vécu cette nuit, elle ne chercha pas à se dérober.

— Ni par le vrai, ni par celui qu'on m'a donné, poursuivit-elle de sa voix faiblarde. Jamais.

Son insistance timide lui arracha un ricanement.

— C'est vrai.

Il n'ajouta rien, car il n'y avait rien à ajouter et surtout pas maintenant qu'il avait réussi à se faufiler aussi près, si près qu'il arrivait à percevoir sa respiration et son odeur se mêler aux siennes, si près qu'il lui suffisait de lui appuyer sur l'épaule avec suffisamment de conviction pour l'obliger à se retourner. Elle en avait autant conscience que lui, ce qui ne l'empêcha pas de s'obstiner.

— En fait, je suis sûre que vous ne les avez même pas retenus. Ni l'un ni l'autre. Pour vous, je ne suis que... la fille bizarre qui casse des meubles numéro trois, ou...

— Numéro un, corrigea-t-il. Quand même.

Il la sentit inspirer profondément.

— Pour vous, dit-elle, je ne suis même pas une vraie perso...

— Je sais très bien comment tu t'appelles, la coupa-t-il aussitôt et elle sut qu'il était dangereux de continuer cette discussion-là. Repose-toi, maintenant. Ne me fais pas regretter d'être aussi complaisant avec toi, d'accord ?

— D'accord, souffla-t-elle sans y mettre trop d'entrain.

Elle se frotta les paupières une nouvelle fois et finit par glisser une main sous sa joue. Son corps dégageait une tiédeur déchirante qu'il aurait voulu entièrement recouvrir. Le Véronal rendait ses membres aussi mous et malléables que de la plastiline et il n'aurait même pas à insister tant que ça. Tout à l'heure déjà, elle avait failli céder et si seulement il avait eu plus de temps, elle l'aurait fait, il en était sûr.

— Quand on ira en Autriche...

— Dès que possible, l'interrompit-il encore.

Elle s'agita comme si elle cherchait à s'éloigner sans y parvenir.

— Est-ce que ça serait possible de... d'y rester, je veux dire...

Tout le mince bien-être qu'il avait réussi à retrouver en se collant contre elle s'envola pour céder progressivement sa place à un vide béant. Il dut lutter contre une impulsion qui le poussait à la lâcher et à se retourner sur le dos. L'Autriche était certes vaste mais il était difficile de s'y cacher, quand on portait son uniforme. Même si elle prenait le même nom de famille que lui et qu'il modifiait son prénom une fois de plus, cela ne lui servirait pas à grand-chose. Le SD était partout et Vogt comptait des milliers de doubles, prêts à pendre père et mère pour obéir aux ordres. Ils crameraient tout son hameau natal si ça leur permettait d'arriver à leurs fins. Il détestait avoir à lui mentir alors il ne dit rien, une fois de plus.

— Ils ne voudront jamais, se répondit-elle à elle-même. Ils viendront me chercher, aussi loin que j'aille. Et ils vous tueront par la même occasion, parce que vous les emmerdez encore plus que moi. Et même si...

Elle ravala difficilement sa salive.

— Et même si l'Obersturmbannführer Vogt a un malheureux accident, il y en aura un autre, et encore un autre.

Sa voix s'éteignit.

— Je n'ai pas envie de mourir, murmura-t-elle. Pas ici, en tout cas. Vous pensez que quand ils auront assez d'ombres, ils me laisseront partir ? Il doit bien y avoir un moyen de se passer de moi. Ce von Lindstradt tient des usines... mais moi je suis pas une usine... je ne peux pas faire... ça... tous les jours.... je peux pas leur faire une armée... ça va me tuer.

Son affirmation, bien que tremblante, était dépourvue d'émotion véritable.

— Je veux y aller quand même. Au moins un peu, dit-elle. C'est déjà ça.

— Dès que possible, répéta-t-il. 

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