8 Hans
Son passage par la commission disciplinaire du RuSHA demeurait un souvenir parcellaire – c'est à peine s'il se rappelait du lieu où elle s'était tenue et des officiers qui y étaient présents. D'une part parce qu'il s'agissait de sa quatrième en quatre ans de service et de l'autre, parce qu'il s'y était rendu avec un début de migraine particulièrement abominable. Il lui semblait que celle-ci avait été conduite par deux guignols du SD en tenue civile, leur impeccable veste de cuir pliée sur le dossier de leurs sièges, dans un bureau quelconque de leur siège à Stuttgart. La plainte de l'Ahnenerbe à son sujet n'avait pas provoqué le raz-de-marée indigné tant espéré par Muller. Le rapport de Krauss était flou, citant indiscipline, actes de violence et agression d'un sous-fifre. Pendant moins d'une dizaine de minutes, il s'était employé à en démonter tout le contenu dans un réflexe depuis longtemps acquis. Ce qui aurait dû être son propre jugement s'était bien vite transformé en une critique acerbe du fonctionnement de l'Institut. À vrai dire, personne ne l'en blâma. La parole d'un docteur méconnu tombé en disgrâce avant même d'avoir pu accomplir quoi que ce soit ne valait pas grand-chose. Quant à Zallmann et Muller, il n'avait même pas eu besoin de détailler : ces deux-là étaient bien connus des bureaux. Le seul élément sur lequel ils trouvèrent à pinailler fut son altercation avec le lieutenant Jensen, titulaire d'une médaille de bravoure, héros de guerre, sous-officier émérite de la Liebstandarte, etc. L'occasion pour lui d'enfin sortir le dossier soigneusement consigné qu'il gardait depuis son séjour en Ukraine. Jensen était un alcoolique qui dépensait toute sa solde dans l'entretien de son incapable de sœur et dans la gnôle – face à la réalité, sa Croix de Fer ne pesait rien. Lui demeurait un médecin qualifié des services sanitaires ; de mauvais caractère, certes, facilement contrariable, d'accord – tout de même, il restait indispensable. Malgré son « insupportable excentricité » et ses « problèmes récurrents de comportement », ses états de service en Pologne étaient irréprochables alors que Krauss et ses pitoyables sbires avaient depuis longtemps acquis une solide réputation de baltringues.
Il n'écopa en tout et pour tout que d'un énième avertissement couplé à un sermon mollasson. On lui dit de se tenir à carreau. De se marier, aussi – et le plus vite possible. En résumé, le leitmotiv habituel. Sa réintégration au Marienhospital sonna comme un étrange retour à la normale. Quitter l'isolement oppressant de la forêt et l'ambiance apathique, feutrée, qui régnait à l'Institut pour l'agitation citadine secouant Stuttgart en permanence lui remit quelque peu les idées en place. Il n'avait jamais très bien supporté la tranquillité menaçante planant sur les locaux de l'Ahnenerbe. Il avait grandi dans le même genre de confinement moribond en Autriche (bien que plus bucolique) et l'avait fui le plus tôt possible, car cela l'obligeait à tourner en rond, à ruminer, et c'était probablement ce sentiment d'impasse qui l'avait incité à dérailler d'une manière aussi violente. Il n'y avait pas que ça, bien entendu – il évitait de trop y penser ou de trop s'attarder dessus sous peine d'en perdre le sommeil à nouveau. Maintenant qu'il ne l'avait plus sous les yeux en permanence, c'était plus facile. Sauf sous la douche. Là, dans la brume brûlante et moite, cette hantise obsessionnelle devenait si envahissante qu'il n'arrivait à jouir qu'en songeant à l'arrière de ses cuisses. En trois mois, il ne comptait plus les fois où il avait regardé le sperme disparaître dans la bonde en se disant que, quand même, ce n'était pas bien digne. Ce soulagement n'était qu'illusoire. Immanquablement, la frustration revenait et cette manie irrationnelle le rendait malade. Certes, il avait toujours eu des problèmes à ce sujet, c'est ce qui lui avait coûté – plus ou moins – son malheureux ménage, mais celle-là... celle-là n'était même pas encore nubile, et même pas allemande, comment vous dites déjà lui avait balancé Muller, satisfaite, un animal... une bête oui, le sang pourri et une apparence de cavalière nordique surgie de l'enceinte des Ases. Comment un cloaque aussi minable, aussi sale et aussi coupé du monde civilisé que Bereznevo s'était-il débrouillé pour mettre au monde pareille créature était un paradoxe inexplicable. Il y avait quelque chose en elle qu'il brûlait d'envie de détruire, de casser, ce n'était pas simplement physique – il y avait de ça, aussi, beaucoup – seulement, ça allait au-delà de sa chair, et un instinct lui soufflait qu'elle se laisserait faire, elle ne le repousserait pas car elle n'avait absolument aucun réflexe de survie – tué il y a très longtemps à coups de Luger sur un sol crasseux de terre battue, lui aussi – et c'était très perturbant, ça remuait des courants contraires et limoneux en lui ; des pulsions basses et triviales, des vices profondément ancrés. Il s'était donc retenu, il avait pris sur lui, mais elle, mais elle ! Elle était orpheline, il pouvait en faire ce qu'il voulait. Personne ne serait là pour protester. Elle était seule et il en était la cause unique. Il n'en tirait aucun regret, ce qui ne l'empêchait pas de se sentir responsable d'elle. Cela lui avait paru normal, naturel, quand on fracassait quelque chose, il fallait quand même essayer de le réparer, c'est ce qu'on lui avait appris. Naïvement, il avait cru que cette fascination anormale se serait estompée aussitôt l'Institut derrière lui. Elle s'était contentée de se tapir dans un coin, geignarde et triste, comme une névralgie impossible à déloger. Il avait déjà songé à y retourner, au moins une fois, sans jamais s'y résoudre complètement. Il n'aurait pas su le justifier, de toute manière. Elle n'avait même pas assisté à son départ précipité. Elle ne souhaitait probablement plus lui adresser la parole – comment lui en vouloir. Et pourtant.
*
Elle portait une jupe crayon couleur vin chaud à ourlet, avec un chemisier immaculé doublé d'un gilet sombre sur lequel elle avait jeté son sempiternel châle marine. Aucune chair inutile ne dépassait. De toute évidence, ils s'étaient enfin décidés à lui prendre des vêtements à peu près adaptés à son gabarit menu. Avec sa blondeur mielleuse regroupée en une tresse lisse, elle se présentait en copie conforme des images candides et mal imprimées dans les prospectus d'hygiène raciale (si on excluait toutefois une charpente générale moins solide). Assurément, songea-t-il, Himmler allait adorer, lui qui élevait cette horripilante tripotée de chiards aux têtes blanches.
— J'ai regardé l'opération, dit-elle une fois qu'ils eurent quitté l'étroit réfectoire. D'en haut, je veux dire.
Son allemand était devenu moins hésitant, bien qu'elle butât parfois sur certains mots plus longs que de coutume.
— Et donc ?
Elle était toujours aussi frêle, par contre, c'était la première chose qui l'avait frappé ; elle flottait encore bien trop dans ses vêtements. Ses traits creusés, sa pâleur, la fatigue voûtant ses épaules, tout cela l'avait contrarié. Serrant sa musette contre son épaule, elle marchait tête basse, essayant de se maintenir à sa hauteur.
— C'était répugnant. Ça m'a fait penser au bojeglaz. Je me suis demandée si le bojeglaz n'était pas une sorte de cancer, aussi, qui finirait par me tuer si on ne me l'enlevait pas. Pendant un moment, j'ai voulu descendre pour....
Sa phrase mourut dans une inspiration inquiète. D'après ce qu'il avait constaté, elle ne s'entaillait plus la peau. L'envie était pourtant toujours présente, elle venait de le lui avouer à demi-mots et ce n'était pas bon signe.
— Ça m'étonnerait, répondit-il alors qu'ils parvenaient en bout de couloir. Mais il y a des rayons, ici, alors on peut te faire passer une radiographie si tu veux. Comme ça tu verras qu'il n'y a rien.
— D'accord, dit-elle tout doucement. Merci.
Elle le suivit dans les méandres de l'hôpital sans le lâcher d'une semelle. À dire vrai, elle le collait à l'instar d'un canard apprivoisé, et c'était à la fois satisfaisant et triste. Bien qu'il eût le droit à maints regards interloqués – indéniablement, ils formaient une paire des plus étranges – personne ne lui posa de questions. Un infirmier militaire lui indiqua poliment les quartiers réservés aux convalescents de courte durée en bout de couloir. Près d'une porte, une sœur de Saint Vincent menait une conversation à voix basse avec des parents déboussolés, discussion qui se mit aussitôt en sourdine lorsqu'il s'approcha. Comme la majorité du personnel civil, les religieuses l'avaient en horreur.
— Attends ici, dit-il à la gamine.
Il lui indiqua le banc désert accolé au mur. Au-dessus se trouvait une affiche grand format vantant l'engagement dans les services sanitaires. Elle y jeta un œil distrait sans pour autant s'asseoir.
— Je ne préfère pas, répondit-elle.
— Pourquoi pas, après tout ? se demanda-t-il à voix haute. Ça te concerne aussi, que je sache, ajouta-t-il et ils entrèrent.
Le lit de la chambre n'avait pas été défait. Un sac de voyage y avait été abandonné à la hâte. Zallmann était assis dans un fauteuil roulant, aussi pâle que les murs environnants, son pied blessé et bandé posé sur un tabouret devant lui.
— J'ai déjà vu quelqu'un, lança-t-il à la volée en entendant la gamine refermer la porte dans un claquement. Est-ce que...
Il s'interrompit en le reconnaissant. Pâlit un peu en avisant la gamine dans son dos, ce qui accentua son air mortifié. Elle alla s'asseoir au bord du matelas recouvert d'un couvre lit rêche sans lui rendre son regard.
— Oh, c'est vous, expira Zallmann en reportant son attention sur lui. Enfin, Dieu merci ! Elle m'a poussé dans les escaliers, vous vous rendez compte ?
— Personne ne vous a poussé dans les escaliers, Herr Zallmann, dit-il sans cacher son sarcasme. Ils sont traîtres, c'est tout.
— Votre confrère m'a dit que j'en avais pour au moins six mois.
— Que c'est dommage. Vous qui vous remettiez à peine d'un bras brisé, commenta-t-il.
Zallmann se recroquevilla dans son fauteuil. Lui aussi paraissait amaigri. Pas de beaucoup, certes, mais suffisamment pour être visible. Son blouson tombait un peu trop sur ses épaules et il avait resserré sa ceinture de quelques crans. Le court soulagement qui s'était peint sur son large visage se mua en inquiétude devant son silence.
— Je vous écoute, lui signala von Falkenstein en s'installant à l'autre bout du lit après avoir négligemment posé le sac à ses pieds. Comme vous vous en doutez, j'ai tout mon temps pour résoudre les problèmes de l'Institut quand vous débarquez à l'improviste et que vous profitez en plus de la modernité de notre service de santé.
— Puisque je vous dis que cette saloperie m'a fait tomber ! enragea soudain Zallmann dans une volée de postillons.
Il brandit un doigt accusateur en direction de la gamine et celle-ci daigna enfin lever la tête, effrayée par son agressivité. Elle garda cependant le silence. Von Falkenstein décroisa les jambes et décocha un coup sec au tabouret sur lequel était posé le pied blessé de Zallmann – pas vraiment fort, mais assez pour le décaler de quelques centimètres. Zallmann glapit à l'instar d'une poule qu'on étranglait.
— Surveillez un peu votre vocabulaire, lui conseilla-t-il alors qu'il se reprenait dans un tremblement.
— Merde, dit Zallmann en se débarrassant de ses lunettes embuées par les larmes de souffrance. Et dire que je vous prenais pour un ami.
— Une grossière erreur de jugement, de toute évidence. Cela dit, je ne vous ais pas spécialement vu me défendre quand Krauss m'a mis à la porte.
Zallmann ne trouva rien de pertinent à répondre à part :
— J'étais contre.
— Ça change tout, je suppose. Enfin, ami ou pas, ça ne vous empêche pas de débarquer en pleurnichant dans cet hôpital. Je vous donne un quart d'heure de mon temps, et il commence maintenant, dit-il en tapotant le cadran de sa montre.
Se tassant dans son fauteuil, Zallmann fit mine de protester et se ravisa en comprenant qu'il ne plaisantait pas. Son regard accrocha une fois de plus la gamine avant de revenir à lui.
— Jensen, commença-t-il.
— Est mort, je sais, le coupa von Falkenstein. Déchiqueté par une ombre, tout comme Gebbert et cette pétasse d'infirmière. Krauss est dépassé, j'imagine. Vous aussi, sinon vous ne seriez pas là. Ce que je ne comprends pas, par contre...
— Attendez un peu...
— Ce que je ne comprends pas, répéta-t-il et Zallmann se tut à nouveau, c'est qu'est-ce qui vous fait croire que tout ça me concerne ?
— C'est vous qui nous l'avez amenée, quand même, répondit Zallmann en se renfrognant.
— Certes, admit von Falkenstein. Vous voulez savoir le plus drôle ? Je suis retombé sur elle totalement par hasard. L'infirmier qui me secondait sur le front s'était mis en tête d'aller gratter une ration de chocolat auprès de la Wehrmacht. Si je ne l'avais pas suivi, et bien... on n'en serait pas là. Remarque, si je ne l'avais pas fait, tu serais probablement morte, reprit-il à l'adresse de la gamine en pivotant légèrement vers elle. Jensen t'aurait balancé dans un trou avant de t'enterrer, sans te reconnaître, car il faut bien admettre qu'il était quand même con comme un balai. T'en dis quoi ?
— Rien, dit-elle sans oser le regarder. C'est comme ça.
— Si je suis venu ici, c'est parce que je vous considère comme un pragmatique, reprit Zallmann, visiblement mis mal à l'aise par ce qu'il venait de dire. Vous avez bien vu que Krauss est une chiffe molle. L'Ahnenerbe n'ira jamais nulle part tant qu'il en sera à la tête.
— Et alors, Herr Zallmann ? À qui est-ce que vous voulez refiler votre Comité de Sciences Paranaturelles ?
— Et bien, à vous.
Von Falkenstein éclata d'un rire incrédule.
— À vous, la SS, je veux dire, précisa Zallmann. Au docteur Augustus Vogt, plus précisément. Je lui ai suggéré l'idée à la Noël. Il avait l'air enthousiaste.
— Vogt ne fait pas partie de la SS, corrigea-t-il. Un membre honorifique, tout au plus.
— Ne jouez pas sur les mots, prévint Zallmann en croisant les bras avec raideur. SS ou pas, il a plus de crédibilité que Krauss. Sans compter qu'il enseigne à Kaiser Wilhelm. Il vous a eu en cours, à ce qu'il m'a dit. Il vous trouve d'ailleurs extrêmement désagréable.
— Bah tiens. Cela dit, je ne peux pas être aussi désagréable que ses lectures magistrales sur l'ypérite, commenta-t-il. Donc, dans votre monde idéal, on annexe l'Ahnenerbe et puis quoi ?
Zallmann se lança alors dans un discours hésitant sur l'urgente nécessité d'exploiter le bojeglaz pour le bénéfice allemand. Von Falkenstein en comprenait la logique. Zallmann employait des termes moins grandiloquents que Krauss tout en livrant le même condensé délirant composé de « volonté de connaître le monde invisible » ; « obligation morale d'étudier un phénomène aussi exceptionnel » ou encore « les avancées considérables que cette découverte pourrait apporter au Reich ».
— Ce qu'est devenu Jensen était monstrueux, admit Zallmann. Ça a décapité Gebbert à mains nues. Imaginez ce que ces choses donneraient au front. Si seulement on comprend comment elles viennent au monde.
— C'est simple, dit alors la gamine, sortant enfin de son mutisme. Elles rentrent à l'intérieur et elles déchirent.
— Y a plus de front, Herr Zallmann, lui signala von Falkenstein en étouffant un sourire moqueur.
— Vous avez saisi l'idée générale, dit-il. Je ne vous demande pas d'être enthousiaste, je sais que c'est foutu d'avance, je vous demande juste d'appuyer ma demande auprès d'un de vos anciens enseignants. Vogt pourrait présenter ce projet à Himmler. Il n'a jamais répondu à Krauss, vous vous rendez compte ? Toutes nos invitations sont restées lettre morte.
— Étonnant, le railla von Falkenstein. À croire que le Reichsführer ne prête aucune crédibilité à des illuminés composés d'une psychiatre frigide, d'un ancien communiste et d'un professeur en histoire qui envoie des expéditions au Groenland pour y chercher Thulé.
Zallmann laissa passer la diatribe en serrant les dents. Il était humilié, diminué, il s'était traîné jusqu'à Stuttgart car il s'agissait de son seul et unique recours et il dut résister à la tentation de frapper le tabouret une nouvelle fois, juste pour la satisfaction de l'entendre geindre de douleur. Ç'aurait été beaucoup trop facile, alors il préféra continuer :
— Supposons que j'accepte de plaider en votre faveur et que Vogt reprenne la direction de l'Institut. Vous aurez plus de moyens et une meilleure visibilité.
— C'est exactement ça, dit Zallmann avec un soupir soulagé. J'ajouterais que...
— Qu'est-ce que ça m'apporte, Herr Zallmann ? Concrètement, j'entends.
Il ouvrit la bouche, la referma, puis se gratta le front, donnant l'air de se poser la question pour la première fois.
— Et bien, rien, je suppose, admit-il au bout d'un long silence.
Von Falkenstein se demanda s'il devait en rire et décida que non.
— Vous supposez bien. Comme pour son certificat, vous avez juste besoin de la caution de mon col car sans ça, personne ne vous prend au sérieux. Vous êtes un parasite ambitieux, Zallmann, ayez au moins la décence de le reconnaître.
Il ne lui fit pas l'affront de le contredire, engoncé dans son fauteuil roulant comme dans un trône bien trop petit pour lui.
— Bref, reprit von Falkenstein en jetant un œil au cadran. Votre temps de parole tire à sa fin. J'ai bien compris que vous voulez donner une vraie importance à votre Institut de malheur, étudier les ombres, et cætera, mais je crois que vous avez oublié de lui demander si ça l'intéresse, elle.
Zallmann lui adressa une moue à la fois surprise et suspicieuse.
— Lui demander si... ?
Il éclata d'un rire incrédule qui se transforma vite en une grimace car il avait bougé son pied invalide par mégarde.
— Vous plaisantez, j'espère, souffla-t-il en rapprochant le tabouret avec d'infimes précautions. Elle fera ce qu'on lui dira de faire, et puis c'est tout. Si on n'était pas là, elle serait morte, comme vous dites. Elle nous doit tout. On lui a appris l'allemand, on lui a donné un...
— Et pourquoi pas ? le coupa von Falkenstein. Demandons-lui quand même. Alors ? Tu souhaites y retourner ?
Les mains posées sur ses genoux, elle garda le silence et écouta Zallmann protester et pester entre ses dents.
— Tu l'as entendu comme moi. C'est quand même pour la gloire millénaire, ne put-il s'empêcher d'ironiser.
Elle ne dit toujours rien. Zallmann finit par lever les yeux au ciel.
— Franchement, je sais que vous vous amusez bien, dit-il avec une condescendance inédite. Mais ça ne sert à rien de lui demander son avis. Que voulez-vous qu'elle vous réponde ? Bien sûr qu'elle n'a pas envie. Et donc, quelle importance ? À moins que Nina ait raison et que vous ayez vraiment un faible pour elle et dans ce cas... quel sentimentalisme surprenant.
Il balança cette affirmation avec un air entendu qui le mit hors de lui. Von Falkenstein cessa immédiatement de sourire. Il se leva brusquement et à son plus grand plaisir, Zallmann eut un mouvement de recul effrayé dans son siège roulant.
— Je regrette, balbutia-t-il aussitôt. Je n'en pensais pas un mot.
— Recasse lui le pied, pour voir, dit von Falkenstein à l'adresse de la gamine.
Blême de terreur, elle nia de la tête sans oser bouger.
— C'est pas malin, ce que vous faites, reprit-il en se penchant sur Zallmann.
Celui-ci se rejeta en arrière tout en soutenant son regard. Cette insolence ne lui ressemblait guère. Certes, leur relation n'avait jamais été réellement amicale malgré un certain degré de copinage acquis à force de se côtoyer à l'Institut. De par sa nature, Zallmann était un lèche-bottes qui se réfugiait dans l'ombre de gens plus impressionnants et assurés que lui. Un opportuniste espérant grandir et s'épanouir par procuration. Il n'avait fallu qu'une seule visite des autorités politiques pour qu'il renonçât à son encartement chez les rouges et devienne un défenseur virulent des thèses de son nouveau parti. Quelqu'un aussi prompt à changer de convictions ne pouvait être digne de confiance. De tout l'Institut, c'était lui qui appuyait et répétait ses commentaires avec le plus de vigueur et il n'agissait ainsi que par fayottage. Toute la fabuleuse diatribe qu'il venait de lui livrer sur la gloire du Reich, la puissance du bojeglaz au service de l'empire de mille ans, les ombres au front, tout n'était que vent et creux. Au fond, Zallmann ne croyait en rien et se contentait de régurgiter ce qu'on attendait de lui. C'était pitoyable. À force, cette déception s'était transformée en mépris – il ne s'en rendait compte que tardivement, maintenant que Zallmann venait ramper à ses pieds pour le supplier de tout arranger ; lui qui n'avait pipé mot lorsque Krauss avait décidé de mettre fin à ses fonctions ; sûrement trop apeuré de perdre sa place s'il osait s'opposer à son départ. Bien sûr qu'il avait fermé sa bouche, une fois qu'il avait compris qu'on le chassait. C'était sa manière d'être, de ne connaître aucune sorte de loyauté. Zallmann vendrait probablement ses propres enfants si ça lui permettait de vivre à l'abri en dessous du drapeau à croix gammée. Ou un autre, d'ailleurs, il n'était pas bien difficile, d'après ce qu'il en savait. En trois mois, il était passé de chien fidèle qui s'enjaillait au moindre de ses traits d'esprit à cette attitude de bravache – à lui resservir les mêmes accusations que cette vieille fille de Muller. Il lui avait suffi de se lever pour qu'il revienne immédiatement sur ses paroles.
Rassurant, il lui tapota l'avant-bras avant de s'esclaffer.
— Mais d'accord, on ira voir Vogt et tous ceux que vous jugerez indispensables, dit-il d'un ton conciliant. Je serais même prêt à reprendre votre foutue infirmerie en pleine forêt. À une seule condition.
Se croyant désormais à l'abri de toute menace, Zallmann se ramollit imperceptiblement comme il s'éloignait de son siège en le contournant par le flanc jusqu'à se retrouver derrière. Zallmann dut se dévisser la nuque afin de suivre son mouvement, puis renonça.
Toujours à la même place, la gamine le contemplait en arquant les sourcils. Seuls ses doigts pâles formant un nœud sur un de ses genoux trahissaient sa nervosité. Elle n'était pas bête, elle avait tout de suite compris ce qu'il s'était mis en tête – après tout, elle-même en avait fait régulièrement les frais à l'Institut. Ce n'est pas pour autant qu'elle chercha à l'en dissuader, ou même prévenir Zallmann. Peut-être qu'elle craignait trop de s'en prendre une. Ou mieux, qu'elle approuvait. Il lui adressa un sourire en coin par-dessus la tête de l'autre et elle n'y répondit pas. Zallmann, fatigué de s'agiter pour essayer de l'apercevoir dans son dos, s'était contenté de tourner la tête vers un mur lointain.
— Je vous écoute, dit-il avec prudence.
— Je vous préviens, ça ne va pas vous plaire, répondit von Falkenstein en allant pêcher ses gants quelque part au fond de sa vareuse.
Il enfila le droit dans le plus parfait silence, ravi de sa propre dextérité.
— Je vous écoute quand même, ajouta Zallmann.
Von Falkenstein ricana avant de tirer le fauteuil vers lui avec violence. Zallmann fit mine de crier de surprise et il lui plaqua sa main gantée sur la bouche par derrière, pinçant son nez pour l'empêcher de respirer correctement. L'instant d'après, le malheureux beuglait et bavait sur le cuir de daim dans un geignement étouffé, car son pied à peine rafistolé venait de se fracasser au sol. La gamine remua imperceptiblement sur le lit tandis que Zallmann se débattait ou convulsait, s'étouffant dans ses propres larmes et sa salive. Il tressautait si fort que von Falkenstein crut qu'il allait tomber à la renverse pour s'étaler au sol. Cela n'arriva pas. Au bout de quelques interminables secondes, Zallmann finit par se décrisper, ravalant ses hurlements. Il lui lâcha enfin la tête, le laissant pantelant, à bout de souffle et essuya son gant poisseux sur son épaule avec une grimace dégoûtée. La jambe estropiée de Zallmann tressaillait encore. Il s'avachit en avant et s'il ne l'avait pas retenu, il se serait effondré de tout son poids.
— Voilà qui vous apprendra à causer de mon sentimentalisme, commenta von Falkenstein en lui agrippant l'épaule pour remettre son dos contre le dossier en toile.
Encore trop empâté pour lui répondre, Zallmann émit un son entre le grognement et le sanglot. Il se mit à dodeliner de la tête. La morve et les larmes lui coulaient sur le nez et le menton de concert, formant un filet peu ragoûtant jusqu'à sa chemise à rayures. Pendant dix longues minutes, il pleura et finit par se taire lorsque von Falkenstein eut terminé sa cigarette. Il contourna à nouveau le fauteuil pour s'assurer qu'il n'y était pas allé trop fort.
— Il s'est pas évanoui, quand même ? se demanda-t-il à voix haute.
La gamine se mordit la lèvre inférieure et parvint à mimer la négative.
— Un peu de vaillance, Herr Zallmann ! s'exclama-t-il avant de lui décocher une claque sèche et ce dernier se réveilla de sa torpeur malade.
— Je... vous... suis désolé, parvint-il à crachoter.
— Essuyez-vous pendant que je vais vous chercher un médecin, lui conseilla von Falkenstein. Toi, là, passe-moi la taie d'oreiller, ajouta-t-il à l'adresse de la gamine.
Sortant de son immobilité, elle se redressa et s'employa à délester le tissu de son rembourrage. Elle resta les bras ballants après le lui avoir tendu, figée à mi-chemin entre le fauteuil et le lit inoccupé.
— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda-t-il en balançant la taie blanche sur les genoux encore tremblants de Zallmann, qui y enfonça les doigts. T'as vu bien pire, à ce que je sache.
— C'est pas ça, répondit-elle en se détournant tout de même. Je suis fatiguée, c'est tout.
— Il fallait me le dire plus tôt. Allez, on va te trouver un lit.
Elle ramassa sa musette avec des gestes incertains et alla se poster près de la porte, évitant soigneusement de passer près de Zallmann, toujours avachi. Von Falkenstein attendit qu'il eût terminé de s'éponger son visage rougeaud et humide en reniflant. Il serrait encore les dents. Un réseau de veines était apparu tout le long de sa nuque pleine de sueur en train de refroidir. Il espérait qu'il n'allait pas vomir.
— Je vais faire de mon mieux pour me libérer de mes obligations dans les jours à venir, lui signala-t-il sur le ton de la conversation. Je ne vous promets rien. Quand j'étais encore à l'université, Vogt logeait à Strasbourg et ce n'est pas la porte à côté. Peut-être que je réussirais à convaincre le RuSHA de le convoquer ici, à condition d'avoir trois heures à perdre à me battre contre l'administration locale.
— Ça fait un moment que le docteur Vogt s'est installé à Stuttgart, parvint à prononcer Zallmann sans grimacer.
— Ah bon, et pourquoi vous n'êtes pas allés chez lui directement, alors ? Je croyais que vous l'aviez vu à la Noël et qu'il semblait enthousiaste ?
— J'ai peut-être un peu exagéré, admit Zallmann en pliant distraitement la taie crasseuse entre ses mains gourdes. Il n'a répondu à aucune de mes relances depuis. J'ignore si c'est par désintérêt réel ou parce qu'il a récemment été intégré au SD.
Von Falkenstein laissa passer un silence.
— C'est sûr que ça la fout mal de fricoter avec un ancien communiste quand on fait partie de la section chargée de traquer les ennemis de l'état, admit-il.
Il fit la moue et se cacha le visage dans les paumes pendant un court instant.
— Le SD, gottverdammt, soupira-t-il. Quelle plaie. J'aurais dû vous casser le deuxième pied, rien que pour la peine !
Zallmann se plaqua une main sur la bouche et il crut qu'il allait se mordre les doigts d'appréhension.
— Je n'allais pas le faire, détendez-vous, précisa-t-il.
Zallmann ne parut que moyennement apprécier la plaisanterie. Il tenta de remettre son pied meurtri sur le tabouret après l'avoir redressé, pâlit et abandonna aussitôt, s'essuyant le front avec le tissu.
— J'ai besoin de voir un médecin, souffla-t-il. J'ai l'impression que ça saigne. S'il vous plaît.
— Deux minutes, le prévint von Falkenstein en levant une main. Répondez, et je vais vous chercher quelqu'un. Il fait quoi au SD, Vogt ?
— Bah à votre avis, grogna Zallmann. Qu'est-ce qu'un spécialiste de la chimie ferait dans les rangs du renseignement interne, Hauptsturmführer ?
Il ne répondit rien, le maudissant intérieurement.
— Oui, il fait exactement ce à quoi vous pensez, je suppose, poursuivit Zallmann avec un petit air satisfait transparaissant à travers sa moue déconfite. Vous avez un problème avec le SD ? Je croyais que c'était aussi votre maison.
— Je fais effectivement partie des médecins qu'il leur arrive d'appeler, dit von Falkenstein.
— Tout va bien, alors. À moins que vous ne me disiez pas tout, commenta Zallmann en jetant la taie sur le lit d'un large lancer.
— C'est plutôt eux qui ont un problème avec moi, répondit-il. Quatre convocations disciplinaires en quatre ans. Rappel à l'ordre permanent pour manque à l'obligation familiale. Six avertissements. Enfin, sept, maintenant.
— Sept averti... vous plaisantez ? Qu'est-ce que vous fichez encore là ?
— Je suppose qu'ils attendent que je tue quelqu'un, dit von Falkenstein. En dehors de l'exercice de mes fonctions de chirurgien, bien entendu. Cela dit, je reste quand même plus crédible que vous, je suppose.
Encore trop choqué pour réagir, Zallmann laissa passer la remarque.
— En parlant de crédibilité, poursuivit-il. Je vais demander à ce qu'on vous examine à nouveau, mais nous sommes bien d'accord que vous avez renversé le tabouret par mégarde, n'est-ce pas ?
Zallmann se passa une main nerveuse sur son front encore humide. Il n'aima pas beaucoup ce qui s'agita au fond de ses yeux. Durant un instant, il crut qu'il allait l'insulter. Il n'en eut évidemment pas le courage.
— Par mégarde, répéta-t-il d'un ton obséquieux. C'est bien ça.
— Je repasserais vous voir dès que j'aurais du nouveau, dit von Falkenstein en s'éloignant enfin. En attendant, ménagez votre cheville, surtout, sinon ça mettra encore plus de temps à guérir.
Ne prenant pas la peine d'écouter ce que Zallmann lui marmonnait en retour, il poussa la porte et quitta la pièce, la gamine sur les talons.
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