8 Ania

Alors, qu'est-ce qu'il te voulait, l'autre jour, ce vieux bouc de Vogt ? lui demanda brusquement Anneliese alors qu'elle lui fourrait une assiette remplie à ras bord sous le nez bien plus tard dans la semaine.

Ania était plutôt contente de partager la plupart de ses repas avec elle dans le minuscule réduit qui servait de cuisine à l'infirmerie, et toujours ravie de voir ce que Karolina et elle arrivaient à concocter au quotidien et pourtant, malgré la nourriture appétissante qu'elle venait de poser devant elle, elle sentit son estomac se nouer un peu. Elle aurait préféré qu'elle lui épargne ses questions, elle n'aimait pas beaucoup lui mentir. Son silence ne la découragea pas pour autant.

— Tu as dit qu'il souhaitait te poser des questions sur Nina, et je ne vois pas pourquoi il le ferait, reprit Anneliese avec une insistance troublante.

— Je n'ai pas le droit d'en parler, répondit simplement Ania en se doutant que cela ne suffirait pas. Vogt me l'a interdit.

— C'est vrai qu'il aime interdire tout et n'importe quoi, celui-là, commenta Anneliese. Pas de bavardages inutiles en service. Cheveux toujours convenablement attachés. Longueur de jupe réglementaire obligatoire, commença-t-elle à énumérer, ponctuant chaque affirmation d'un petit coup sec sur la table. J'ai l'impression d'être de retour au couvent.

— C'est parce que c'est un vieux militaire, supposa Ania. Comme le docteur Hoffmann. — C'est ton Hans qui doit être content, tiens, dit-elle. C'est à peine s'il n'est pas en train de se balader avec une règle pour vérifier que les ourlets ne vont pas au-dessus du genou et que la décence du peuple allemand est préservée. Enfin, quand il n'est pas occupé à prendre sa dix-septième cigarette de la journée, bien sûr. Tu sais qu'on les compte, avec Olrik, quand on n'a rien à faire ? Il a même accroché un petit tableau de semainier sur lequel il fait des encoches.

— Ah, répondit Ania, un peu perplexe. C'est pour ça que je l'entends crier « vingt-deux » ou « treize » tout le temps, alors ?

— Oui, dit Anneliese en se plaquant une main sur la bouche pour s'empêcher de rire trop fort. Mais garde-le pour toi, s'il te plaît. On s'amuse comme on peut.

Elle ne chercha pas à en savoir plus sur Vogt. Elle allait essayer, Ania le savait. Étonnant qu'elle ait attendu aussi longtemps avant de l'interroger. Anneliese était d'un naturel fouineur, le genre à se repaître de ragots et à combler des curiosités malvenues. Bien pour cela qu'elle s'entendait aussi bien avec Dahlke, qu'elle avait déjà surpris à plusieurs reprises en flagrant délit de médisance ; absolument personne n'échappait à ces deux-là, tout le monde en prenait pour son grade avec une moquerie égale. Pas plus tard qu'avant-hier, elle lui avait avoué tenir une liste secrète de surnoms que Dahlke complétait parfois dès qu'il en trouvait un et après qu'elle l'ait énumérée avec un sérieux difficilement tenable, Ania avait hurlé de rire en découvrant qu'ils désignaient Vogt d'un terme particulièrement vulgaire et disgracieux. Rire qui s'était transformé en une véritable crise d'hilarité quand Anneliese lui avait expliqué qu'elle-même avait commencé une liste d'un autre genre avec Karolina, consistant à attribuer des notes aux fessiers des soldats de Lutz lorsqu'ils se lançaient dans une grande séance de course le dimanche matin et que Dahlke avait récolté un douze sur dix ; l'enthousiasme d'Anneliese à se lever aux aurores pour observer ce tas de militaires mal réveillés trottiner en tenues blanches tout autour du plan d'eau s'expliquait maintenant un peu mieux, bien qu'elle affirmât toujours qu'elle n'y allait que pour le plaisir de prendre l'air et de profiter du couvert des arbres. Cette nouvelle lubie d'entraînement collectif, la pauvre compagnie la devait à Vogt, qui lui-même avait cédé à une insistance venimeuse de von Falkenstein. Ce dernier avait passé des heures à rabattre les oreilles de tout le monde sur la nécessité du sport pour la santé et la cohésion que la gymnastique créait et quand Vogt avait fait mine de l'envoyer balader, il avait choisi un tout autre registre, traitant les soldats de tas d'animaux domestiques feignants et gras qui ne pensaient qu'à se la couler douce près des prisonniers harassés et ç'avait fonctionné, provoquant un mélange d'enthousiasme et de contrition dans les rangs. Peu enclin à s'arracher à sa seule grasse matinée de la semaine, Dahlke s'y était retrouvé un peu à contre cœur, répandant tout un panel de commentaires très fleuris sur ce qu'il pensait vraiment de la culture sportive dispensée par un taré autrichien s'y livrant cinq jours sur sept. Et à Anneliese de le plaindre ensuite avec un air narquois qui lui faisait briller les yeux.

Elle savait que sans leur compagnie, son quotidien ici aurait été autrement plus insupportable. Leurs nombreuses frasques, les plaisanteries qu'ils se lançaient l'un l'autre à chaque fois qu'ils se croisaient la distrayaient d'une manière agréable, l'empêchant de trop regarder ou de trop penser à ce qu'il se passait à côté de son propre lieu de résidence. En seulement huit jours, les polonais avaient accompli un travail phénoménal, dressant l'intégralité des hautes grilles barbelées et désormais, en ouvrant les volets, elle voyait le moignon du mirador s'élever d'heure en heure, se bardant de planches, de métal et de boulons dans une odeur de graisse et de sciure fraîche. Ils avaient également achevé la première des trois casemates destinées à les loger. Toutes les nuits, sur le coup des vingt-deux heures, elle se faisait réveiller en sursaut par les aboiements surexcités des chiens accompagnant leur longue file indienne tandis que la Liebstandarte les escortait dans le hangar proche qui leur servait de dortoir provisoire. Elle était alors souvent incapable de se rendormir et restait de longues minutes à écouter la nuit troublée par les cris et le claquement lointain des portes en métal. Parfois, plus tard encore, elle surprenait un pas alourdi dans les escaliers, puis dans le couloir, des pas familiers et terribles passant près de sa porte sans jamais s'y arrêter et à chaque fois, elle luttait contre une obscure impulsion qui la poussait à se lever et à déverrouiller le loquet. Craignant par-dessus tout qu'il se rende à nouveau compte qu'elle recourait à un barbiturique pour se calmer et dormir, elle n'avait pas touché au Véronal depuis son passage dans le bureau de Vogt, prenant parfois le flacon pour se le coller contre les lèvres quand sa poitrine se serrait plus que de coutume. Le lendemain, elle en ressentait toujours autant le besoin et s'empressait de fuir son matelas et la tentation planquée en-dessous.

Avec un peu de chance, elle savait qu'en se levant assez tôt, elle pourrait tomber sur Vadek et sa tenue rapiécée et lui parler un peu en russe avant que l'infirmerie ne reprenne vie. Depuis que le docteur Hoffmann l'avait pris en pitié par le biais d'Anneliese, Vadek avait le droit à un comprimé de Pervitine tous les matins, ce qui lui permettait d'être bien plus alerte et efficace ; elle l'avait vu récurer le carrelage avec une vaillance et une ardeur nouvelles et son apparente absence de souffrance lui avait réchauffé le cœur. Elle ignorait cependant ce qu'était exactement la Pervitine et quand elle avait posé la question à Dahlke, il lui avait patiemment expliqué qu'en Pologne, lui et les autres émiettaient ce stimulant dans le Scho-Ka-Kola pour le transformer en « chocolat des blindés » ; c'était un truc du major Staub pour que ses chefs de char tiennent plusieurs nuits sans dormir. Elle écouta ce récit en hochant la tête avec fascination, étonnée par l'impressionnant arsenal pharmaceutique qu'ils déployaient pour combattre toutes sortes de maux et Dahlke finit par la prévenir que le panzerschokolade était dangereux ; quand elle lui dit qu'Hoffmann en donnait à Vadek pour que celui-ci n'ait plus mal, il se contenta de l'appeler « kurwadek » et elle n'insista pas. Elle n'avait toujours pas saisi ce qui la poussait à se soucier autant du sort de ce malheureux, mais à chaque fois qu'elle en avait l'occasion, elle chipait un peu de sa propre nourriture pour l'enrouler dans une serviette et la lui passer en catimini lorsqu'il s'escrimait à lessiver les sanitaires. Par dignité, il attendait toujours qu'elle s'en aille avant de se jeter sur ses maigres restes, enfermé dans une cabine, elle le savait car un jour, elle avait fait semblant de partir pour vérifier. 

Peut-être tenait-elle autant à ses instants volés parce que Vadek parlait un peu sa langue natale et portait en lui un bout d'un pays qu'elle avait connu avec son frère survivant. Cela lui manquait, que de ne plus employer le russe et elle se surprenait parfois à chercher certains mots, ce qui la terrifiait. Dans sa tête, ses pensées se teintaient de plus en plus de termes allemands et elle se surprenait de plus en plus à construire ses réflexions dans cette langue barbare. Elle lisait en allemand. Elle parlait en allemand. Elle portait un prénom allemand et maintenant, elle se mettait à penser en allemand et cela avait quelque chose d'amer et d'affreux, que d'oublier ses propres racines ainsi. À part avec Vadek, le seul qui pouvait la comprendre lorsqu'elle s'exprimait dans son dialecte maternel était von Falkenstein et elle évitait de l'employer avec lui, de peur de se faire entendre d'oreilles malvenues. Son russe à lui était inflexible et académique, d'une diction parfaite, ça l'avait frappée dès Bereznevo ; il avait dû l'apprendre avec la même rigueur et le même acharnement que l'allemand classique sans jamais arriver à se débarrasser de cet accent coulant et arrondi que Dahlke qualifiait à volonté de « marmelade bairisch » ou de « gottverdammt on ne vous a jamais appris à articuler » quand il avait du mal à saisir une phrase prononcée un peu trop vite. Ania, elle, n'avait presque jamais eu aucune difficulté à le comprendre, parce qu'elle avait toujours prêté une attention particulièrement aigue à cette voix ; une voix aussi belle que ses mains, à la tessiture moyenne et au timbre enrayé par la fumée de cigarette, écœurante et empâtée par un constant surplus de salive qu'il évacuait en déglutissant ou en crachant, selon les circonstances, d'une justesse agréable quand il se mettait à chanter et à laquelle elle se surprenait souvent à penser lorsqu'elle plongeait la main entre ses jambes dans la baignoire. Après, elle fixait avec honte et regret le morceau de savon à l'amande qui s'amincissait de plus en plus. Elle avait fini par en détester l'odeur et les souvenirs qu'elle remuait en elle.

Elle finit par envelopper le reste dans un papier sulfurisé et le fourra dans les mains de Vadek dès le lendemain, le priant de s'en servir quand le reste de ses compatriotes seraient endormis. Vadek rangea le précieux petit morceau bien à l'abri dans sa combinaison grisâtre et prit soudain un air peiné.

— Je ne dors plus au camp, lui confia-t-il alors à mi-voix.

Il était encore très tôt, et ils se trouvaient à l'extérieur du bloc médical, près du potager que Vadek avait été chargé de déblayer une fois la Mercedes enfin treuillée dans un coin plus lointain et adapté.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Ania, jusqu'alors persuadée que tous les soirs, la Liebstandarte le conduisait au hangar avec tous les autres. Tu dors où, alors ?

— Plus loin, répondit-il en s'acharnant sur la terre avec un râteau qu'on ne lui avait confié qu'une fois tout le monde sûr qu'il n'irait pas casser des fenêtres ou des crânes avec. Dans le grand, euh, bâtiment, avec la cour. Viktor, très gentil, donné petite pièce à moi, à côté lui. Besoin pour moi travail. Beaucoup livres à ranger, beaucoup notes à trier, dans cartons.

— Viktor, répéta-t-elle, abasourdie. Le docteur Krauss, tu veux dire ?

— Je ne sais pas, dit Vadek en se détournant, comme à chaque fois qu'il était gêné. Lui aussi, donner manger à moi, comme toi. Gentil. Aimer garçons, je pense.

Une étrange haine l'envahit alors et Ania se rendit compte qu'elle en tremblait, que ses poings s'en serraient.

— C'est un pédé, il a un problème, cracha-t-elle, emportée par un flot inexplicable en train de déborder.

Vadek ne la regardait toujours pas, épaules voûtées, trop concentré sur son ratissage.

— Mais moi aussi, finit-il par souffler. Pourquoi tu crois que je suis ici et pas en train de travailler pour nemtsi, en Pologne ?

— Toi ce n'est pas grave, dit-elle, encore secouée. Le docteur Krauss, lui, c'est un dégénéré. Ne l'approche pas.

— Ce que t'es bête, quand même, constata Vadek et incapable de se contenir, elle finit par prendre la fuite, à la fois terrifiée et étonnée par sa propre réaction.

*

Trois jours plus tard, le onze mai, une nouvelle retentissante communiquée en première page par le Deutsche Allgemeine Zeitung (que l'estafette de la Liebstandarte allait diligemment chercher à Illwickersheim) et ensuite relayée par les nombreux postes radio dispersés au sein de l'Institut, dont Hoffmann s'était attribué l'unique exemplaire de l'infirmerie, laissa traîner un pesant silence qu'Ania dut se faire expliquer par Anneliese.

Après avoir piétiné une grande partie de l'est, l'Allemagne repartait en guerre beaucoup plus près qu'elle ne l'imaginait. Les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France étaient des nations voisines, la dernière étant à seulement deux heures de voiture de l'Institut. La Forêt Noire jouxtait une région germanophone qu'elle se rappelait être l'Alsace. Elle avait parfois entendu Bruno employer cette langue bizarre qui n'était pas vraiment de l'allemand, ponctuée de « schlouks » et de « hop-là » qu'elle avait toujours trouvé assez comiques. Aucune armée n'était pourtant passée à leurs portes, préférant s'égailler par les Ardennes. Le coup d'envoi de cet agrandissement du Lebensraum était exposé en grandes lettres gothiques par la dépêche. Anneliese n'avait pas l'air surprise, tout comme Dahlke. Ania se trouva peinée par son ignorance. Elle n'avait jamais compris la moindre manœuvre de cette effrayante nation qui l'avait absorbée en son sein bien malgré elle.

— Je savais que ç'allait arriver, dit Anneliese après lui avoir exposé quelques généralités sur la situation. Je pensais que ç'allait survenir après mon anniversaire, par contre, courant juin. Y'avait rien du genre dans mon horoscope, pourtant, ça m'étonne.

Anneliese était une grande férue d'astrologie depuis son passage en école de médecine, jurant que c'était grâce à ces prédictions absconses qu'elle avait pu anticiper les sujets de ses examens et avait sauté de joie en découvrant que la bibliothèque de l'Institut débordait d'ouvrages d'ésotérisme que personne n'ouvrait jamais.

— Arrête avec tes conneries d'horoscope, la prévint Dahlke, adossé contre l'évier et absorbé par la une de la parution qu'elle avait fini par lui céder. Faut vraiment être demeuré pour y croire.

— Je rêve, Hauptscharführer Dahlke, ou vous venez de traiter tous ceux qui prêtent crédit à l'astrologie de demeurés ? Heinrich Himmler y compris ! Le SS-Reichsführer lui-même, le portrait duquel se trouve dans tous les bureaux de ce bâtiment ? Le maître absolu de la SS, de toutes les polices allemandes, et de cette belle et respectable institution qu'est l'Ahnenerbe Forschungs und Lehrgemeinschaft ? fit semblant de scandaliser Anneliese en tapant sur la table. Mais qu'en penserait donc votre supérieur s'il vous entendait proférer pareilles horreurs ?

— Je pense qu'il serait d'accord avec moi, répondit Dahlke en tournant une page dans un froissement. Mais ça doit être parce qu'il est Balance et que ce sont des gens soucieux de ne pas créer de conflits en général.

— Impossible, s'exclama Anneliese avec un air sincèrement choqué. Balance ? Non. Je pense que ses parents ont dû se tromper sur sa date de naissance, je ne vois que cette explication.

— Ou alors, l'alignement des planètes est juste une immense fumisterie, suggéra Dahlke.

— C'est bien quelque chose qu'un Sagittaire dirait, répliqua Anneliese sans dissimuler une certaine malice dans son expression.

— Nom de Dieu, je laisse tomber pour cette fois, annonça l'intéressé en jetant le journal chiffonné sur la table. Sinon elle va encore me refaire mon thème astral. Bon courage, lança-t-il à une Ania tout sourires avant de s'enfuir de la pièce.

Anneliese ricana bruyamment avant de finir son thé maison préféré.

— Je ne m'en lasserais jamais, dit-elle. J'aime bien l'astrologie, c'est vrai, mais j'exagère toujours pour le faire chier. Et ça marche. C'est mon côté Gémeaux, je suppose.

Ayant toujours considéré cette lubie avec un amusement distant, Ania posa la question qui lui tournait en tête depuis le début :

— C'est vrai qu'il y croit aussi, cet homme ? Le Reichsführer Himmler ?

Elle avait déjà vu son austère portrait accroché dans le couloir menant à la salle de travail de Vogt. C'était un quadragénaire myope aux tempes dégagées, au front imposant et au nez garni d'épaisses lunettes rondes, arborant une ridicule petite moustache, un visage quelconque au regard quelconque enfoncé dans un uniforme si impressionnant que ses traits mal définis n'en devenaient que plus oubliables.

— C'est ce que j'ai entendu dire, répondit Anneliese en reposant sa tasse. Tu n'auras qu'à lui poser la question en personne quand il nous rendra enfin visite. Même si avec cette histoire de guerre, je suppose qu'il a autre chose à faire pour le moment, ajouta-t-elle en fixant le journal abandonné devant elle avec une expression sombre.

— Je ne suis pas sûre qu'on me laisse lui parler, dit Ania, un peu refroidie par cette perspective.

— Il est parfait, ton allemand, la rassura-t-elle.

— Merci. J'ai bien appris, avec Bruno et Nina, même si c'était souvent pénible, se souvint-elle. Heureusement que je comprends vite, sinon j'y serais encore, je pense. C'est la guerre, alors, ajouta-t-elle, savourant le goût étrange du mot sous sa langue. Comme en Pologne.

— Oui. J'espère que ça sera aussi vite plié que là-bas, d'ailleurs, dit Anneliese en reprenant le journal pour l'ouvrir devant elle. Mais il n'y a pas de raisons. Le Reich triomphe partout, c'est bien connu.

— Pourquoi ? demanda Ania.

Elle n'avait plus vraiment faim et repoussa ses restes un peu plus loin en se demandant si elle arriverait à les subtiliser pour les donner à Vadek.

— Quelle question, répondit Anneliese, le nez désormais plongé dans l'article détaillant le début de l'offensive allemande. Tu as vu ce qu'on leur envoie ? Les machines qu'on utilise ? Celles qui roulent, qui volent, qui tirent, qui marchent, sans parler de celles qui les retapent, comme Olrik ? Fin juin, et la France capitule, c'est clair.

— C'est beau, la France ? demanda-t-elle, se rappelant que Bruno lui avait souvent vanté les rues de Strasbourg et la place Kléber en plein hiver.

— Je te dirais si j'y vais, répondit alors Anneliese, ce qui la fit suffoquer d'horreur. Mais quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

Elle avait relevé la tête en l'entendant étouffer une exclamation peinée.

— Est-ce que tu vas partir là-bas ? dit Ania, prise par un autre sursaut.

Anneliese lui adressa un sourire joyeux.

— Mais non ! Aucune raison à ça, la rassura-t-elle. Ils ont assez de médecins et d'infirmières pour ne pas m'obliger à y aller en priorité. Sinon ça ferait longtemps que j'aurais reçu l'ordre de mobilisation, crois-moi, ils sont très rapides quand il s'agit d'envoyer ce genre de directives. Et puis de toute façon, je ne suis même pas infirmière militaire, alors je ne m'en fais pas trop. S'ils devaient se servir ici, c'est Olrik et von machin qu'ils prendraient en premier.

— Et pas le docteur Hoffmann ? demanda-t-elle, un peu plus sereine.

Anneliese rit de bon cœur.

— Je ne pense pas. À moins qu'ils veuillent se retrouver avec un chirurgien armé d'un canard et d'une bouteille plutôt que d'un bistouri.

Ravie par cette image absurde, Ania se plaqua une main sur la bouche pour ne pas rire trop fort parce que l'intéressé venait justement de traverser le couloir de son pas lourd. Anneliese lui adressa une salutation enthousiaste à laquelle Hoffmann ne répondit que d'un vague geste sans s'arrêter.

— Je l'aime bien, poursuivit-elle une fois le second médecin parti. Il n'est bon à rien, mais il me rappelle mon père. Je ne l'ai pas beaucoup connu, mais je me souviens qu'ils avaient la même démarche, à la vieille Prusse. Vogt devrait le laisser prendre sa retraite. Il a assez donné, ce pauvre homme.

Ania était plutôt d'accord. Les rares fois où elle avait eu affaire au second médecin depuis son arrivée à l'Institut, elle lui avait toujours trouvé l'air défait et larmoyant. S'il s'en allait, que ce soit en retraite ou à la guerre, Vadek devrait se passer de sa Pervitine et cela l'inquiétait un peu. Elle n'en dit cependant rien à Anneliese.

*

Les jours suivants, l'escadron de la Liebstandarte se vit amputé de près de la moitié de ses effectifs. Tout comme Jensen, les hommes de cette section-là étaient toujours envoyés en première ligne et cela la soulagea grandement que de voir leur nombre décroitre drastiquement. Le Sturmführer Lutz et son cache-œil sinistre la faisaient frissonner de dégoût et elle était très contente de ne plus avoir à le croiser au hasard de ses pérégrinations à l'extérieur. Les soldats restants passèrent sous l'autorité d'un certain Katzer et durent enchaîner des journées à rallonge tout autour du camp qui continuait à pousser de terre, mû par une volonté contrainte, de plus en plus affreux et inquiétant. Le temps chaud et agréable du printemps, le soleil, le pépiement enthousiaste de divers oiseaux forestiers, la course endiablée des écureuils proliférant sur les toits et la végétation du domaine ne faisaient qu'ajouter un étrange contraste à cette construction immonde. Quand elle accompagnait Anneliese pour une promenade dans le parc ensuqué de fougères, elles s'en éloignaient le plus possible, s'arrangeant toujours pour tourner le dos au bloc médical à chaque fois qu'elles s'installaient sur la grève du plan d'eau pour y tremper les pieds. Pendant quelques heures, Ania parvenait alors à oublier son enfermement et le son des travaux sous sa fenêtre. Désormais, elle dormait mieux et sans Véronal, ce qui l'emplissait d'une fierté qu'elle ne pouvait partager avec personne. 

Targuant que le temps n'allait pas tarder à inciter à la baignade, Annelise s'était mise en tête à repriser un de ses maillots de bain pour qu'il aille sur « son corps de petite grenouille » et Ania l'avait laissée à sa nouvelle entreprise sans oser protester. Pour avoir vu la tenue de bain, une espèce de combinaison en matière souple qu'Anneliese avait appelé nylon, s'arrêtant bien au-dessus de la mi-cuisse et découvrant l'intégralité des épaules, si ce n'est le début de la gorge, elle trouvait qu'elle manquait singulièrement de pudeur. Contrairement à la robe, elle n'était pas certaine que cette tenue-là ait l'approbation de von Falkenstein. Quand elle eut le malheur d'en glisser un mot à Anneliese, celle-ci la regarda avec de grands yeux ronds avant d'exploser de rire, si fort qu'elle dut laisser tomber son nécessaire à couture et se laissa aller en arrière dans le lit sur lequel elle s'était installée.

— C'est pour la baignade, dit-elle après s'être enfin calmée. Et il y a un étang ici. Je sais bien que l'Obersturmbannführer Vogt est de la vieille école, mais il n'a pas encore interdit les maillots de bain, à ce que je sache. Enfin, on est en mille neuf cent quarante, quand même !

— Ce n'est pas de lui que je voulais parler, répondit Ania avec un pincement au cœur.

Elle s'assit prudemment sur le rebord de la fenêtre. La chambre de son amie donnait sur le côté opposé au camp, lui livrant une vue vierge de toute souillure, composée de branchages qui attendaient leur élagage et se surprit à lui envier cette tranquillité. Quelques grenouilles croassaient timidement dans une mare en contrebas.

— Oh oublie ce von casse-noix une minute, tu veux ? s'exclama Anneliese, se laissant aller à un de ses rares agacements. Il ne va rien te dire si tu vas te baigner ! T'es pas sa chose, quand même, pour qu'il t'empêche de vivre comme ça !

— Tu as raison, répondit-elle, désirant plutôt clore ce sujet désagréable que par réel assentiment. J'irais avec toi, mais peut-être pas aujourd'hui, l'eau est encore trop froide.

— Bien sûr que j'ai raison, dit Anneliese en reprenant son travail de couture d'un geste furieux. Je n'ai jamais vraiment supporté tous ces aigris qui ronchonnent à la vue du moindre décolleté. Il faut savoir vivre avec son temps. Personne ne m'empêchera de me faire griller la couenne quand l'été sera venu.

— J'aimerais tellement être aussi libre que toi, avoua-t-elle.

— Mais tu peux, lui asséna Anneliese. Il suffit juste d'y mettre un peu du tien. Retournes-y suffisamment la tête, à ton Hansi, et tu verras qu'il te laissera faire à peu près ce que tu veux sans jamais rien te dire.

Elle se plaqua une main sur la bouche comme pour ravaler une bêtise.

— Non, oublie ça, la prévint-elle. Ce n'était guère pertinent.

Touchée par la tristesse qui teignait désormais son expression, Ania haussa des épaules. Effarant de constater à quel point son existence ici se ramenait à lui en permanence, même lors de l'évocation triviale d'une future baignade en pleine canicule. Ce n'était pas grave. Elle préférait cent fois cette résignation sourde à ce qui s'était passé avec l'homme attaché sur une chaise à l'intérieur d'une antichambre remplie de crasse humide.

— Tu me le diras, hein ? Si jamais il te fait quelque chose que tu ne trouves pas normal, s'enquit alors Anneliese sans la regarder. C'est déjà arrivé peut-être ?

— Non, répondit aussitôt Ania.

Ce n'était pas un mensonge, pas vraiment, pas encore.

— Qu'est-ce que tu ferais si ça arrive ? s'intéressa-t-elle, emportée par un début d'espoir qu'elle savait dangereux.

— Je ne sais pas, admit Annelise. J'irais le balancer à Vogt, je suppose.

— Il s'en fiche, l'Obersturmbannführer, dit Ania. Tant que je me comporte bien. Autrefois, Nina a essayé de me défendre, vraiment un peu, mais ça n'a pas marché. C'est comme ça. Et Olrik, il en pense quoi ? demanda-t-elle ensuite.

Elle n'aima pas beaucoup l'air que prit alors Anneliese, la même gêne qu'elle avait déjà décelée chez Vadek quand il lui avait parlé du docteur Krauss et de sa gentillesse lui pesant sur les épaules et lui faisant alors éviter son regard.

— Oh tu sais, lui, tant que ça ne touche pas sa petite Renate, il s'en fiche un peu, je pense, dit-elle à mi-voix. Et avec von chose, ils sont copains comme cochons, malheureusement.

— Et ça ne t'a jamais gêné ? demanda Ania en pensant soudain à la jolie jeune femme blonde qu'elle avait un jour rencontré dans une tout aussi charmante gargote de Stuttgart.

— Quoi donc ?

— Et bien, qu'elle soit là, Renate. Enfin pas ici, mais... s'embrouilla Ania, qui ne savait comment amener le sujet délicat de sa relation avec Dahlke sans paraître d'une curiosité mal placée.

Anneliese la laissa se dépêtrer dans ses mots confus en haussant un sourcil amusé puis finit par la prendre en pitié, elle et son teint de plus en plus rosissant.

— Mais enfin ! rit-elle alors. Pourquoi est-ce qu'elle me gênerait ! Elle a l'air très sympathique, d'après le portrait qu'on m'en a fait ! Et ne t'inquiète pas, elle le sait, que je suis en train de mettre le grappin sur son SS de futur mari.

Elle avait balancé tout cela sans la moindre once de remord et Ania s'en trouva déboussolée. Cette attitude dépassait son entendement.

— Et ? demanda-t-elle, curieuse d'en savoir plus.

— Et bien rien du tout. Elle s'en fout. C'est aussi simple que ça. Elle m'a même proposé de passer la voir à la maternité rendre visite à son bébé, quand elle aura accouché, c'est pas adorable ?

Avisant enfin son air perplexe, elle lui livra un sourire lumineux, ravivant ses jolies rides d'expression autour des yeux.

— On dirait que tu vas tomber par la fenêtre, la taquina-t-elle. On ne t'a jamais parlé de ce genre d'histoires, ou quoi ?

— Non. Mais c'est autorisé ?

— Comment ça autorisé ? s'étonna Anneliese. Mais enfin ! C'est encouragé même. Tu sais, eux, tant qu'ils font des enfants à la pelle, ils s'en fichent qu'ils soient légitimes ou pas. Et tu en fais plus en sortant de la monogamie traditionnelle. Sérieusement, il ne te l'a jamais expliqué, ton chargé d'hygiène raciale ?

— Nina m'a parlé des Lebensborn, répondit Ania, toujours aussi embarrassée. Elle avait peur qu'on l'y envoie, je crois.

— Ah oui. Ce n'est pas pareil, dit-elle. C'est un peu plus... disons que ça facilite les rencontres et je n'en ai jamais eu besoin. Mais Dahlke... enfin, c'est une pratique courante. Elle ne va que dans un sens et c'est le leur, bien sûr, et je m'en arrange, tout comme Renate.

— D'accord, mais c'est bizarre, commenta Ania avec une certaine fascination.

— Pas plus bizarre que ce dont t'es capable, crois-moi, répondit Anneliese d'un ton désagréable qui ne lui allait guère.

Se disant, elle la gratifia d'un air à la fois amusé et un peu peiné, ce qui la vexa, bien qu'elle n'en laissât rien transparaître. Pendant un instant, elle se surprit à imaginer Anneliese sur la chaise à la place de Bodmann, sauf que la chaise était au milieu de cette chambre et qu'elle n'avait pas de sac sur la tête ; ainsi, elle pouvait suivre la moindre ridule de souffrance sur son visage crispé tandis que son ombre lui rentrait dans la glotte pour s'y blottir avant de...

Dégoûtée par cette pensée morbide qu'un simple agacement avait fait surgir en elle, elle la refoula d'un coup de pied imaginaire, se demandant ce qui la prenait, tout à coup. S'apercevant qu'elle avait commis un impair, Anneliese s'excusa et lui proposa de parler d'autre chose. 

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