8 Ania
Elle aurait souhaité ne plus jamais remettre les pieds ici. Son séjour à Stuttgart lui avait filé entre les doigts comme une pincée de sable qu'elle avait été bien incapable de retenir. L'envie de s'infliger un mal irréversible l'avait hantée durant les quelques nuits avant leur départ. Elle avait pensé à avaler un flacon de médicaments qu'elle aurait chipé aux bonnes sœurs. Anneliese lui avait appris qu'une dose trop élevée de certains pouvait entraîner la mort. Les barbituriques comme le thiopental, par exemple, utilisé pour les anesthésies. Ils étaient bien gardés, sous clé et sous surveillance, mais elle était sûre de parvenir à en dérober. Si elle ne réussissait pas, s'était-elle dite, alors elle se couperait assez profond pour y rester. Ou elle se laisserait tomber d'assez haut, tête la première, même si cela la terrifiait. L'idée du nœud, comme Herr Zallmann, l'avait également tourmentée pendant des heures. Elle n'en avait pourtant rien fait. À chaque fois qu'elle se sentait glisser trop loin, une seule chose la retenait et c'était Max Bodmann, ligoté sur sa chaise, sac sur la tête, dodelinant. Plus précisément, elle repensait au craquement sourd de sa cage thoracique cédant sous la pression, au claquement des viscères, au déchirement des chairs. Aux cris de terreur. Max se transformait alors en docteur Krauss, puis en Nina, puis en Vogt et en soldat, puis de nouveau en Vogt et Ania se sentait un peu mieux. Si elle le voulait, elle pouvait leur faire ça, elle pouvait obliger leurs ombres à les déchirer en morceaux, même sans qu'ils soient ligotés ou bâillonnés ; si elle le voulait, elle les réduirait en flaques, en lambeaux, avec bien plus d'acharnement que sur les lapins, parce qu'il avait raison, au fond... vouloir se faire du mal était idiot... mais vouloir faire du mal au monde, à eux, c'était autre chose... et à lui ? Elle ne pourrait pas. Elle n'était pas sûre de le vouloir vraiment, de toute manière.
Dès son entrée, elle s'était assise sur un fauteuil, les mains sagement posées sur les genoux. Comme souvent, incapable de rester en place, von Falkenstein avait fait les cent pas le long des quatre grandes fenêtres avant d'en ouvrir une et de s'installer sur le rebord pour fumer.
— Alors, tu es contente de revenir ici, jeune fille ? lui demanda aimablement le docteur Vogt.
Ania fixa le grand tableau aux tons ambrés, l'espace vide laissé par une table basse, puis le docteur Krauss en remarquant que son ombre avait presque disparu à l'intérieur – n'en subsistait qu'un vague halo perpétuellement agité. Il lui fallait mentir.
— Oui, plutôt.
Elle aurait dit le contraire que ça n'aurait rien changé, elle en était consciente.
— Et c'est très bien, répondit Vogt en feignant en avoir quelque chose à faire de son avis sur le sujet. Car nous avons de grands projets pour cet Institut, et pour toi.
— Si je puis me permettre, dit Krauss, qui s'était assis sur la banquette la plus éloignée d'elle. Et je vais me le permettre... le nous reste encore à déterminer. Malgré le fait que je vous ais permis d'investir les lieux sans encombre et donné un accès à toutes mes recherches, vous...
— Je n'appelle pas ça des recherches, mais de l'amateurisme, le coupa Vogt. Vous avez eu une dizaine de morts avant d'avoir pu maîtriser la menace. Vous êtes tombé en catatonie et c'est votre assistante qui a dû tout gérer. Mais ce n'est pas le sujet.
Des dizaines de questions lui brûlaient la langue et Ania les ravala toutes. Elle connaissait les grandes lignes des réponses. Ils n'avaient pas vraiment réussi à éliminer le Jensen devenu ombre. La chose s'était réveillée à nouveau, avait massacré plusieurs personnes, avant de s'affaiblir d'une manière inexplicable et ils l'avaient enfermée dans les sous-sols. L'avertissement délivré par la créature du miroir lui apparaissait désormais moins nébuleux, même si elle butait toujours sur la nature véritable de l'apparition.
— Certes, était en train de poursuivre Krauss, mais je souhaiterais l'aborder tout de même. Pardon pour mon insistance, Obersturmbannführer, mais ça fait plusieurs jours que l'on me fait poireauter en esquivant toutes mes interrogations. Je voudrais clarifier ma position au sein de votre nouvelle Ahnenerbe, tout simplement.
Vogt se renfrogna. Contrairement à Krauss, Ania avait très vite compris qu'il ne fallait pas le contrarier trop souvent, tout comme von Falkenstein. Même ce dernier se tenait à carreau en sa présence, une attitude respectueuse très inquiétante pour quiconque le connaissait suffisamment. Mais le docteur Krauss, ce pauvre idiot, ignorait que son très estimé collègue Vogt pendait et torturait des gens d'un simple claquement de doigts.
— Et elle sera clarifiée, ne vous inquiétez pas, répondit Vogt après un court silence.
— Je ne veux pas que le docteur Krauss reste, dit soudain Ania. Il a un problème, il n'aime pas les femmes. Un jour, il m'a cogné la tête sur la table jusqu'à me casser le nez.
Son intervention impromptue eut l'effet escompté. Krauss émit un léger glapissement, se levant de son canapé. Elle s'efforça de ne pas remarquer l'air éberlué que von Falkenstein arbora pendant une fraction de seconde.
— Sale petite menteuse !
— Expliquez-vous, dit Vogt, imperturbable.
— Mais enfin, m'expliquer de quoi ? répondit Krauss en battant l'air de ses mains. Je suis marié. Et je n'ai jamais levé la main sur cette... sur cette espèce de... c'était...
— C'était ? l'encouragea von Falkenstein, qui avait repris sa contenance en un temps record. Bah, allez-y, docteur Krauss. Dites-le.
Coupé net dans son élan enragé, Krauss donna l'impression de se ratatiner sur place. Ania fit de son mieux pour ne pas sourire et dut se cacher le bas du visage du plat de la main pendant un court instant.
— Ce n'était pas moi. Elle ment, déclara-t-il sans oser ajouter quoi que ce soit. Vous pouvez demander à Ni... à Muller. Et je n'ai absolument aucun problème avec le beau sexe.
— C'est compris, docteur Krauss, dit Vogt. On en reparlera plus tard. Allez me chercher mademoiselle Muller et ensuite, vous pouvez disposer.
— Je reste, répondit l'autre.
— Vous allez faire visiter l'infirmerie à nos nouveaux arrivants et leur présenter le docteur Hoffmann.
Krauss n'en démordit pas pour autant.
— Vous avez un médecin en chef pour ça, rétorqua-t-il. Et il est présent dans cette pièce.
Une rougeur malsaine commença à envahir les joues ravagées de Vogt. Von Falkenstein choisit ce moment-là pour quitter le rebord de la fenêtre à contre-cœur.
— Il a raison. De toute façon, j'ai pas vraiment la tête à vous écouter, ni l'un ni l'autre, vous m'excuserez.
Le visage de Vogt reprit une couleur plus habituelle. Jugeant que tout cet incident ne valait pas la peine qu'il monte le ton, il alla s'appuyer sur son bureau.
— Oui oui, dit-il. N'oubliez juste pas de m'envoyer mademoiselle Muller, d'accord ?
— Je tâcherais de m'en rappeler, lâcha von Falkenstein avec humeur.
Il sortit sans un seul regard en arrière, amenant avec lui le maigre courage qu'Ania avait réussi à accumuler face à ces deux hommes qu'elle détestait à part égales, bien que ce fut pour des raisons sensiblement différentes. Ils ne lui prêtaient déjà plus aucune attention, trop occupés à discuter de ce qu'ils allaient faire d'elle.
— Est-ce vraiment nécessaire de lui exposer l'intégralité de vos projets ? était en train de demander Krauss. Je ne suis pas sûr qu'elle ait la vivacité d'esprit nécessaire pour tout saisir. D'après Bru... d'après Herr Zallmann, paix à son âme, son intelligence est à peine supérieure à celle d'une chèvre.
Herr Zallmann s'est balancé au bout d'une corde dans les douches communes avant de finir dans la morgue, pensa-t-elle en se mordant l'intérieur de la bouche pour s'empêcher de le dire à haute voix. Qui est vraiment la chèvre, docteur Krauss ? Rien de tout cela ne franchit la barrière de ses lèvres. D'après von Falkenstein, elle avait une chance immense d'être considérée comme un être pensant et raisonnable ; et si les choses étaient ainsi, c'était en très grande partie grâce à lui. Si l'idée de la rébellion lui venait, alors elle redeviendrait un animal à leurs yeux, et les animaux, ça ne s'éduquait pas, ça se dressait.
— Je comprends très bien ce qu'on me dit, dit-elle enfin, devançant Vogt. Bien mieux qu'un chien, même.
C'est à peine si Krauss se tourna vers elle pour la jauger d'un regard vitreux, le visage dénué de toute expression. Il fut sur le point d'ajouter quelque chose, et Ania ne sut jamais quoi car Nina entra dans la pièce à ce moment-là, d'une démarche moins ferme que d'habitude. Son uniforme strict et son expression hébétée, les joues rosies et le front plissé, la rendaient méconnaissable. Elle qui avait toujours avoisiné les quatre-vingt-dix kilos en avait perdu une dizaine en seulement quelques semaines. Cela ne l'embellissait pas le moins du monde. Au contraire, elle semblait affaiblie, diminuée, hésitante. Ses cheveux blonds, autrefois soigneusement bouclés et coiffés, pendaient derrière ses oreilles, filandreux et secs. Ces mèches négligées encadraient un visage hagard, bouffi par l'épuisement, dépourvu de tout maquillage. Cette négligence inhabituelle la secoua. La Nina apprêtée, ronde et rayonnante qui l'avait accueillie à l'Institut avait disparu, remplacée par une espèce de substitut grossier, la bouche boudinée par la contrariété et aux yeux fuyants. Maintenant que von Falkenstein s'était éloigné, elle distinguait plus clairement les ombres peuplant la pièce et celle de Nina la collait de très près – pas autant que celle de Krauss, mais presque.
— Vous allez enfin m'expliquer toutes les cachotteries que vous faites depuis votre arrivée ? demanda Nina. Et elle, pourquoi est-ce qu'elle est là ?
Elle la désigna d'un geste de la main plein de dégoût et Ania se sentit aussitôt bouillonner. Ses doigts se crispèrent sur le tissu de sa jupe alors qu'elle s'efforçait de rester stoïque. Elle aurait bien voulu que von Falkenstein ne s'en aille pas, ou même qu'Anneliese soit présente. Elle n'avait aucune envie de subir les œillades désapprobatrices de Krauss et les éclaircissements ronflants de Vogt. D'ailleurs, celui-ci se lança aussitôt dans ses explications, s'adressant bien plus aux deux autres qu'à elle. Nina était l'attention incarnée tandis que les paupières de Krauss papillonnaient sous l'ennui. De toute évidence, il connaissait déjà le contenu de l'exposé.
— Nous allons très rapidement entamer des travaux à l'est du domaine. Si tout se passe bien, nous commencerons la semaine prochaine. Toutefois... Hauptsturmführer, constata Vogt comme l'intéressé revenait dans un claquement de porte. Vous n'étiez pas au bloc médical ?
— J'ai changé d'avis et j'ai délégué à Hoffmann. Je le crois encore capable de gérer deux nouveaux infirmiers. Surtout que ceux-ci sont plutôt sages.
— Bon, répondit Vogt en ravalant un soupir. Vous ne voulez pas vous asseoir ?
— Surtout pas, dit von Falkenstein en allant se reposter près de la fenêtre. Alors, continuez. Des travaux de quoi, Herr Obersturmbannführer ? Le docteur Krauss vous a convaincu de nous faire creuser une piscine olympique entre le potager et le chenil ?
— Ah bah si seulement, commenta Krauss avec l'air qu'il aurait pris en mordant dans un citron. Mais pas du tout. Le très estimé professeur Vogt souhaite transformer une partie du terrain en un centre de détention. Et le projet a été approuvé par le Reichsführer lui-même pas plus tard que ce matin-même.
Nina étouffa une mince exclamation de surprise. La nouvelle fit une impression suffisante sur von Falkenstein pour lui couper tout sens de la répartie pendant quelques secondes.
— De détention provisoire, précisa alors Vogt, profitant de ce silence momentané. Et d'une capacité moindre à l'habituelle. Une trentaine d'individus, pas d'avantage. Nous avons besoin d'un vivier de matière situé à proximité. Ça sera moins coûteux de construire que d'en faire régulièrement venir de Dachau, au vu de la distance.
— Sans vouloir vous manquer de respect, Herr Obersturmbannführer, dit von Falkenstein, enfin remis de son étonnement. Je préférerais que vous fassiez plutôt creuser une piscine. Premièrement parce qu'à titre personnel, je suis meilleur nageur que maton.
— Seigneur Dieu ! s'exclama Krauss avant que Vogt ne puisse ouvrir la bouche. Il recommence !
— Deuxièmement...
— Personne ne vous a demandé de jouer au maton, Hauptsturmführer, dit Vogt en levant une main apaisante. Rassurez-vous, nous disposons de tout le personnel nécessaire et n'avons aucune raison de faire appel à vous.
— Ah, vous m'avez fait peur en plus de me vexer. Parce que je vous rappelle que j'ai quand même un diplôme de chirurgien du KWI. Tandis que vos gardiens, là, on leur fait porter le même uniforme que moi alors qu'ils font des fautes d'orthographe dans leur propre prénom.
Il livra cette dernière affirmation sans la ponctuer du moindre sourire, comme il avait la coutume de le faire lorsqu'il ironisait et dans la pièce, seul Vogt tomba dans le panneau.
— Croyez-moi, je sais de quoi je parle, poursuivit von Falkenstein sur le même ton faussement sérieux. J'ai fait des dizaines d'entretiens d'incorporation.
— Qu'est-ce que vous insinuez par-là ? demanda Vogt.
— Ceux qui sont affectés aux camps, ce n'est pas... comment dire... ce sont pas les fusils qui s'enrayent le moins, si vous voyez de quoi je parle.
Krauss laissa filtrer un ricanement bruyant qui s'éteignit aussitôt.
Si Vogt saisit la métaphore, il n'en montra rien, se contentant de fixer von Falkenstein d'un air froid. Gênée par le malaise ambiant, Nina remua sur place.
— J'ai procédé à la sélection du personnel surveillant moi-même, dit Vogt. La plupart fait partie de mes hommes de confiance. Ils sont tout à fait capables d'écrire leur prénom correctement, entre autres choses.
Comprenant un peu tardivement qu'il avait dépassé les bornes et que Vogt était tout à fait imperméable à ses sarcasmes, von Falkenstein marmonna ce qui ressemblait à de vagues excuses – un comportement tout à fait inhabituel qui fit hausser un sourcil discret à Krauss. Cela ne plut pas du tout à Ania. Depuis leur première rencontre, dans ce café terrasse d'un parc de Stuttgart, elle avait remarqué que von Falkenstein conservait une attitude méfiante envers cet homme défiguré. Pire, il le craignait. Rien de bon ressortirait de ce sentiment, elle en était sûre.
— Vous aviez quelque chose à ajouter ? demanda Vogt.
— Non, répondit l'intéressé.
— Il me semblait pourtant que vous aviez commencé à énoncer votre deuxièmement, ajouta Vogt.
— Je voulais savoir comment vous comptiez faire construire votre camp de détention provisoire.
Il croisa les mains dans le dos pour se donner une contenance et Vogt jugea cela suffisant pour ne pas insister sur son insolence.
— Et bien, par les prisonniers eux-mêmes, pardi, répondit-il en se détendant visiblement. Avec quinze heures de travail par jour, c'est une affaire de huit semaines, pas plus. Totalement opérationnel d'ici la mi-juin d'après mes prévisions.
— D'où viennent-ils ? demanda Nina, se manifestant véritablement pour la première fois.
Elle s'éclaircit la gorge avant d'ajouter :
— Les détenus, je veux dire.
— D'un camp en Pologne. Ils viennent tout juste de l'ouvrir, dans une ancienne caserne, d'après ce que j'ai entendu dire.
— Et pourquoi pas celui de Dachau ? demanda Krauss. Il est plus près, par rapport à la Pologne. Ça occasionnerait moins de problèmes logistiques, pas de changement de train, ce genre de choses.
— C'est une excellente remarque, dit Vogt et Krauss se gargarisa fièrement. Tout simplement, Dachau compte beaucoup de citoyens allemands. Aussi pervers et traîtres soient-ils, leur existence a toutefois plus de valeur que celle des polaks.
Chacun à leur tour, Krauss et Nina hochèrent gravement de la tête et Ania sentit le dégoût la saisir à la gorge. L'agonie de Max Bodmann revint aussitôt la hanter. Voilà ce qu'ils allaient exiger d'elle, elle le savait depuis longtemps. Vogt avait évoqué une trentaine de personnes. En serait-elle capable ? Et même si elle y parvenait, à quoi cela les avancerait-il ? Que cherchaient-ils à prouver ? Vogt enchaîna sur les détails, évoquant charpente, bois traité et camions et dans une bouffée d'angoisse plus dense que les précédentes, elle chercha à accrocher l'attention de von Falkenstein, mais celui s'était à moitié détourné de la pièce, soufflant ses bouffées de tabac par la fenêtre qu'il avait ouverte, ne prêtant qu'une oreille distraite à ce qui se disait autour de lui.
Elle ne voulait pas revivre le même épisode qu'avec Bodmann et encore moins trente fois. Cette certitude la tétanisait. Peu importe si cela leur permettait de mieux cerner ses capacités ou de comprendre le bojeglaz, elle refuserait.
Et alors, quoi ? Ils la battraient. Ils la drogueraient. Ils la forceraient. Non, ils ordonneraient à von Falkenstein de le faire à leur place. Il était leurs mains, depuis le début. S'exécuterait-il ? Elle n'était sûre de rien. Elle ne souhaitait pas le découvrir. Elle avait envie de hurler et de pleurer, encore, même si cela ne l'aiderait en rien. Il lui fallait éviter d'y penser, autant que possible, sous peine de perdre la raison. Peut-être qu'elle l'avait perdue depuis longtemps ? Si elle était devenue folle, folle au point de leur obéir, alors, toutes ces choses horribles ne lui arrivaient pas vraiment à elle. La vraie Ania était morte, si toutefois elle avait un jour existé. C'était la seule explication acceptable. Elle allait s'y habituer, se répétait-elle depuis des mois et des mois. Aujourd'hui était plus difficile, tout simplement.
— Qu'est-ce que je devrais faire ? entendit-elle sa propre voix sans vraiment la reconnaître.
Sa question timide sembla rappeler son existence à Vogt seulement à ce moment. Elle sentit l'attention générale se focaliser sur elle, le regard légèrement répugné de Nina pesant sur ses épaules à l'instar d'une couverture trop lourde.
— Tu feras ce qu'on te dira et tout se passera très bien, répondit Vogt. Comme avec notre ami Bodmann.
— Mais, je...
— C'était une simple démonstration, la coupa-t-il. Si je voulais voir des sous-races crever sous mes yeux, je demanderais à des pelotons d'exécution de s'en charger. Mon but, c'est de savoir si ce que tu appelles l'œil-dieu est capable de prendre l'ascendant.
— Je ne comprends pas, admit-elle, ce qui poussa Krauss à soupirer le plus bruyamment possible.
— Je vous avais prévenu, docteur Vogt, dit-il, mielleux. Elle n'est pas apte à saisir. Lui expliquer est une perte de temps. Même avec un vocabulaire simplifié, elle...
— Je pense que tout le monde a compris, répondit Vogt. Entre le vocabulaire simplifié et les fautes d'orthographe sur les prénoms, je vous trouve tous extrêmement méprisants, à vrai dire.
— Ah, dit Krauss, commençant à se décomposer à vue d'œil, mais, je...
— De ce que j'en ai vu, cette jeune fille est d'une intelligence tout à fait normale. Elle est juste encore immature et ça reste une femme. Elles ont une compréhension parfois différente. N'est-ce pas, mademoiselle Muller ? Ce n'est pas vous qui allez me contredire.
Nina fit mine de répondre et se ravisa en prenant conscience que son assentiment n'intéressait pas vraiment Vogt. Celui était en train de tapoter ses différentes poches à la recherche de son paquet de cigarettes, sans réussir à mettre la main dessus.
— Vous n'auriez pas... merci, dit-il en prenant la cigarette que lui tendait von Falkenstein. J'aimerais savoir si tes capacités se bornent à la mort pure et simple ou si on peut en faire tout autre chose, reprit-il après l'avoir allumée. Le docteur Krauss m'a dit que tu étais arrivée à déplacer des objets. Une chaise, et des briques. C'est bien ça ?
— Ce n'était pas moi, répondit Ania. C'était une ombre. Mais oui. Parfois, elles peuvent déplacer des choses, si je leur demande. Ça dépend.
— Ça dépend de ? demanda Krauss.
Ania fit exprès de l'ignorer, ce qui n'échappa nullement à Vogt.
— Réponds à la question du docteur Krauss.
Elle s'exécuta à contre-cœur.
— Ça dépend si elle est assez forte. La plupart du temps, elles ne le sont pas. Elles sont effrayantes, c'est vrai, mais ne peuvent pas faire trop de mal. Quand le docteur Krauss me demandait de tuer les lapins, je demandais à l'ombre de Herr Zallmann. C'était elle qui y arrivait le mieux.
Elle marqua une pause, tout à ses souvenirs, avant d'ajouter :
— Je suis bien contente qu'il soit mort pendu. Son ombre était vraiment terrifiante. Encore un peu, et il aurait fini transformé, comme le lieutenant Jensen.
— Montre un peu plus de respect pour Bruno, espèce de petite conne ! s'exclama alors Krauss, faisant sursauter Nina non loin de là.
— Viktor, dit-elle, il ne faut pas...
— Il l'a accueilli comme si c'était sa propre fille et...
— Sa propre fille ? On parle bien du même Zallmann, vous êtes sûr, docteur Krauss ? commenta von Falkenstein et l'autre se tut enfin.
Tandis que Krauss s'enfermait dans un mutisme outré, Vogt reprit à l'adresse d'Ania :
— Et est-ce que ces ombres particulières, comme celles d'Herr Zallmann ou du lieutenant Jensen, sont capables de, disons, obliger quelqu'un à se déplacer, par exemple ?
Ania n'en savait rien alors elle se contenta de fixer ses genoux en silence, incapable d'affronter la face brûlée de Vogt pour l'instant.
— Un jour, elle a été capable de soulever Bruno de plusieurs centimètres au-dessus du sol. Enfin, le bojeglaz, comme elle dit, expliqua alors Nina. Alors, tout porte à croire que oui.
— Oui, enfin, Bruno a fini avec un bras cassé, quand même, dit Krauss. Et j'en ai déjà informé le docteur Vogt. Ce qui ne l'empêche pas de persister dans sa lubie de vouloir expérimenter et voir si le bojeglaz...
— Assez, le coupa Vogt. Nous avons déjà eu cette discussion. Dis-moi, petite. L'ombre du lieutenant Jensen... elle est toujours ici, comme tu le sais. Mais d'après le docteur Krauss et mademoiselle Muller, elle est bien moins impressionnante que lors de sa naissance, si on peut l'appeler comme ça. Elle mesurait près de deux mètres et maintenant, c'est comme si elle avait fondu. Pourquoi ?
— Je ne sais pas, répondit Ania.
Krauss siffla d'exaspération.
— Menteuse. Elle ment, affirma-t-il ensuite sans qu'elle sache s'il s'adressait à Vogt, Nina ou même von Falkenstein. Elle ne vous dira jamais rien de ce qu'elle sait. Nous avons passé des heures à l'interroger sans rien en tirer de concluant. Elle est plus têtue qu'une foutue mule. Ça ne sert à rien.
— C'est juste que vous n'avez jamais su poser les bonnes questions, docteur Krauss, dit von Falkenstein.
Krauss accueillit son sourire suffisant d'un geste énervé de la main.
— J'ai renoncé, c'est vrai. Heureusement, j'ai eu la chance d'avoir un contact exclusif avec ce qu'elle appelle l'œil-dieu, comme je me suis empressé de vous en informer dès votre arrivée. C'est une entité de destruction, pas de contrôle, et on devrait l'employer ainsi.
Cette déclaration jeta un silence froid. Ania remarqua que von Falkenstein était en train de se mordre l'intérieur de la joue gauche pour s'empêcher d'hurler de rire.
— Docteur Krauss, commença Vogt en jetant sa cigarette dans un cendrier.
— Quand vous parlez d'un contact exclusif, vous voulez dire que le bojeglaz vous a passé un coup de bigot ? demanda von Falkenstein en luttant de son mieux pour conserver un ton sérieux. Il vous a envoyé un télégramme, peut-être ?
— Non, répondit Krauss. C'était une vision, un cauchemar, mais... je suis parfaitement certain de ce que j'avance. C'est une chose qui est là depuis très longtemps et qui a très faim. Nous avons conclu un marché, elle et moi. Elle est prête à nous donner un empire de mille ans si seulement nous la nourrissons. Et pour manger, elle a besoin de sacrifices.
Ania se sentit soudain la tête lui tourner. Elle se laissa aller en arrière, assez doucement pour ne pas se faire remarquer et ferma les yeux pendant quelques secondes.
— De sacrifices humains, je suppose, commenta von Falkenstein. Herr Obersturmbannführer, vous devriez demander à vos prisonniers de nous construire une pyramide aztèque plutôt qu'un stalag. Ça sera plus pratique pour nourrir le bojeglaz. On pourrait même en demander les plans à Speer.
— L'architecture de Speer est exceptionnelle, dit Krauss, admiratif, ignorant son ironie cinglante. Elle n'a vraiment de la valeur qu'en tant que ruine. Je trouve ça merveilleux.
— Oui, il est génial Speer, à nous pondre du gigantisme à tout bout de champ, donc je suppose qu'une pyramide avec piscine est dans ses cordes, répondit von Falkenstein sur le même ton. Et dans mille ans, ça vous fera une très belle ruine à montrer à vos héritiers.
Vogt cligna des yeux et pour la première fois, Ania l'entendit partir d'un rire tonitruant. Ignorant qui était Speer, elle ne comprit la plaisanterie que partiellement. Imperturbable, Krauss ne fit rien pour se défendre, même si Nina était en train de le couver d'un regard où se mélangeaient la pitié et la lassitude.
— Nous avons déjà discuté de votre théorie, dit Vogt après qu'il eut fini de s'esclaffer. Et je vous ai dit qu'elle était bien trop fantaisiste. Rien ne vous empêche de continuer à travailler dessus, cela dit, Viktor.
— Bien, annonça Krauss en dépliant sa silhouette dégingandée. Le temps me donnera raison, je vous le promets. J'en ai assez entendu. Je vous souhaite la bonne après-midi, messieurs-dames.
Seule Nina réussit à lui dire sérieusement au revoir. L'air complètement absent, Krauss partit et von Falkenstein salua son départ d'un claquement de langue.
— Ça fait longtemps qu'il délire comme ça, notre honorable docteur Krauss ? demanda-t-il à Nina en cessant de sourire.
— Quelques semaines, admit celle-ci avec une mauvaise grâce évidente. Mais ça va lui passer. Vous n'étiez pas là lorsque Jensen... enfin, ce qu'il en restait... s'est remis à tuer, vous ne pouvez pas comprendre. Nous avons tous été rudement secoués, et Viktor plus encore. Ça va lui passer.
— C'est vous la spécialiste, commenta von Falkenstein en croisant les bras. Enfin, si ça ne lui passe pas, va falloir prendre des mesures. J'en ai eu un comme ça, en Pologne. C'est Jensen qui me l'a amené, d'ailleurs. Il a fini par se planter son couteau dans l'œil. En attendant, je suggère d'enlever tous les objets pointus à la portée de Krauss, juste par précaution.
La remarque douteuse se heurta à l'expression fermée de Nina, qui, comme la plupart, n'appréciait que moyennement l'ironie dont von Falkenstein faisait habituellement usage. Pour une fois, il parut s'en rendre compte.
— Plus sérieusement, reprit-il, en s'adressant cette fois-ci à Vogt. Il n'est pas dans son état normal. Il a toujours été étrange, mais ce délire de sacrifices, c'est nouveau. On devrait l'amener à...
— Vous ne l'amènerez pas à Mannheim, l'interrompit Nina. Excusez-moi, mais la psychiatre ici c'est moi, et si je vous dis qu'il s'en remettra, c'est que c'est le cas. Vous n'avez pas la qualification nécessaire pour juger de son état de santé mentale.
— J'ai lu Études sur l'hystérie, quand même, répondit von Falkenstein.
Nina lutta visiblement pour ne pas lever les yeux au ciel et se frotta le front.
— Ça ne fait pas de vous un psychiatre pour autant.
— Je vous taquinais, Muller, détendez-vous. Vous êtes toujours aussi susceptible. Et puis vous avez l'air fatiguée, vous devriez aller prendre un peu de repos. Sinon vous n'allez pas tarder à nous parler de sacrifices humains, vous aussi.
— Je vais très bien, je vous remercie, dit Nina sans esquisser le moindre geste.
Posté en retrait, Vogt suivait leur échange avec un intérêt non dissimulé. Ania détestait son attitude observatrice, qui était celle d'un loup tapi dans les fourrés. Elle n'avait pas très bien compris quelle était sa fonction exacte au sein de leur système, ni ce qu'il dirigeait ; cependant, elle avait deviné que cela impliquait de comprendre les gens en très peu de temps. Sur ce point-là, il ressemblait beaucoup à von Falkenstein, ce qui expliquait probablement leur manque d'entente mutuel.
— Vous pouvez disposer, dit Vogt, la sortant de sa torpeur. Je parlais à mademoiselle Muller, précisa-t-il comme von Falkenstein faisait mine de se diriger vers la sortie. Mademoiselle Muller, si vous pourriez avoir l'extrême amabilité de raccompagner notre jeune amie ? Je voudrais m'entretenir avec le Hauptsturmführer en privé.
— Aucun problème, répondit Nina.
Elle fit un signe du menton à Ania, qui se leva sans grand enthousiasme.
— Viens avec moi.
*
Quitter enfin ce bureau si détesté lui fit l'effet de reprendre enfin sa liberté. Un soulagement de courte durée, car elle se retrouva seule à seule avec Nina et la rancœur venimeuse qui suintait d'elle comme un parfum tourné. Ania ne lui avait pourtant rien fait. Durant ses premiers mois ici, elle l'avait beaucoup aimée, jusqu'à se rendre compte qu'elle n'allait jamais lui donner l'amour maternel dont elle avait tant soif. Elle en était incapable. Elle ne s'aimait déjà pas soi-même. Elle lui en voulait pour une raison qui lui échappait mais qui avait un rapport avec von Falkenstein. Elles franchirent le couloir traverser sans s'adresser le moindre mot.
— Je ne veux plus dormir ici, dit Ania une fois qu'elles furent parvenues aux escaliers de l'atrium.
— Ah bon, répondit Nina, toujours sans la regarder. Ça va être très compliqué, ça, ma chérie. Tu veux qu'on te plante une tente dans les bois, peut-être ?
Son ton était blessant et Ania encaissa sans sourciller. Elle n'avait qu'une hâte : se débarrasser du fantôme aigri en uniforme grisâtre qui avait remplacé son amie d'autrefois pour rejoindre Anneliese, à l'infirmerie.
— Non, dit-elle. Je ne veux plus dormir dans le manoir, c'est ce que je voulais dire.
Une main posée sur la rampe, Nina s'arrêta pour se tourner vers elle et enfin la dévisager.
— Et je peux savoir pourquoi ?
— À cause des ombres, répondit Ania, ne lui livrant qu'une demi-vérité. Et je préfère être à côté d'Anneliese que de toi. Tu me détestes, maintenant, tout comme le docteur Krauss.
— Je vois. Tu te trompes. Je ne te déteste pas, je ne t'ai jamais détestée. Tu me fais pitié, c'est tout. Encore plus depuis que tu as ces nouveaux gants. Ils sont très jolis, d'ailleurs, j'aime beaucoup les broderies florales. Ils doivent être très chers. C'est lui qui te les as offerts, je suppose ?
Ania eut soudain très envie de prendre ses gants pour les jeter par terre et les piétiner devant elle. Ça n'aurait rien strictement changé à la colère et à la culpabilité que Nina lui faisait ressentir à cet instant, ni à l'air dépité de cette dernière, mais ça lui aurait au moins permis de se sentir un peu mieux.
— Je m'en doutais, reprit-elle devant son silence. T'as fini par le laisser te sauter, c'est ça ? Si c'est vraiment le cas, t'es encore plus bête que t'en as l'air, ma pauvre fille. Allez, va.
Elle l'encouragea à passer devant elle d'un signe agacé. Ania ne bougea pas d'un pouce. Ses mains étaient si crispées autour de ses gants tout neufs qu'elle ne sentait plus ses jointures.
— Ne dis plus ça, s'il te plaît, parvint-elle à dire à travers sa montée de colère.
— Sinon quoi ? Tu vas m'envoyer en Lebensborn, toi aussi ?
— Je ne sais pas ce que c'est.
Nina éclata d'un rire mauvais qu'elle ne lui avait jamais connu.
— C'est un endroit où les femmes couchent avec des SS, dans le but d'avoir des enfants. Il ne te l'a jamais expliqué ? T'es pas assez grande, c'est ça ?
— Je ne veux pas parler de ça, dit Ania d'une voix tremblante. S'il te plaît. C'est juste des gants.
Avec peine, elle remit ceux-ci dans les poches de son manteau, qu'elle n'avait même pas pensé à retirer.
— T'as qu'à aller t'installer au bloc médical si ça te chante, répondit Nina avec un dégoût renouvelé. Tu connais la route, à force. Tu n'as qu'à prendre l'ancienne chambre de Brunehilde, tiens, vu qu'elle est morte. On aurait dit qu'elle s'était coincée la moitié du visage dans une moissonneuse batteuse, tu imagines ?
— Je l'ai vue, répondit Ania, de plus en plus mal à l'aise.
— On l'a enterrée derrière le mur, avec Gebbert et son chien. Et puis Vogt a décidé de dire aux familles qu'il y avait eu une épidémie de méningite à l'Institut. J'ai rédigé les certificats et Hoffmann les a signés. C'est passé comme une lettre à la poste, littéralement.
Ania ne voulait rien savoir de tout ça, d'autant plus que Nina lui livrait tout cela avec un sourire mauvais et désespéré à la fois. Quelque chose était en train de la dévorer, comme ç'avait dévoré le lieutenant Jensen, sans même qu'elle en ait conscience. Tout comme lui, elle allait se consumer lentement jusqu'à l'irréversible.
— Vas-y, dit-elle. Je vais attendre ici.
— Attendre, répéta Nina. Oh.
Le même rictus larmoyant lui tordit le visage.
— Attends, alors.
Ania ne se surprit à respirer librement qu'une fois qu'elle eut descendu l'intégralité de la volée de marches. Le claquement de ses chaussures à talon résonna un moment dans le hall et elle finit par tourner dans la direction des cuisines. Pendant un moment, Ania crut faire un malaise à cause de la tension trop importante qui lui vrillait les tempes et la sueur glacée qui coulait dans sa nuque ; elle résolut le problème en retirant sa veste, réveillée par la fraîcheur et le silence. Elle espérait que Vogt ne retiendrait pas von Falkenstein trop longtemps, car elle n'avait pas le courage d'attendre une heure entière debout ici-même.
Comme pour lui répondre, une porte claqua, bien trop près pour être celle du bureau principal – trois soldats venaient d'entrer dans le hall, et leur discussion bruyante emplit l'espace d'échos désagréables. Ils parlaient d'étables et de chevaux ; apparemment, l'une des premières directives données par Vogt lors de son arrivée sur les lieux avait été de construire des box dans un garage inutilisé. Ce qui n'était pas du goût de ses trois-là. Après tout, ils étaient soldats, et il n'y avait pas grand-chose sur quoi tirer aux alentours. Écouter leurs récriminations l'occupa pendant quelques minutes, et ils finirent par prendre la même direction que Nina. Ania se demanda si elle les connaissait et si parmi eux, il y en avait un comme Gebbert, qui aimait la cuisine et les chiens.
Prise d'une impulsion soudaine, elle tourna les talons et d'un pas rapide, rejoignit les escaliers en colimaçon qui montaient au dernier étage, celui des chambres. De son souvenir, Nina ne verrouillait jamais les pièces. Avec de la chance, celle qu'Ania avait occupée avant que Bruno ne l'amène était ouverte. Elle l'était. Elle se faufila à l'intérieur à pas de souris. Une précaution superflue, car l'étage baignait dans un silence de tombeau. Sans jeter un seul regard sur le lit, désormais privé de sa parure et de son coussin, elle se rendit dans la salle d'eau et se mit à fureter. Le pain de savon à l'amande ne se trouvait nulle part. Déçue, elle ressortit et se résolut à redescendre. Quand elle passa devant les quartiers de Nina, elle s'arrêta, pensive.
Après une courte hésitation, elle entra. La disposition des meubles n'avait que peu changé. Elle avait déplacé sa coiffeuse afin qu'elle soit plus près de la fenêtre et de la lumière qui s'y déversait dès les premières lueurs du jour. De la poussière s'accumulait dans tous les coins, le lit défraîchi et défait était jonché de vêtements d'une propreté douteuse et certains dessous étaient même répandus au sol, si bien qu'elle dut les enjamber pour accéder à la salle de bains. Ce désordre ne ressemblait pas à Nina, tout comme ses nouveaux vêtements et son attitude moqueuse. Elle n'avait pas le temps de s'en soucier. Comme elle s'en était doutée, Nina s'était attribuée son savon, toujours enveloppé de son papier sulfurisé et qui avait rejoint sa belle collection entreposée sous le lavabo. Il ne semblait pas avoir été utilisé, mais après tout, il valait sûrement cher. Son trophée serré dans les mains, elle partit aussi vite qu'elle était venue et après s'être assurée que personne ne montait, elle dévala le colimaçon en courant.
— Alors, t'as volé quoi ? lui demanda von Falkenstein, posté à deux pas de là.
— Rien, se défendit-elle immédiatement, puis elle lui montra le pain de savon. C'est à moi. Elle me l'a pris. Elle pensait que je n'allais pas revenir.
Elle le rangea dans la poche intérieure de son manteau en le coinçant sous son bras puis ajouta :
— Je crois que Nina est malheureuse. Je n'ai jamais vu sa chambre aussi mal rangée. Tous ses vêtements traînent au sol.
— Tu aurais dû lui en plier quelques-uns. Ça lui aurait fait plaisir, j'en suis sûr. Je peux savoir où tu comptes aller avec ce savon, de toute manière ?
Il avait l'air d'une humeur massacrante, alors elle alla droit au but :
— J'ai dit à Nina que je ne voulais plus dormir là. Elle m'a dit de prendre l'ancienne chambre de Brunehilde. Voilà.
— L'ancienne chambre de qui ?
— De Brunehilde, répéta-t-elle. Euh. L'infirmière. Elle mettait toujours du rouge sur sa bouche.
Le visage de von Falkenstein s'illumina tandis qu'il se rappelait enfin.
— Ah oui, celle-là. Soit. Tes affaires sont déjà dans le coin, de toute manière.
Soulagée qu'il ne lui pose pas plus de questions que ça, Ania lui emboîta le pas. Les trois soldats ronchons étaient de retour dans le hall et gratifièrent von Falkenstein de saluts formels auquel il répondit d'un vague signe de tête, képi coincé sous le bras.
Frappée par la froideur de la brise sévissant à l'extérieur, elle se dépêcha d'enfiler son manteau et de le boutonner jusqu'au col. Elle avait envie de dormir, une somnolence dont elle n'était pas parvenue à se débarrasser depuis qu'elle s'était assise dans la voiture en partance de Stuttgart, et l'entendant bailler derrière sa main, von Falkenstein renifla.
— Il voulait vous parler de quoi, le docteur Vogt ? demanda-t-elle.
— De la pyramide aztèque avec piscine. Il se demandait s'il devait la construire en marbre ou en grès.
Elle n'insista pas. Si c'était important, il finirait par le lui dire – peut-être.
— Il a demandé aux soldats d'installer des box, dit-elle comme ils passaient devant l'un des garages. Pour des chevaux.
— Ah, ça ne m'étonne pas. Il a toujours eu une drôle de réputation, Vogt. Quand j'étais à l'université, tout le monde racontait qu'il possédait un lionceau en guise d'animal de compagnie. Je n'ai jamais su si c'était vrai.
— J'espère qu'il ne va pas l'amener, répondit Ania en contemplant les écuries pour l'instant vides. Je trouve qu'il y a assez d'animaux ici comme ça.
Von Falkenstein s'esclaffa discrètement. Ils étaient parvenus dans l'allée des peupliers et elle devait faire attention à ne pas trébucher sur les graviers qui avaient grand besoin d'un ratissage.
— Il va vraiment construire... comment vous dites, déjà ? Un stalag ?
— Apparemment.
Il n'ajouta rien de plus. De lui, elle ne tirerait que ce laconisme frustrant et à son expression narquoise, elle savait que c'était intentionnel. Ravalant son inquiétude, elle se résigna donc au silence. Celui-ci ne dura heureusement pas, car un petit comité les attendait sous le porche du bloc médical, non loin des impacts de balles qui avaient autrefois ébréché un mur et qu'on avait soigneusement colmaté entre temps. Le docteur Hoffmann, étrangement sobre au vu de l'heure, leur fit un accueil chaleureux, accompagné par l'infirmière Karolina, celle qu'Ania avait toujours préféré à l'autre.
— Nous sommes ravis de vous avoir à nouveau ici, déclara cette dernière en s'adressant à von Falkenstein plutôt qu'à elle.
— Oui, ça fait vraiment plaisir, ajouta Hoffmann en le gratifiant d'une tape amicale sur l'épaule, un geste familier qu'il ne se permettait pourtant jamais avec quiconque. Vous nous avez sacrément manqué.
— C'est réciproque, répondit von Falkenstein dans un mensonge qui convainquit tout le monde, sauf Ania.
— Vous nous avez amené des renforts, en plus. Ça ne fait jamais de mal. J'ai consulté leurs références. Infirmière au Marienhospital et un vétéran du front polonais, impressionnant.
Ania cessa d'écouter leur conversation dès lors que Karolina se mit à lui poser des questions tout en la conduisant à l'intérieur d'une poigne ferme. Tout comme le docteur Hoffmann, elle semblait secouée et sur les nerfs. Elle n'évoqua pourtant rien du drame récent qui s'était produit à l'endroit-même où elle vivait, se bornant aux formalités, s'assurant qu'elle avait fait bon voyage ou lui demandant si elle avait faim ; et bien qu'Ania lui répondît par la négative, Karolina finit par l'entraîner en direction du réduit qui servait de cuisine pour l'installer à table avant de mettre du lait à chauffer.
— Dieu merci, ce docteur Vogt est arrivé avec des réserves de chocolat en poudre, déclara-t-elle en lui tendant ensuite une tasse en fer blanc pleine. C'est effarant à quel point c'est devenu difficile à trouver. On est à ça de prendre une vache pour se mettre à baratter notre propre beurre, ça nous coûtera moins cher.
Ania sourit à l'idée et but le liquide brûlant à petites gorgées.
— Nina m'a dit que je pouvais prendre la chambre de Brunehilde, dit-elle alors. J'espère que ça ne fera pas de problèmes.
Karolina, qui remuait son propre chocolat avec un couteau, conserva un air impassible.
— Aucun, répondit-elle en reposant sa tasse sans y toucher. Mais il faudra faire un tri dans ses affaires, on n'y a pas encore touché. Je t'aiderais, si tu veux. Personnellement, ça ne m'enchanterait pas de dormir au milieu des affaires d'une morte. Je crois que Muller a dévalisé tout son maquillage, mais c'est tout.
Elle ne put dissimuler cette dernière pointe de mépris. Ania était sur le point de lui raconter que Nina lui avait pris son savon quand la voix de Hoffmann héla le prénom de l'infirmière plus loin dans le couloir.
— Quoi, docteur ? s'exclama Karolina sans bouger d'un seul pouce.
— On a besoin de vous pour porter des valises, hurla Hoffmann en réponse.
— Vous êtes deux bonhommes, répondit-elle sur le même ton. Trois, avec le nouvel infirmier ! Débrouillez-vous !
Elle échangea un mince sourire avec Ania. Quelques minutes plus tard, une Anneliese essoufflée venait se réfugier dans la pièce. De toute évidence, elle avait couru.
— Ils vous ont demandé de les aider à vider la voiture ? s'intéressa Karolina.
Anneliese confirma d'un signe de tête avant de refermer la porte et de s'y appuyer pour reprendre sa respiration.
— Les salauds, dit Karolina.
— Il se trouve que Dahlke a crevé un pneu en se trompant d'embranchement. Il devait se garer non loin d'ici et s'est retrouvé dans le potager, expliqua Anneliese. Il a enlisé tout l'avant, s'est pris un râteau dans la roue gauche, et voilà. Faut tout porter, maintenant.
— C'est vrai que ce n'est pas facile quand on connaît pas le coin, répondit Karolina. Pauvre voiture, tout de même. Il ne lui arrive que des malheurs, ici. J'ai envie d'aller voir, maintenant. Ça doit être un sacré cinéma.
— Ça hurlait pas mal, admit Anneliese. Mais ça sera sans moi pour l'instant. Dites, Karolina, si vous y allez, ça ne vous dérangerait pas de m'amener ma musette ? C'est la grande verte, avec un cordon jaune autour.
— Compris, lui sourit Karolina et elle sortit sans lâcher sa tasse.
— Il en reste ? s'intéressa Anneliese en jetant un œil avide au contenu de la timbale d'Ania.
Celle-ci lui indiqua les placards et son amie se mit à les ouvrir sans se faire prier. Depuis qu'elle avait découvert la vérité, l'attitude d'Anneliese à son égard n'avait guère changé et cela l'emplissait d'une euphorie amère. Anneliese faisait semblant, bien sûr. Parfois, il y avait une certaine nervosité dans son regard ou dans ses gestes lorsqu'elles se retrouvaient seules, comme maintenant. Cela ne durait que quelques secondes, car Anneliese possédait un sang-froid exemplaire, mais cela suffisait à Ania pour que son cœur se serre de déception. Elle ne pouvait pourtant pas lui en vouloir. Elle espérait juste qu'elle n'ait jamais à assister à une des expériences de Vogt impliquant un sujet vivant, qu'il soit humain ou animal. Il n'y avait aucune raison à ce que cela arrive, pensait-elle pour se rassurer. Anneliese n'avait rien avoir avec eux. Ils ne l'impliqueraient jamais.
Après avoir vidé deux grosses tasses de chocolat, Anneliese reprit un peu de couleurs et quand Ania lui déclara qu'elle allait occuper les anciens quartiers de Brunehilde, elle ne lui posa aucune question et décida qu'elle allait l'aider à s'y sentir à l'aise sur le champ. Ravie, Ania acquiesça et elles s'y mirent aussitôt. En attendant que leurs bagages ne les rejoignent, elles n'avaient de toute façon que ça à faire.
Brunehilde avait vécu dans un deux-pièces exigu situé au second étage. En en poussant la porte, Ania eut l'impression de se retrouver devant l'illustration d'une affection de peau particulièrement virulente. Tout semblait y être décliné en différentes nuances de rouge.
Anneliese eut un sifflement incrédule en avisant le papier peint vieux rose richement décoré de scènes de jungle grises ; celui-ci formait un complément de décor parfait avec le couvre lit à franges bordeaux et la fresque en cuivre représentant une volée de gazelles en cuivre étalée juste au-dessus. Le reste était du même acabit, baignant dans une décadence d'inspiration orientale, tout de bibelots fragiles, de cadres surchargés de fioritures, de coffrets en porcelaine et de petits tapis épais. Brunehilde avait dévissé le plafonnier pour privilégier des luminaires plus petits. Celui installé sur la table de chevet était recouvert d'un drôle d'abat-jour translucide. Cette atmosphère sanguinolente hantée de tigres et de fougères les étouffa et Anneliese s'empressa de tirer les lourds rideaux avant d'éteindre les lumières.
— Ah oui, quand même, commenta-t-elle en tournant sur elle-même, les mains sur les hanches. On se croirait dans une maison close. Tu es sûre que tu veux dormir là ?
Ania n'en était plus vraiment convaincue. Renoncer à cet endroit signifiait pourtant cohabiter aux côtés de Nina et elle était incapable de s'y résoudre.
— Peut-être qu'en vidant quelques machins ça sera mieux, dit-elle.
— Oui. Et en arrachant le papier peint, aussi. Et en changeant les rideaux. Et les meubles. Mon Dieu, ce truc me fout la chair de poule.
Se disant, Anneliese s'approcha de la lampe de chevet et la souleva pour examiner son revêtement parcheminé et jaunâtre. Elle pâlit à vue d'œil en y passant la main. La retournant, elle poussa un petit couinement terrifié et l'instant d'après, la lampe lui échappait pour se fracasser au sol dans un craquement.
— Quoi ? s'inquiéta Ania.
— C'est... je pense... non, rien, mince, que je suis maladroite, s'exclama Anneliese d'une manière beaucoup trop théâtrale pour être honnête. J'ai eu peur de l'araignée dedans ! Va falloir la jeter, maintenant ! Ne bouge pas, je vais aller chercher une poubelle et un balai ! T'as qu'à défaire les draps pendant ce temps-là ! Et surtout ne touche pas les morceaux, tu risques de te couper !
Avant qu'Ania ne puisse protester, elle avait quitté la pièce rougeâtre en agitant les mains devant elle en donnant l'impression d'avoir été mordue par une bestiole venimeuse. Elle revint quelques minutes plus tard, armée d'un bac à ordures en ferraille et d'une balayette, puis quand elle eut fini de jeter les débris à l'intérieur en essayant de dissimuler ses grimaces de dégoût, elle aida Ania à débarrasser le matelas de sa literie qui puait le renfermé.
— Tu la connaissais bien, cette femme ? lui demanda-t-elle alors qu'elles jetaient pêle-mêle les tapis dans les draps au sol.
Elles y ajoutèrent le contenu de la commode, des dessous et des nuisettes principalement, qu'Anneliese déplia parfois pour regarder.
— Non. Je ne l'aimais pas du tout, répondit Ania alors que son amie lançait des bas de mauvaise qualité sur le tas avec une moue lasse. Je la trouvais... comment c'est, le mot ? Elle buvait beaucoup et se comportait... pas bien, avec les hommes.
— Vulgaire.
— Oui, c'est ça. Elle n'était pas très aimable, avec moi. Toujours à souffler et à se moquer, quand elle me voyait. Elle ne me manque pas. Pourquoi tu demandes ?
— Simple curiosité. Aide-moi à faire un nœud avec les draps. Enfin, non, attends. On va les laver, plutôt, ce sont de bons draps. On a qu'à faire des baluchons avec des taies, tiens, et on mettra ses petites culottes dedans.
Pendant un laps de temps qui paraissait interminable, Ania et elle s'échinèrent à rendre les lieux à nouveau habitables. En fourrant ses mains dans les vêtements et les accessoires à cheveux de Brunehilde, Ania avait la désagréable impression d'exhumer les restes de son cadavre. Était-ce irrespectueux de traiter ses affaires ainsi, de les trier avec cette froideur pratique, même si elle était morte ? Elle n'avait pas la réponse à cette question. La grosse poubelle ne tarda pas à déborder. D'instinct, Ania savait que rien ne serait jeté. C'était des vêtements étrangers qu'elle ne porterait jamais et des objets qu'elle n'utiliserait pas, et tout cela serait soigneusement décortiqué et réparti au sein des occupants de l'Institut. Si elle se fiait aux espaces vides et aux tiroirs parfois très peu remplis, le chapardage avait déjà commencé bien avant qu'elle arrive. Il manquait les tubes de rouge à lèvres dans la coiffeuse – elle en avait toujours eu deux, Ania en était sûre pour l'avoir vue les ranger dans la poche de sa blouse. Nina, probablement. En secret, elle avait toujours envié Brunehilde, sa bouche rouge et ses jupes un peu plus courtes que le voulait la décence.
— Bah dis donc, qu'est-ce que c'est moche ! claironna Dahlke en entrant en trombe, les bras chargés de sa propre malle de voyage.
Il laissa cette dernière au seuil avant de balancer la maigre musette d'Ania sur le sommier mis à nu. Le col défait, il était rouge, suant et apparemment de mauvaise humeur.
— Je préfère largement la mienne, ajouta-t-il en s'essuyant le cou. Qui a la chance de loger ici ?
— Moi, dit Ania, qui finissait de vider la table de chevet. C'est quoi, ça ? demanda-t-elle en brandissant un flacon à l'étiquette écarlate. Laudanum ?
— Donne-moi ça, s'exclama Anneliese en le lui confisquant aussitôt pour le mettre à l'abri dans son manteau, qu'elle avait jeté sur une chaise. Purée, entre ça et la lampe !
— Quoi, la lampe ? demanda Ania, interdite.
— Rien ! Hors de question que tu dormes dans ce... trou. Tu vas échanger avec Olrik, déclara Anneliese en se tournant vers ce dernier.
Croyant à une boutade de sa part, l'intéressé se mit à rire, rire qui s'éteignit aussitôt qu'il croisa son expression exaspérée.
— Sérieusement ? dit-il, se décomposant un peu. DeWitt, vous me voyez vivre dans un boudoir de bonne femme accro aux somnifères ?
— C'est un somnifère, le Laudanum ? s'intéressa Ania, toujours curieuse quant aux médications.
Personne ne lui répondit.
— Je suis sûre que vous avez connu plus glauque, dit Anneliese à un Dahlke de plus en plus furibond.
— Oui, certes, admit-il en se passant une main sur la bouche. Mais ce n'est pas une raison. J'ai l'impression de me trouver à l'intérieur d'une carcasse de bœuf, avec tout ce rose et ce rouge. C'est quoi cette histoire de lampe ?
— Regardez dans la poubelle, lui dit Anneliese. Et vous n'avez pas ma valise ?
— Dans le couloir. Mais, DeWitt, je ne m'installerais pas ici.
— Mais si, mais, insista Anneliese. Prends ta musette, dit-elle à Ania, qui fut ravie de s'exécuter. On s'en va.
— Ce n'est pas drôle du tout, dit Dahlke en leur barrant le passage comme elles faisaient mine de franchir la porte.
— C'est parce que ce n'est pas une plaisanterie, répondit Anneliese en le défiant du regard. Au vu de ce qu'on a trouvé ici, il est hors de question qu'elle y dorme.
— Du calme, c'est juste de la teinture d'opium, hein. Pas de quoi en faire un drame.
Tout comme Dahlke, Ania ne comprenait pas très bien pourquoi Anneliese avait tout à coup décidé qu'elle allait vivre ailleurs, ce qui ne l'empêchait pas de s'en sentir soulagée. Les anciens quartiers de Brunehilde lui paraissaient malsains, et ça ne venait pas du papier peint fantaisiste ou des appliques en forme d'animaux sauvages placardées aux murs. Quelque chose de plus sombre en suintait, quelque chose de corrompu et de sanglant et y passer ne fut-ce qu'une seule nuit lui paraissait désormais impossible.
— Regardez dans la poubelle, répéta Anneliese. Et si vous ne comprenez pas, je vous expliquerais, mais pas devant elle.
Dahlke pinça la bouche, sceptique. Avec un soupir contrarié, il s'approcha du bac à déchets et souleva les loques froissées qu'elles avaient jeté dedans, râlant sur les lubies de bonne femme à voix basse jusqu'à tomber sur ce qui restait du luminaire. Il eut la même réaction qu'Anneliese, sans crier toutefois.
— Merde, dit-il en laissant retomber un bout d'abat-jour comme s'il était brûlant. Mais c'est... oh, eurk ! C'était qui, cette gonzesse, au juste ?
Désormais prise d'une curiosité morbide, Ania demanda à nouveau de quoi il s'agissait et Dahlke comme Anneliese l'ignorèrent encore.
— Il y un incinérateur, ici ? ajouta Dahlke en poussant la poubelle du bout de sa botte. Faut vraiment être un dégénéré de première pour faire ça.
— Pour faire quoi ? Planter ma Mercedes en plein champ de carottes ? dit la voix de von Falkenstein, suivie de peu par von Falkenstein lui-même. Oh, gottverdammt. C'est quoi cette chambre, une incarnation de la Charogne ?
N'osant franchir le seuil, il resta planté dans l'encadrement, un bras soutenant le chambranle.
— Drôle que vous évoquiez ce bon vieux Charles, commenta Anneliese en allant décrocher son manteau. On vient justement de trouver de la teinture d'opium dans la table de chevet.
— Montrez voir.
Anneliese lui tendit le flacon de mauvaise grâce. Von Falkenstein examina l'étiquette graisseuse pendant un instant avant de dévisser le bouchon et d'en sentir le contenu avec précaution.
— Ça ne vient pas de notre pharmacopée, mais c'est bien ça, constata-t-il.
— Vous saviez qu'elle en buvait ? demanda Anneliese tandis qu'il lui rendait la fiole en plissant du nez.
— Pas du tout. Je ne m'intéresse pas beaucoup à la vie personnelle de mes subordonnés.
— Non mais on s'en fout du Laudanum, dit Dahlke, toujours sous le choc. Venez voir ça, plutôt !
— Sors, dit Anneliese à Ania. Va mettre ma valise dans ma chambre, s'il te plaît, j'arrive. On m'a donné la première à gauche.
Les mains serrées autour de sa musette, Ania sortit en enjambant le bagage de Dahlke et frôla von Falkenstein qui se poussa à peine pour la laisser passer. Repérant la large malle et le sac de voyage appartenant à son amie, elle les traîna à grand peine jusqu'à la porte d'Anneliese et constatant qu'elle était verrouillée, elle les abandonna tels quels.
— Dégueulasse, entendit-elle l'exclamation de von Falkenstein dans son dos.
L'instant d'après, il quittait l'antre de son ancienne infirmière d'un pas raide. S'apercevant qu'elle était encore plantée en plein milieu, il fit mine de la chasser avec agacement.
— Elle a quoi, cette lampe ?
— Tu veux vraiment savoir ?
Sans hésiter, elle hocha de la tête.
— Fabriquée en peau humaine. Ah, bah, faut assumer maintenant, ajouta-t-il en avisant son air répugné. La prochaine fois, tu y penseras à deux fois avant de poser des questions. Mais je suis d'accord avec DeWitt. Tu ne dormiras pas dans les quartiers de cette tarée, même si elle est morte. C'est bon, t'as récupéré ton sac ? Tu vas t'installer près de moi, plutôt, à la place de Dahlke. Ce n'est pas plus grand, mais au moins, pas de Laudanum ni de lampes bizarres.
— Je n'allais pas boire le Laudanum, dit-elle en lui emboîtant le pas. Je ne savais même pas ce que c'était avant qu'Anneliese n'explique. Il y a une baignoire, aussi ?
— Oui, oui, répondit-il avec une drôle d'intonation après lui avoir jeté un regard en biais. Tu me diras si elle est assez grande pour deux, tiens. C'est là, indiqua-t-il. Va, hop-là, ouste ! Et restes-y jusqu'à ce soir, personne ne veut te voir traîner, c'est compris ?
Il tourna les talons avant qu'Ania eut le temps de lui répondre. Un peu perplexe, elle le regarda partir, évitant de justesse Dahlke et Anneliese qui évacuaient le tonnelet de la chambre rouge en pestant entre les dents contre son poids.
*
La fatigue eut raison d'elle en début d'après-midi, après qu'elle eut avalé une soupe trop grasse accompagnée de pain noir surchargé de margarine. Sa sieste à rallonge lui fit rater le diner et elle s'éveilla bien après le crépuscule, encore toute vaseuse et courbaturée par ce nouveau matelas qui manquait d'épaisseur à son goût. Elle se fit couler un bain en espérant que le débit d'eau masquerait le son de ses sanglots. Tremblante et désespérée, elle se réfugia dans l'eau si brûlante qu'elle lui ébouillanta douloureusement la peau ; une sensation désagréable qui finit pourtant par l'apaiser. C'était une manière détournée de se faire du mal, Ania en était consciente. L'avantage, c'est qu'elle ne laissait pas de traces, car les rougeurs disparaissaient au bout de quelques heures. Aujourd'hui, c'était la seule chose qu'elle avait trouvé pour ne pas céder à la panique la plus complète. Elle suffoquait. Tout l'Institut s'enroulait autour de son corps pour lui casser les os. Lorsque la Mercedes était arrivée en vue de l'enceinte, elle n'avait pu s'empêcher de remarquer les épais rouleaux de barbelés et les éclats de verre qui avaient poussé au sommet des murs. Les barreaux ouvragés du portail, autrefois assez espacés pour laisser passer quelqu'un de relativement mince, avaient été contreplaqués d'un haut morceau de tôle, masquant la vue à quiconque viendrait de l'extérieur. Peu à peu, l'endroit se fortifiait. Partout, elle avait vu les soldats grouiller, bousiller les portes pour en poser des plus solides, installant des loquets là où il n'y en avait jamais eu. Ils avaient même commencé à défricher un grand terrain tout près du potager que Gebbert avait entretenu avec un soin maniaque. Elle se recroquevilla dans l'eau fumante à la seule idée de ce qui allait se passer ensuite. Elle allait vivre avec une vue plongeante sur le futur camp de prisonniers que Vogt comptait installer au sein de ces grands murs, sur au moins quatre ares.
Les bras croisés autour de ses genoux, elle resta dans la baignoire jusqu'à ce que l'eau ne devienne complètement froide.
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