8 Ania

Durant l'année suivante, elle repensa souvent à l'étranger qui était venu la trouver dans l'arrière-cour de son ancienne maison. Elle ne l'effacerait en aucun cas de sa mémoire. Elle n'oublierait ni son visage, ni son allure, ni sa démarche réglée au métronome. De sa courte vie, elle n'avait jamais vu une mise pareille. Une silhouette élancée, sanglée dans le fusain d'un uniforme étranger par un baudrier et un ceinturon en cuir. Des gants sombres qui avaient l'air si doux au toucher. Un manteau parfaitement cintré, qui tombait jusqu'aux mollets, recouvrant des bottes de qualité, tâchées de boue et de neige, les semelles épaisses, cloutées, terribles. Cet habit-là lui avait rappelé l'étrange élégance des corneilles qui venaient parfois picorer les champs et la charogne. Il y avait un relent de décomposition qui se terrait dans ce tissu aussi noir que la nuit, quelque chose qui sentait le sang, la cendre froide et le manque d'air ; peut-être à cause du crâne épinglé sur son képi.

Quand elle avait vu cet homme, Ania avait compris que son monde allait s'éteindre. C'était un bel homme, d'ailleurs, elle l'avait tout de suite remarqué. On n'en trouvait pas des comme ça chez elle. Il venait très certainement de la ville. Un visage avenant, mâchoire bien dessinée, l'œil pâle et indéchiffrable d'une créature à sang froid, délicate et venimeuse ; de celles-là mêmes qui vivaient dans le marais et qu'elle prenait plaisir à écraser sous ses talons nus, quand elles se mettaient à grouiller dans l'eau en plein été. Il portait un serpent enroulé sur un bâton en guise de médaille sur la poitrine. Un insigne aussi tordu que le regard qu'il lui avait adressé en apercevant l'écureuil éventré dans ses mains.

« J'avais faim », aurait-voulu lui dire Ania. Nul mot n'avait franchi ses lèvres. Son père lui avait toujours interdit de parler aux muets, même quand ceux-ci s'exprimaient en russe. Son père, elle ne le revoyait plus que dans ses rêves, tout comme l'étranger en uniforme qui lui avait tiré une balle dans la tête. Vladi en rêvait lui aussi, mais Vladi ne parlait pas. Ce qui vivait dans le goudron l'avait privé de sa langue il y a bien longtemps.

Sa mère l'appelait le bojeglaz. Son père ne l'évoquait jamais. Youri priait tous les jours devant la croix. Vladi, lui, y était allé et n'avait plus jamais été le même depuis. La nuit, Ania entendait la fosse marmonner dans les ténèbres et parfois sous son lit. Souvent, elle s'était levée pour vérifier qu'aucune flaque noire n'avait élu domicile sous son matelas. Le seul miroir qu'ils possédaient, écaillé et à peine plus grand qu'une Bible, son père l'avait jeté dans le trou, parce que le bojeglaz pouvait le traverser.

Personne, à Bereznevo, n'aurait su dire depuis quand la fosse était apparue. De ce qu'Ania en savait, elle aurait très bien pu surgir de terre avant le marais. Elle était là, c'est tout, suintante et chaude comme une blessure qui pourrit. La même balafre infectée palpitait à l'intérieur d'elle depuis qu'elle était en âge de marcher. Parce que contrairement à son père et à sa mère, à Youri et à Vladi, elle comprenait ce que disait la fosse. Maintes fois, elle avait essayé d'expliquer les murmures à son père, mais il l'intimait alors à se taire. Quand, malheureuse et terrifiée, elle insistait, il la frappait. Sa mère se mettait alors à pleurer et à prier. Youri la réconfortait et traitait sa sœur d'idiote. Seul Vladi l'écoutait.

« Ça s'est perdu, tu comprends ? » lui chuchotait Ania, quand elle était sûre que personne ne pouvait l'entendre. « Ça vient d'en-dessous, du fond, je crois... ça a faim, ça veut manger, c'est comme nous mais ça ne l'est pas... et ça veut rentrer... »

« Rentrer où ? » demandait alors Vladi.

« À l'intérieur », disait Ania. « Pour déchirer ».

« Je vais y aller », avait dit Vladi. « Je vais y plonger et le tuer ».

Malgré les cris et les sanglots de leur mère, de l'air fâché de leur père et des grands yeux ronds de Youri, il avait plongé dans la mare. Le goudron l'avait recouvert et il avait coulé, une corde attachée autour de la taille. Durant un long instant, ils avaient cru qu'il s'était noyé. Il avait fini par émerger, recouvert de crasse, l'air hagard. Arrachée net, sa langue avait disparu. Il n'avait pas saigné. Depuis, la fosse parlait à Ania avec sa voix. Certaines nuits, quand son ventre vide la tourmentait trop, elle venait s'asseoir au bord de la mare pour l'écouter. Les horreurs qui suintaient en même temps que la brume l'apaisaient et lui faisaient oublier la disette, car la faim portée par le goudron était bien plus vorace que la sienne.

Fais-moi entrer, disait le fond avec la voix de son frère. Fais-moi entrer et je te promets que tout ça sera terminé, et la faim, et le froid, et les coups, et les nuits pleines de vermine. Fais-moi entrer, Aniouta. Ma place n'est pas ici, tout comme la tienne.

Elle ne voyait pas le fond, pas avec la seule lumière de la lune. Tout ce qu'il disait était faux, bien sûr. Le goudron mentait, malgré la croix. Elle le croyait néanmoins, jusqu'à l'aube suivante. L'écouter était un péché. Elle continuait tout de même.

Je me suis perdu, depuis si longtemps que je ne sais plus d'où je viens, répétait la mare. C'est de votre faute. Vous avez creusé trop loin. Vous avez commencé près de la mer, qu'avez-vous fait ? Vous vous êtes affamés, vous vous êtes laissés mourir, vous vous êtes jetés sur vos propres cadavres, vous avez creusé des trous. Mon existence n'est pas normale. Ça ne devrait pas être aussi douloureux. Votre faute. Laisse-moi entrer. Je te promets une vie meilleure.

Oh, Ania avait tellement envie de croire le fond qui n'existait pas.

Ce n'est que le début. Ils vont creuser d'autres fosses pour les remplir, mais il n'y aura jamais assez de place, alors ils creuseront encore. Je serais partout. Votre faute. Là où la chair pourrit, je prospère.

Elle ne comprenait jamais véritablement ce qu'il lui murmurait. Pour elle, le monde se limitait à Bereznevo et Krasnoye Selo, aux champs et aux marais, à sa famille et au cheval de trait qu'elle montait sur la poussière des routes. Ce que lui disait la mare impliquait l'existence d'un ailleurs et pour Ania, c'était inconcevable.

Si tu me laisses entrer, je te montrerais tout ça, lui promettait-il. Partout où tu iras, je suivrais. Plus de faim, plus de misère, plus de journées à piquer les cloportes à la main pour sauver les pommes de terre, je te le promets, allons ailleurs, Aniouta, allons plus loin, là où ils veulent nous trouver...

Très rarement, le débit langoureux du goudron changeait, laissant sa place à une douleur pure, si vive qu'à chaque fois, Ania se débinait et allait se réfugier dans la masure.

Écoute pas, gémissait alors la mare. Écoute pas ! Le fond est corrompu, ne m'écoute pas. Oh ils m'ont tordu, ils m'ont fait mal, alors ne m'écoute pas. Ne les laisse pas t'infliger la même chose. Ils vont te vider. Ils vont te dévorer. Des porcs, Ania, voilà ce qu'ils sont. Ils ont retourné la terre, ils m'ont trouvé, ils m'ont infecté, et depuis, j'ai faim, j'ai faim, j'ai faim.

Elle n'aurait jamais dû écouter le moindre de ses mots puants. Ils s'étaient accrochés à elle, la poursuivant jusqu'à dans ses cauchemars. Cette chose noire et dense s'était logée en elle, à l'intérieur, levant le museau avec tristesse et elle pleurait, immonde et implorante, étendant ses crocs, ouvrant ses multiples yeux blancs et aveugles.

Regarde ce qu'ils m'ont fait, murmurait-elle. Elle refusait de partir, malgré ses nombreuses prières. Votre faute, disait le goudron. Écoute-moi.

Ania n'était plus jamais retournée auprès de la fosse et celle-ci avait fini par se taire, dans sa tête comme ailleurs. Elle s'était crue sauvée jusqu'à voir les ombres bouger. Au début, ce ne furent que des empreintes, mais quand elle les vit ramper sur les planchers, elle crut devenir folle. Elles collaient sa famille comme des sangsues. Elles avaient les mêmes yeux aveugles que le fond et étaient au nombre de quatre. Celle de Vladi le suivait à la trace, mimant le moindre de ses mouvements comme un pantin.

La journée, elles se diluaient presque, devenant aussi inconsistantes qu'une fumée de tourbe. Ania s'efforçait de ne jamais les regarder, car elles étaient horribles. Leurs visages imitaient ceux de ses frères et de ses parents d'une manière retorse, difforme, pathétique. Lors du crépuscule, elles se fondaient dans leur chair, manquant de la faire hurler à chaque fois. Aucun d'eux ne paraissait se rendre compte que leurs reflets visqueux se glissaient à l'intérieur d'eux à l'instar d'une maladie ; ils pouvaient rester terrés dans leurs corps des jours durant, avant de se détacher comme le ferait une mue ignoble. Chaque soir, elle s'examinait de long en large pour essayer de trouver la sienne. Son ombre n'était qu'une ombre. Cela dura des mois et elles ne s'en allèrent jamais. Harcelée par ces visions insoutenables, épuisée par les nuits trop courtes, Ania s'était décidée à reparler à la fosse.

Celle-ci garda le silence. Tout empira. Les reflets se mirent à chuchoter, dans une litanie incompréhensible qui n'était pas du russe. Des mots étranges, des gémissements inarticulés, des ricanements se glissaient dans ses oreilles lorsqu'elle s'y attendait le moins. Au fur et à mesure des années, elle ne s'y habitua jamais vraiment. Elle devint nerveuse, sursautant au moindre bruit, se méfiant de tout ce qui était étranger. Sa mère essaya de la soigner à grands renforts de privations et d'eau bénite. Cela ne marcha pas. Son père l'enferma avec le cheval, une couverture en guise de lit, lui balançant des restes quand il y en avait, dans l'espoir que la faim la ramène à la raison et cesse de la faire parler à propos des choses qu'elle voyait. Cela ne marcha pas non plus. Son seul réconfort devint Vladi. Lui l'écoutait toujours, même s'il ne pouvait plus répondre. Il savait ce qui se cachait dans la fosse.

La veille de ses treize ans, Ania sut qu'elle vivrait et qu'elle mourrait près de la flaque. Ce qui vivait à l'intérieur avait fini par l'avoir car elle était la plus faible de sa famille. Ce n'était pas grave. À cause de la faim, elle n'en avait plus pour très longtemps, de toute manière. C'était Youri qui mangeait tout. Elle avait fini par le haïr et l'aimer en même temps. À quatorze, elle essaya une fois de se noyer dans le lac et ce fut Vladi qui la repêcha. Elle le détesta. La nuit suivante, elle sortit et jeta ses vêtements aux pieds de la croix. Entièrement nue, elle s'enfonça dans le goudron. Ce fut chaud, mais pas brûlant. De la boue bien trop liquide. Elle glissa, emportée par la force venue du contrebas.

Elle ne réussit pas à y mourir. Ses doigts s'accrochèrent d'eux-mêmes à la rare caillasse qui en pavait le bord, la hissant en-dehors malgré la succion obscène que l'asphalte exerçait sur le bas de son corps maigre. Sa résolution l'avait fuie à l'instar d'un ruisseau.

Le jour d'après, les reflets étaient toujours là et Ania s'était réfugiée dans une indifférence maladive. À force de se répéter qu'ils n'existaient pas, elle finit presque par ne plus y faire attention. Il y eut cependant des incidents. Un jour, elle poussa Youri sans le toucher car il l'avait mise en colère. Sa mère mentit à son père pour la préserver d'une énième rouste. Terrorisée par son acte, Ania ne recommença plus.

Puis, en plein hiver, l'étranger en uniforme noir était venu, accompagné d'un autre vêtu de vert-de-gris. Le reflet de ce dernier était une monstruosité enflée, titubante, accrochée à lui avec une maladresse d'enfant. Cette apparition, pourtant familière, avait terrifiée Ania et elle avait rejeté le grand blond de toutes ses forces.

Quand il s'était écrasé contre le mur, le reflet avait disparu, absorbé par sa corpulence massive et elle s'était alors tournée vers l'autre, celui en noir. Avec effarement, elle avait découvert qu'il ne possédait pas de double difforme. Il se déplaçait seul, libre de toute contrainte invisible. Absolument rien ne le poursuivait. Pour une raison qui lui échappait, Ania avait trouvé ça troublant et anormal. Elle avait tenté de le pousser, lui aussi, mais ça n'avait pas marché. C'était à peine si elle avait réussi à lui faire perdre son équilibre. Quel que fut le mal dont elle avait hérité du goudron, il glissait sur lui sans l'atteindre. Pire encore, ou mieux, elle ne savait pas, sa présence avait atténué la désolation sans fin qui la rongeait depuis qu'elle avait écouté la fosse. Les reflets de sa famille, qu'elle devinait à l'intérieur de la masure malgré l'épaisseur du bois, s'étaient mis à rire bien moins fort que d'habitude. C'était comme si elle s'était retrouvée coincée sous une cloche. Les apparitions étaient toujours là, y compris autour du grand blond, mais dissolues, aqueuses, comme troublées par un courant plus fort qu'elles.

C'était à ce moment précis que la mare s'était mise à hurler des imprécations contradictoires.

Fuis, fuis, fuis, criait-elle en silence. Les sanglots de milliers d'âmes différentes accompagnaient cet ordre et elle avait cru que ses tempes allaient craquer. Va-t'en le plus loin possible. C'est eux. Ne les laisse pas te faire la même chose qu'à moi.

Non, reste, ajouta-t-elle aussitôt. Reste. Reste. C'est mieux comme ça. Je savais qu'ils allaient venir. Reste. Va donc avec eux, c'est mieux pour toi. Là-bas, loin, tu vas leur servir à creuser et à remplir. Tu vas manger à ta faim. Ne plus avoir froid. Porter de vrais vêtements. Vaut mieux être avec eux que dans une fosse, pas vrai ? J'en sais quelque chose.

Cette dichotomie l'avait déchirée, la paralysant sur place un court instant. Elle avait fini par céder à son premier instinct, qui était celui de s'enfuir. Ce choix l'avait détruite.

*

Depuis qu'elle s'était retrouvée seule avec Vladi, elle ne parlait presque plus. Avec son frère muet, cela ne servait plus à rien. Les jours d'hiver faillirent les tuer. Ils ne survécurent que grâce à la bonté de certains à Krasnoye Selo. Vladi coupait leur bois en échange de la pitance. Ania cousait quand elle ne pleurait pas. Les enfants, dont les reflets étaient les mêmes que ceux des adultes, quoique plus petits, la fuyaient. Sorcière, murmuraient-ils. Les enfants connaissaient toujours la vérité. C'est pour cela que la fosse s'en était prise à elle.

Quand vint le dégel, un Polonais les embarqua dans son camion avec d'autres, tout aussi perdus qu'eux, pour les faire travailler dans sa ferme. Ils quittèrent leurs terres natales. Loin du marais et du trou plein de goudron, Ania se rendit compte que les reflets faiblissaient. Elle les distinguait toujours, mais plus tout aussi bien qu'avant. Leurs contours s'estompaient et leurs murmures n'étaient que plus que bruissements et brise. Même Vladi devint plus expressif. Lavée par la distance et les saisons, l'emprise du puits de bitume devenait moins pesante sur sa peau. Épuisée par son travail mais correctement nourrie, Ania dormait désormais d'un sommeil plus paisible. Elle apprit des mots de polonais et troqua sa vieille robe contre du tissu neuf, quoique tout aussi informe. Avec ses galoches en caoutchouc, elle se sentit un peu moins pauvre et sale. Une fois par mois, le propriétaire de la grande ferme communale faisait même griller du cochon pour tout le monde.

À chaque fois qu'une couleuvre inoffensive se glissait entre les plants de betteraves ou de choux, Ania la décapitait en pensant à l'homme en uniforme noir. 

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