7 von Falkenstein

Nom-de-Dieu-Hans, jappa une voix scandalisée.

À son plus grand étonnement, ce cri ne venait pas de Muller, mais de Krauss. Une main toujours crispée sur sa jambe meurtrie, il pivota en direction des gradins. Le sang avait commencé à imbiber une grande partie de son pantalon. Il allait s'évanouir s'il ne s'asseyait pas tout de suite. Zallmann, le seul à s'être levé, se précipita vers la gamine, la relevant avec l'aide de Muller, muette de stupéfaction.

Toujours assis, le visage mou, Krauss le fixait avec une expression oscillant dangereusement entre la peur et la colère.

— Quoi encore ? prononça-t-il, la bouche pâteuse.

Son champ de vision commençait à rétrécir. Il boîta jusqu'à la chaise renversée au sol et la redressa avant de la traîner loin de Zallmann, de Muller et de la gamine, qui tenait debout avec grand peine.

— C'était quoi, ça, au juste ? interrogea Krauss en se touchant le front.

Pour seule réponse, von Falkenstein lui montra ses deux mains ensanglantées. Puis, alors que Muller quittait la pièce en portant presque la gamine, il commença à défaire son ceinturon. Ses doigts étaient mous. Un tremblement spasmodique lui saisissait la jambe droite par intermittence. La lame était petite, mais affreusement aiguisée. Il se souvenait parfaitement de cet opinel. Il le trimballait depuis son enfance. C'était son père qui le lui avait offert, lorsqu'il avait égorgé son premier volatile qu'ils avaient tous mangé le soir-même. C'était une dinde, ou un poulet, il ne se rappelait plus. Quoi qu'il en soit, il se promit de le balancer aux ordures une fois assuré que sa jambe n'avait rien de grave.

— Passez-moi un mouchoir, cracha-t-il à la face d'un Zallmann éberlué.

Celui-ci ne réagit pas, se contenant de pousser une exclamation surprise quand, ayant enfin fini de se débattre avec son baudrier, il passa à la ceinture puis aux boutons de sa braguette.

— Non mais je rêve, fit la voix de Krauss dans son dos.

— Un mouchoir, gottverdammt ! s'écria-t-il, retenant désormais son pantalon d'une main poisseuse. J'ai besoin d'un point de compression !

Zallmann se réveilla enfin et lui passa un carré de tissu brodé de fleurs qu'il gardait dans sa veste pour nettoyer ses lunettes. Essayant de ne pas trop songer à la scène ridicule qu'il devait offrir ainsi, en caleçon et empêtré dans ses propres chausses de cavalerie, von Falkenstein se laissa tomber sur la chaise. La plaie, située pile entre son genou et son aine sur la face extérieure de la cuisse, lui parut bénigne, malgré une hémorragie importante.

— Amenez moi quelqu'un, souffla-t-il. Même Hoffmann et son canard, je m'en fous.

Le mouchoir de Zallmann, ainsi que la compression qu'il pratiqua en s'empêchant de frissonner, suffit à étancher quelque peu le saignement.

— J'y vais, annonça Krauss en se levant sans grande envie. Ne vous évanouissez pas. S'il tombe dans les pommes, giflez-le, conseilla-t-il à Zallmann.

— Parlez-moi, dit von Falkenstein une fois qu'ils furent seuls. Dites n'importe quoi, tant que ça me distrait.

Zallmann ne se fit pas prier. Il se mit immédiatement à déblatérer des incohérences sur ce qui venait de se passer, saupoudrés de commentaires ébahis sur les briques qui se déplaçaient toutes seules ou les lapins broyés par une machine à viande invisible. Continuant à appuyer sur sa jambe comme un forcené, von Falkenstein ne l'écouta qu'à moitié. Partagé entre la fureur et la perte de connaissance, son esprit tournait au ralenti. Il pensait à une épaule frêle qu'il avait coincé entre ses doigts. À l'odeur légère de savon qui imprégnait ses cheveux blonds. C'était peut-être de la bergamote. Ou de la lavande. Ou autre chose. Floral, en tout cas. La prochaine fois, il trouverait. À condition d'éloigner tout objet tranchant d'abord, bien sûr. En commençant par ce foutu opinel.

— Bah elle vous a pas raté, vous nous plus, dit Zallmann, qui avait asséché sa diatribe en quelques longues minutes.

— Je savais que j'aurais dû m'en débarrasser quand j'en avais l'occasion, répondit von Falkenstein entre ses dents serrées.

Voyant Zallmann arrondir sa bouche en un « oh » effrayé, il précisa :

— Je parle du coupe-papier. C'est un cadeau de mon paternel. Je devais avoir, quoi, sept ans, je dirais. Très pratique pour trancher le cou de la volaille.

— Attendez, dit Zallmann. Vous savez faire ça, vous ? Tuer et plumer des poules ? Alors ça c'est surprenant ! Moi je croyais que vous viviez dans un château, en fait. Et que vous vous adressiez à vos parents en les vouvoyant. Remarquez, c'est probablement à cause du nom de famille.

— J'allais chercher de quoi boire ou me laver au puits car on n'avait pas d'eau courante, dit-il. Six kilomètres aller-retour tous les matins à cinq heures.

— Ah d'accord, s'étonna Zallmann. Je vous vois autrement, tout d'un coup.

— C'est parce que je suis en calebute, ironisa-t-il et l'autre éclata d'un rire gras.

— Au moins, la fémorale n'a rien, contrairement à votre dignité, dit Zallmann dans un ricanement. C'est l'essentiel. Par contre, va falloir sortir une sacrée liasse pour que je ferme ma bouche là-dessus.

— Que je vous paie ou pas, vous allez quand même en faire profiter à tout l'Institut, rétorqua von Falkenstein.

— Oui, parce que c'est beaucoup trop drôle, se désola presque son interlocuteur. Je sais que vous faites pas exprès, mais pourtant...

La douleur revenait, malgré toute la distraction que s'efforçait de lui apporter Zallmann. Il espérait que cet abruti d'Hoffmann allait bientôt arriver. Ou que Krauss se ramènerait avec au moins un kit de suture. Même dans cet état, il ferait du travail bien plus propre que son pauvre confrère.

— J'ai pas trouvé votre collègue ! annonça Krauss en revenant précipitamment, encore essoufflé d'avoir couru. Mais vous êtes un grand chirurgien, vous allez pouvoir vous débrouiller avec ça !

Il laissa tomber un paquet de bandages, un flacon d'eau oxygénée, une paire de ciseaux et une trousse de secours un peu froissée en visant ses genoux et von Falkenstein dut écarter les jambes pour ne pas que les objets atterrissent sur sa plaie ouverte.

— Très aimable de votre part, dit-il.

— De rien, répondit Krauss avec légèreté. Bruno, pensez à appeler quelqu'un pour nettoyer tout ce bordel. Je vous laisse à vos affaires, j'ai des notes à prendre.

Il repartit aussi vite qu'il était venu.

— Faut qu'il arrête de vivre sur Pluton, et ce, pour le bien commun, commenta Zallmann en se massant son épaule immobilisée. Vous avez besoin d'aide ?

— Surtout pas, rétorqua von Falkenstein.

*

Cet épisode malheureux lui valut deux bonnes semaines d'élancements insoutenables, malgré les anti-douleurs et la béquille. Il sut qu'il pouvait tracer une croix temporaire sur la course à pied pour les trois prochains mois au moins. Cela l'énervait encore plus que l'air satisfait qu'arborait Muller à chaque fois qu'il la croisait en boitillant dans les couloirs. Elle ne le disait pas à voix haute et ce n'était pas nécessaire, car c'était littéralement gravé sur le moindre trait de son visage aux joues pleines : bien fait pour ta gueule.

L'incident avait également calmé les ardeurs d'expérimentation du ridicule Comité des Sciences Paranaturelles (c'était encore une trouvaille de Zallmann) que Krauss présidait dans la plus discrète confidentialité. Malgré ses grands discours sur « la découverte d'un trésor du Reich », « les pouvoirs parapsychiques uniques » ou encore « cet avantage inestimable de l'Ahnenerbe », il avait fichu la paix à Gebbert et à son élevage de lapins. Connaissant Krauss, il se doutait que cette accalmie n'était que passagère. Peu habitué aux éléments récalcitrants, le bon docteur ne savait plus quoi inventer après que sa seconde et dernière expérience se soit soldée par un coup de couteau et un déchaînement de violence. Étant lui-même un élément récalcitrant, Von Falkenstein avait bien entendu passé toutes ses idées de solutions sous silence.

S'ils voulaient traiter cette gamine comme si elle était normale, qu'ils le fassent. Les civils aimaient plus que tout perdre leur temps. Il leur donnait deux mois avant qu'ils ne recommencent à s'arracher les cheveux parce que cette tête de mule blonde refuserait d'accomplir ses petits miracles. Au moins, ç'aurait l'avantage de l'égayer avant qu'ils ne le supplient d'intervenir encore une fois. Les caractères insoumis et indisciplinés, von Falkenstein les connaissait parfaitement – lui était un cas d'école. Krauss pensait sûrement que le secret résidait dans la fameuse coercition disciplinaire (Muller parlait de tabassage en règle) et il était dans le faux. Frapper, ce n'était nécessaire que pour faire rentrer le message. L'essentiel se trouvait ailleurs. Le problème, avec leur sorcière, c'est qu'elle n'avait pas conscience de sa propre valeur. La faute à une éducation imprégnée par des conneries rigides propres à l'orthodoxie. Il suffisait juste de lui expliquer clairement pourquoi elle était si importante et que l'œil-dieu ne devrait plus la terrifier une fois qu'elle aurait plus d'assurance.

Des mots. Seulement des mots. Ils pouvaient faire bien plus que des dizaines de coups. Répétés assez de fois, ils étaient aussi efficaces que les menaces de la Gestapo. Il fallait juste trouver la bonne manière de lui parler. La terrifier se révélait assez productif sur le court terme mais ça l'épuisait, et lui aussi, d'ailleurs, car il se devait de recommencer à chaque fois – étourdie ou juste par esprit de contradiction, elle semblait oublier qu'il était censé lui faire peur. Malgré ses airs de paysanne béate, elle restait d'une curiosité vive et d'une intelligence qui ne demandait qu'à en savoir plus – cela le navrait énormément que de voir tout ce potentiel gâché par des idiots comme Krauss et ses sbires ; Muller et Zallmann qui s'échinaient à lui faire rentrer l'allemand à coups de lexiques insipides alors que tout ce qu'il lui fallait, c'était juste une méthode qui l'impliquerait d'avantage – associer les objets réels et leurs noms, par exemple, c'est ce qui avait marché pour lui quand il apprenait encore à lire. Tout cela, il l'aurait bien expliqué en personne, mais une fois de plus, ils le tenaient à l'écart comme ils le feraient avec un risque de pneumonie. Tant pis pour eux. C'était tout de même dommage. Il aimait bien lui parler, en fin de compte. C'était encore plus facile que de la frapper.

Durant le mois suivant, il n'eut pas de véritable conversation avec elle. Leurs interactions se bornèrent à de longues entrevues dans le bureau de Krauss, toujours en présence de Zallmann, dont le bras guérissait encore plus lentement que sa propre jambe, et de Muller, bien sûr, en permanence assise à côté d'elle. Krauss posait les questions, il traduisait, elle répondait et il traduisait encore, ponctuant ses phrases de bâillements et s'allumant une cigarette tous les quarts d'heures. Le Comité voulait absolument tout savoir, non pas sur elle, mais sur ce qu'elle était capable de faire. Les ombres, l'œil-dieu, ils n'avaient que ça à la bouche. Ils posaient des questions sans jamais rien lui expliquer et il voyait bien que cela la terrifiait. C'était cette peur qui la rendait dangereuse, non pas sa capacité extraordinaire. Il n'en dit jamais rien.

Et ça ne s'arrêtait jamais.

Devait-elle fermer les yeux pour parler aux ombres ?

Et ses yeux à elle, ceux d'une créature mortifiée, flottant à la surface d'un marais sans fond, figés et bleus comme un cauchemar.

Lui répondaient-elles ? Dans quelle langue ?

Alors, devait-elle fermer les yeux ?

Oui ?

Non ?

Allez, réponds, oui ou non ? Oui ? Pourquoi ?

Krauss avait fini par ne plus lui reprocher de fumer dans son sacro-saint sanctuaire et cela lui manquait presque. Il écrasait ses mégots dans un cendrier de cristal posé dans un équilibre précaire sur l'accoudoir.

Au bout de la sixième séance de cet interrogatoire imposé, même en l'absence de coups, elle finit par éclater en sanglots à la plus grande surprise de tout le monde – sauf de la sienne, bien entendu. Ça ne servait à rien de lui parler comme ça. Ça n'allait pas marcher.

— Bon, ça suffit pour aujourd'hui, déclara Krauss en ignorant superbement les pleurs qu'elle s'efforçait de ravaler. On reprendra demain.

Zallmann partit en marmonnant un vague prétexte. Muller entoura les épaules de la gamine dans l'espoir de la réconforter et quand elle la repoussa avec fermeté, elle haussa les sourcils avec surprise.

— Vous êtes peut-être psychiatre, lui déclara von Falkenstein en posant le cendrier plein sur la table basse avant de se lever. Mais vous restez une pauvre conne complètement aveugle.

— Oui, oui, dit-elle en balayant son intervention d'un geste las.

L'entendant s'exprimer sur un autre ton que celui, impersonnel et spectral, qu'il s'efforçait d'adopter lorsqu'il s'agissait d'interprétariat bête et méchant, la gamine leva immédiatement la tête.

— Dites-leur d'arrêter de me poser des questions, le supplia-t-elle en s'essuyant les paupières. Dites-leur qu'en plus de me faire peur, ça me donne envie de leur infliger la même chose qu'à ce pauvre lapin.

— Même à ton amie ? s'enquit-il, sarcastique.

— Qu'est-ce que vous lui dites ? demanda immédiatement Muller, sur le qui-vive.

La gamine l'ignora. Hocha de la tête d'un air coupable.

— Je crois qu'elle ne veut plus vraiment partager votre chambre, dit von Falkenstein. Fais-le, reprit-il en russe. N'en retourne pas un complètement, mais fais-lui assez mal pour qu'ils comprennent.

— J'ai trop peur, dit-elle. Ça va être dégoûtant.

— En allemand s'il vous plaît, s'irrita Krauss à son tour.

Von Falkenstein le gratifia de son plus bel air indifférent.

— Fracasse la table, conseilla-t-il à la gamine. Ça va faire du bruit, peut-être que ça va suffire. Tu vas voir les têtes qu'ils vont faire.

— On vous a dit de parler allemand en dehors des questions complexes, intervint Muller, désormais aussi rouge que les rideaux de la salle. C'est bon, elle comprend assez, maintenant.

— Oui, oui, répliqua von Falkenstein en imitant son geste agacé d'auparavant.

Il s'accouda au dossier du fauteuil qu'il venait tout juste de quitter, attendant. Les mains croisées, elle avait de nouveau baissé la tête et ce n'était pas pour cacher ses larmes, mais pour se concentrer.

— C'est quand tu veux, dit-il.

— En alle... commença à crier Krauss.

Il fut coupé dans son début de gueulante par l'assourdissant craquement qu'émit le verre trempé de sa propre table basse. Elle se plia comme un accordéon, arrosant le tapis couteux de nombreux et tranchants éclats de verre. Muller en bondit littéralement de sa banquette. Une lame transparente avait cloué son jupon à l'un des pieds en bois du meuble.

Krauss se plaqua une main sur la bouche pour s'empêcher de gémir de terreur. Croisant son regard écarquillé, von Falkenstein n'y tint plus et éclata d'un rire sonore, s'avachissant sur le dossier du fauteuil sur lequel il s'appuyait toujours.

— Ania, prononça Muller avec une voix blanche qu'elle s'efforçait de rendre sévère. C'est pas bien. Il faut pas faire ça.

— Sinon quoi ? demanda l'intéressée dans son allemand approximatif.

— Oui, c'est vrai, ça, dit von Falkenstein, qui en riait encore à s'en fendre les côtes. Sinon quoi, Muller ? Vous allez me demander de lui en mettre une, peut-être ? Parce qu'elle a fracassé un meuble ?

— Ma table basse, s'écria Krauss, elle a fracassé ma table basse, Hans ! Il y avait une gravure tibétaine à l'intérieur !

— Vous n'avez plus qu'à renvoyer Zallmann vous en chercher une autre, je suppose, dit-il en reprenant enfin son souffle.

Cela ne fit rire ni Krauss ni Muller. Seule la gamine arborait un demi-sourire à la fois fier et gêné. Von Falkenstein prit encore quelques secondes pour se calmer complètement. Ce fut difficile. Les expressions effarées de Krauss et de sa ridicule assistante, dont la jupe était toujours clouée par un morceau de verre à la banquette étaient de loin l'une des choses les plus hilarantes qu'il ait jamais vues.

— C'est vous qui lui avez demandé de faire ça, comprit Muller en fronçant des sourcils dans une grimace dégoûtée. Parce que vous avez dix ans et demi.

— Oh ça va hein, rétorqua-t-il en se redressant. En attendant, je suis le seul à voir l'évidence.

— Moi, tout ce que je vois, c'est que je n'ai plus de table basse, cracha Krauss, qui commençait peu à peu à reprendre des couleurs.

— Quelle évidence ? demanda Muller, dont la curiosité finit par l'emporter sur la colère.

— Elle s'ennuie, affirma von Falkenstein en pointant la gamine du doigt. Et quand elle s'ennuie, elle a envie de tous vous tuer. Croyez-moi, je sais très bien de quoi je parle.

Un silence abasourdi accueillit sa déclaration. Mortifiée, Muller regardait sa protégée comme si elle venait de découvrir que son chiot préféré avait la rage et qu'il fallait le faire piquer. Le crâne posé sur l'appui-tête en cuir, Krauss fixait le plafond d'un air triste, encore pas tout à fait remis de sa perte irremplaçable.

— Voilà pourquoi vous êtes une pauvre conne, assena von Falkenstein à l'adresse de Muller. Parce que vous l'avez prise pour votre sœur, ou je sais pas, la fille que vous n'êtes pas près d'avoir, à moins d'aller dans un Lebensborn ou de payer quelqu'un pour vous engrosser. Mais elle est pas comme vous, Muller ! C'est pas parce que vous allez la nourrir et lui donner votre lit qu'elle ne va pas finir par vous arracher la main !

Elle ouvrit la bouche.

— C'est la base quand même ! poursuivit-il, coupant court à toute protestation. Manger, dormir, d'accord, mais ça suffit pas. Gottverdammt, vous êtes sûre que vous avez fait des études ? Ou même, vous avez jamais eu de chat ? De chien ?

— C'est pas un chien, dit simplement Muller en serrant des mâchoires.

— C'est juste une image, soupira-t-il. Mais vous avez raison. Les chiens ne cassent pas de tables basses juste en les regardant. Et puis, franchement, lui inculquer l'allemand avec des dictionnaires ! Alors qu'il suffit juste de l'amener dehors !

— Expliquez-vous clairement, exigea alors Krauss, qui avait fini par faire le deuil de son mobilier. Où est-ce que vous voulez en venir ?

— Nulle part, dit von Falkenstein. Je vous fais juste remarquer que vous vous y prenez comme des manches à balai et que si vous continuez comme ça, elle va vous casser bien plus qu'une table.

— Non mais je vous en prie, renifla Muller en croisant les bras sur sa poitrine, pleine d'une morgue insupportable. Éclairez-nous. Ça va être quoi, je me le demande ? Des gifles et encore des gifles ? Que c'est original. Vous avez pas fini dans la SS par hasard, c'est quand même incroyable.

— D'une, expliquez-moi le rapport entre ce que je dis et mon uniforme, répondit von Falkenstein, qui ne comptait pas se laisser démonter aussi facilement. Et de deux...

— Absolument aucun rapport, Hauptsturmführer, dit Muller en levant les yeux au ciel.

— De deux, reprit-il en ignorant son intervention, c'est juste une question d'éducation. C'est quand même le fondement de l'hygiène ra...

— Ohoho, gloussa Muller d'un rire froid, lui coupant encore la parole. Tous aux abris ! Viktor, cachez-vous sous la table, on est en pleine alerte PME !

Krauss la jaugea d'un air de complète incompréhension.

— Laissez tomber, lui conseilla Muller avec un soupir contrit. Allez-y. On est toute ouïe, pour une fois, reprit-t-elle à son adresse. Qui sait, vous allez peut-être même sortir quelque chose de pertinent, ça nous changera !

Von Falkenstein se mordit l'intérieur de la bouche pour ne pas l'arroser des plus belles insultes qu'il connaissait en austro-bavarois.

— Bref, tout ce que je dis, c'est que vous ne l'élevez pas correctement, résuma-t-il.

— Ah, dit Krauss, visiblement peu intéressé. Et comment on devrait faire, à votre avis ? L'amener dans la forêt respirer du bon air ? L'élever comme vous, peut-être ? Quand on voit ce que ça a donné, vous nous excuserez de ne pas vouloir reproduire les mêmes erreurs. Mais merci pour la suggestion.

De frustration, von Falkenstein décocha un coup de botte dans les piteux restes de la table basse, ce qui fit sursauter tout le monde, y compris la gamine.

— Qu'est-ce qu'on disait, commenta Muller. Complètement inadapté !

— Vous allez avoir des morts, les prévint von Falkenstein d'une voix qu'il s'efforça de maîtriser. Dans trois mois, voire moins ! Mais d'accord ! Plus mon problème !

— Hans, dit Krauss en se penchant un peu en avant. Occupez-vous de l'hygiène raciale et laissez-nous gérer le reste.

Il se retint à grand peine d'hurler. Cela n'allait guère l'aider sur le moment. Il songea à enfoncer l'une des figurines si chères à Krauss dans sa face de rat fripé, comme Lutz l'avait fait avec sa propre dague. Cela non plus n'était pas un argument pertinent. Il s'efforça de ravaler sa contrariété. Ce fut difficile. Si compliqué qu'il préféra quitter les lieux au pas de course – enfin, essayant de marcher vite, plutôt, car sa jambe lui faisait encore un mal de chien – s'éloignant de plusieurs mètres avant de laisser éclater ce qui lui brûlait le palais.

Il ne s'arrêta que lorsque, effrayé par le boucan qu'il faisait en braillant, Gebbert passa une tête en bout de coursive pour lui demander pourquoi il hurlait comme ça.

*

Contre toute raison et tout bon sens, il reprit le sport dès la fin du mois, se faisant saigner régulièrement. Il finit par trouver des fils en boyaux suffisamment solides pour ne pas que les sutures sautent à la moindre contrariété. Il n'avait pas non plus retrouvé l'opinel.

La douleur eut l'avantage de l'épuiser assez pour qu'il puisse redormir correctement. Il mangea ses cinq repas quotidiens et se ménagea juste ce qu'il faut pour que la cicatrisation poursuive son cours. Deux semaines plus tard, il se débarrassait enfin de la béquille et des regards sournois qui collaient dans son dos, car à part lui et l'entourage immédiat de Krauss, personne ne connaissait la cause réelle de son accident. La présence de la gamine soulevait des questions, bien entendu, mais grâce à Zallmann, tout le monde avait fini par se convaincre qu'il s'agissait juste d'une russe que le lieutenant Jensen avait ramené, pris de pitié. L'explication collait bien à l'énergumène. Au front, von Falkenstein avait vu ceux comme lui pleurer sur leurs propres victimes, frappés par un soudain assaut de Sturm und Drang qui pouvait les rendre fous. Ou les inciter à se poignarder l'œil avec leur propre dague, aussi.

Décembre commença tout comme novembre, dans le brouillard. 

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