6 Ania
Elle mit une bonne semaine avant d'accepter de remettre les pieds dehors. Anneliese ne se formalisa aucunement de son attitude. Elle la laissa pleurer dans le lit de tout son saoul, chaque matin, jusqu'à ce qu'épuisée, elle ne plonge dans l'apathie et le sommeil. Elle la forçait à prendre une douche par jour, la déshabillant et la savonnant parfois elle-même. Un soir, elle céda même à ses multiples suppliques et revint avec un petit flacon rempli d'une substance trouble et, à l'aide d'une pipette, elle fit tomber deux gouttes amères sur sa langue tendue. Elle refusa de lui expliquer ce qu'était le Véronal, mais Ania se sentit bien mieux le lendemain ; mieux au point de se lever avant midi et de manger un peu en bavardant avec elle. Elle savait que sans Anneliese et sans ce médicament, elle se serait jetée sur la première occasion pour s'aider à mourir, car Anneliese ne pouvait la surveiller en permanence, pas avec Nina à l'infirmerie et qui avait bien plus besoin de son amie qu'elle. Ania avait voulu rouvrir ses anciennes cicatrices d'une manière définitive, mais quand Anneliese n'était pas là, c'était le chat qui l'avait fait changer d'avis. Depuis quelques jours, il s'introduisait dans la chambre à chaque fois qu'il le pouvait. Il dormait alors avec elles, lové contré Ania, elle-même lovée contre le dos d'Anneliese et cette chaleur conjuguée l'empêchait de défaillir complètement.
À force de la harceler avec les bienfaits du grand air, de l'exercice et le retour timide du beau temps, Anneliese parvint peu à peu à la persuader de les accompagner, Dahlke et elle, au hameau adjacent. Ania monta dans la voiturette empruntée au mince parc automobile de l'Institut, sentant une joie discrète lui saisir le cœur à la simple idée de quitter ces murs, même l'espace d'une courte après-midi. Elle n'avait été à Illwickersheim qu'à deux reprises, pour le marché de Noël et pour passer la nouvelle année dans l'unique auberge-hôtel du village. De cette dernière escapade, elle ne conservait qu'un souvenir amer et terrible.
Ce début du mois de mai avait fait refleurir toute la place centrale. Une vie tout à fait ordinaire animait la bourgade, dans un décalage surréaliste avec ce qu'elle connaissait de l'Institut, pourtant si proche.
Elle essaya de s'en imprégner jusqu'à l'oubli. Elle ne voulait pas repenser à la première casemate en bois, encore dépourvue de toiture, que les prisonniers avaient achevé de construire, ni à l'épaisse section de grille barbelée qu'ils étaient en train de hisser à la verticale alors qu'elle sortait du bloc médical en compagnie d'Anneliese ; elle ne voulait pas repenser aux aboiements des chiens de garde et à leurs propriétaires postés autour d'eux en permanence, ni au visage exsangue de Nina, allongée dans un lit triste au sein d'une pièce plus triste encore malgré la profusion de fleurs et dont le corps inerte était toiletté au quotidien par Anneliese et Karolina. Elle n'ouvrait jamais les yeux plus de quelques minutes et quand elle le faisait, elle se mettait toujours à pleurer, mais Ania avait entendu le docteur Hoffmann affirmer que c'était normal, qu'elle était hors de danger désormais, bien qu'encore secouée.
Quant à von Falkenstein, elle ne lui avait pas parlé, ni même vu depuis la nuit de l'arrivée de la Liebstandarte. En passant dans la coursive avec Anneliese, elle n'avait trouvé que la porte close de son bureau et n'avait osé poser plus de questions à son amie. La seule bribe d'information qu'Anneliese daigna de lui communiquer à son sujet était qu'Hoffmann et lui s'étaient violemment disputés, à propos d'une obscure affaire d'insubordination. Ania s'en fichait pas mal. Elle se demandait juste si cet énième traitement par le silence allait encore durer longtemps, car il la terrifiait encore plus que les réminiscences vivides des exécutions qui la hantaient chaque nuit depuis. Il s'agissait là d'une dépendance affective obsessionnelle, malsaine, et le reconnaître ne l'aidait en rien, ça ne lui permettait pas de se sentir mieux, alors elle s'était résolue à ne plus essayer de s'en défaire et à subir.
C'est alors qu'ils arrivaient à proximité de la minuscule pharmacie de la bourgade qu'Anneliese lui révéla enfin la vraie raison de leur sortie. Le docteur Hoffmann avait oublié de s'occuper de l'approvisionnement des réserves de l'Institut. Le fournisseur habituel de l'Ahnenerbe, IG Farben, annonçait un délai que Vogt avait jugé inacceptable, si bien qu'il s'était empressé de signer une réquisition exceptionnelle, confiée en mains propres à von Falkenstein, qui – d'après Dahlke, en tout cas – l'avait lue en la tenant à un mètre de son visage avant d'émettre un commentaire dégouté et de la jeter en direction de l'infirmier, qui avait dû la ramasser au sol. Voilà qui expliquait au moins pourquoi Dahlke était resté en tenue et avait arboré un air malheureux tout le long du trajet.
Elles le laissèrent donc à sa corvée d'extorsion au seuil de l'officine, Anneliese lui jurant que ça allait bien se passer pour lui et qu'elles le retrouveraient un peu plus tard avant d'entraîner Ania chez la couturière toute proche. Celle-là même qui avait autrefois vendu ses belles pièces de tissu et ses étoles lors du marché hivernal. Elle allait lui trouver une robe pour les beaux jours, lui expliqua Anneliese en la poussant à l'intérieur, et Ania sourit sans y mettre du sien. Ce cadeau inattendu n'avait que pour seule fonction de lui faire oublier la façon dont on la traitait à l'Institut, qu'Anneliese en ait conscience ou non n'y changeait rien. Ce n'était pas grave. La boutique proposait beaucoup de jolies pièces, plutôt coûteuses, et quand Ania le lui fit remarquer, Anneliese lui dit de ne pas s'en inquiéter, qu'elle avait tout l'argent nécessaire pour lui faire plaisir, que Dahlke participait aussi (adorable de sa part, pensa-t-elle sans le dire) et que ça faisait plusieurs semaines qu'elle mettait un peu de son salaire de côté dans cet unique but et Ania n'en crut pas un mot. Anneliese détournait les yeux en affirmant cela, préférant se cacher dans l'examen faussement attentif des robes d'été à imprimés floraux, alors elle mentait.
Ce n'était pas son argent à elle. Cet argent-là venait d'une liasse refermée par une pince à billets sophistiquée, une liasse gardée en permanence dans une vareuse qui n'était pas celle de Dahlke ; tout ce qu'elle recevait, tous les traitements de faveur auxquels elle avait le droit, tout cela portait son empreinte à lui, cette empreinte intrusive et contrôlante qui la rendait à la fois folle de rage, reconnaissante et humiliée en permanence. Même en étant absent de son entourage immédiat, il employait celui-ci pour le lui rappeler. Il se servait même d'Anneliese. Anneliese qui ne pensait probablement pas à mal, qui souhaitait juste l'éloigner un peu de son quotidien, se disant que l'inciter à se choisir une adorable robe lui changerait les idées.
Et c'était vrai, et ça marchait, elle les aimait beaucoup, ces robes, il lui serait difficile d'en désigner une qui lui plaisait plus que les autres, et bien malgré elle, elle se laissa entraîner au jeu des essayages, elle se dérida, elle se surprit à rire, à tournoyer devant la glace, à échanger des commentaires enjoués avec Anneliese, à apprécier ce moment d'une banalité exquise et à oublier à qui elle devait véritablement cette joie éphémère, à oublier qu'elle devrait rentrer une fois le soir venu, à passer une fois de plus à proximité du camp sinistre qui poussait aussi vite qu'une pourriture sur un fruit blet ; à oublier que la nuit d'avant, elle songeait encore aux corps inertes entassés les uns sur les autres et à la meilleure méthode à employer pour se lacérer les veines. Cet état d'euphorie, elle l'accueillit comme un vieil ami pressé de repartir.
Son choix tomba sur une robe midi d'un bleu lavande très clair, parsemée de minuscules marguerites blanches que lui avait déniché Anneliese, coupée dans une matière de qualité et refermée par une ceinture de tissu qui lui soulignait la taille ; elle en aima immédiatement la sensation contre sa peau, le col en V peu prononcé terminé par une ligne de boutons et les manches courtes. Elle se sentit très jolie dedans et ne la retira qu'avec regret pour que la gérante puisse l'emballer dans un papier imprégné d'une odeur de naphtaline.
Bien décidée à prolonger cet instant de fête, Anneliese l'amena à la boulangerie et la laissa prendre ce qu'il lui faisait plaisir avant qu'elles ne s'installent à l'extérieur en attendant Dahlke, qui n'était toujours pas ressorti de la pharmacie.
— Je me demande ce qui lui prend autant de temps, s'inquiéta-t-elle en sirotant sa limonade.
Ania, qui avait opté pour un chocolat viennois, son préféré depuis qu'elle l'avait goûté en arrivant à l'Institut, haussa des épaules.
— C'était une longue liste, répondit-elle. Quarante-trois médicaments différents, il l'a dit. Durant tout le trajet. Il a dû le répéter au moins... quarante-trois fois.
— C'est vrai, admit Anneliese sans cesser de lorgner les portes closes de l'officine à l'autre bout de la placette. Tu crois que je devrais aller quand même y jeter un œil ? Pour vérifier où il en est ?
— Il doit en être au trente-trois, dit Ania, ce qui la fit rire.
— Ça fait du bien de quitter cet endroit, commenta Anneliese en renonçant à s'enquérir du fastidieux travail d'inventaire de Dahlke.
Elle brûlait pourtant d'y aller. Difficile pour Ania d'ignorer l'emphase qu'elle mettait en mentionnant son collègue infirmier, ni la complicité discrète qui rythmait leurs échanges au quotidien. Elle ne pouvait l'en blâmer. Selon elle, tout comme Anneliese, Dahlke ne portait aucune sorte de mal en lui. Il lui rappelait un peu Gebbert dans sa manière d'être et de se comporter, bien qu'il soit moins démonstratif et débonnaire. Quelqu'un que l'Institut n'avait pas réussi à dévoyer, pas encore. Le fait qu'il ait été l'assistant du docteur Vogt, cette espèce de monstrueux personnage à l'expression vide, même pendant quelques courtes semaines, lui paraissait plutôt extraordinaire. Plus extraordinaire encore, c'est que même von Falkenstein l'appréciait, lui qui avait la réputation de n'apprécier personne à part lui-même. C'est vrai qu'il était gentil et charmant, Dahlke, avec cette simplicité directe si caractéristique des gens droits. En grattant les restes de crème mousseuse au fond de son verre, Ania se surprit à se demander si Anneliese n'était pas en train d'en tomber amoureuse, dans un silence secret et jaloux, car il était marié, Dahlke, tout comme l'Untersturmführer Siegler du Marienhospital ; enfin, pas encore marié, mais presque, ça ne saurait tarder, c'était connu de tout le bloc médical. Tout de même, fiancé ou pas, Dahlke c'était mieux que Siegler, moins glauque, plus naturel, c'était ce que méritait Anneliese. Elle avait quitté sa cornette sévère en même temps que le Marienhospital, lui préférant le chignon et Ania la trouvait plus belle que jamais. Elle lui enviait aussi sa légèreté, cette facilité qu'elle avait à se lier aux autres et les mignons regards qu'elle échangeait avec Dahlke car elle savait que ça, au contraire des belles robes, elle ne l'aurait jamais. Elle ne l'aurait jamais parce qu'on ne la laisserait pas l'avoir, jamais, jamais on ne lui permettrait ne fut-ce que de songer à aimer quelqu'un, même de loin, même sans le manifester, même sans savoir ce que ça voulait vraiment dire ; elle en avait pourtant très envie, ça la rongeait comme de l'acide, écorchant son âme déjà bien abîmée et elle n'y était jamais parvenue. À chaque fois qu'elle en apercevait un qui aurait pu lui plaire, qui aurait pu déclencher une petite étincelle de chaleur dans son cœur troué, elle regardait ses mains et ne voyait que ses mains à lui, lui clouant les épaules, la clouant elle, elle qui avait si envie de vivre, malgré tout.
— J'ai oublié de te donner ça, déclara alors Anneliese, l'arrachant à sa soudaine mélancolie.
Elle plongea la main dans son sempiternel tablier de travail qu'étourdie par la perspective de la promenade elle avait oublié de retirer. D'abord perplexe en prenant l'écrin bleu sombre glissé vers elle, elle ne put masquer sa surprise puis son ravissement en l'ouvrant, reconnaissant immédiatement le médaillon qu'elle avait porté depuis sa naissance, l'unique objet précieux dont l'avaient gratifiée ses géniteurs depuis longtemps perdus dans sa mémoire. Le récupérer l'emplit d'une sérénité rare. Elle le croyait perdu depuis des mois. Anneliese l'avait-elle retrouvé au hasard de ses rondes à l'infirmerie avant de le faire réparer, par elle ne savait quelle magie dont elle la soupçonnait être capable ? Avec, prier lui serait plus facile.
— Merci, lui dit-elle, la gorge nouée par l'émotion. Où est-ce qu'il était ?
Anneliese ne répondit pas, lui servant un demi-sourire empli de tristesse. Au même moment, jouant avec l'écrin entre ses doigts, Ania avisa la discrète dorure formant le nom de l'artisan. Menger & Fils. Elle se souvenait parfaitement de cette boutique. Son bonheur prit aussitôt une teinte amère. Elle claqua la petite boîte en silence et remarquant sa gêne soudaine, ne souhaitant pas s'appesantir sur la provenance de ce second présent inattendu, Anneliese s'empressa de l'aider à refermer la chaîne derrière son cou. Retrouvant la sensation apaisante du métal contre sa peau, Ania cacha la croix bien à l'abri sous son chemisier, se promettant de ne jamais la mettre à la vue de quiconque.
*
Elle rentra à l'Institut la tête emplie de soleil, de chocolat chaud et d'une impression d'irréalité qui l'accompagna jusqu'à tard dans la nuit. À sa propre surprise, elle émit le souhait de réintégrer sa propre chambre. Après s'être assurée qu'elle n'hésiterait pas à venir la chercher si un accès de chagrin la reprenait, Anneliese ne chercha pas à la retenir. Attrapant le chat qui traînait à ce moment-là dans le couloir et s'enfermant ensuite à double tour, Ania se retrouva donc seule pour la première fois depuis des jours. Cette solitude ne lui fit pas si peur qu'auparavant ; la veille, elle avait réussi à subtiliser le flacon de Véronal dans la table de chevet d'Anneliese pendant que celle-ci se rendait aux commodités. Ce vol l'avait emplie d'un mélange de culpabilité et de soulagement aussi amer que la substance. Elle n'en prendrait que si elle ne pouvait faire autrement. Ce narcotique-là l'assommait bien moins que la méthadone. Deux gouttes pour dormir au besoin, se promit-elle. Debout à la fenêtre, caressant le doux poil de Gustav d'une main distraite, elle examina la quantité restante à la lumière. Le flacon était aux trois-quarts plein. Si elle l'avalait d'une traite, elle était sûre de ne pas se réveiller le lendemain. Aujourd'hui avait été une bonne journée, si bien que cette perspective la tentait un peu moins qu'hier. Malgré tout, cela la rassurait que d'avoir cette échappatoire à proximité. Elle qui ne décidait de rien ici, même pas de ce qu'elle devait porter au quotidien, elle pouvait néanmoins décider comment et quand mourir et cette seule idée parvint à la revigorer pour tenir quelques mois encore. Lassé de ses papouilles, Gustav lui mordit la main, assez fort pour faire perler le sang et elle faillit en lâcher le flacon, qui n'aurait pas manqué de se briser sur le sol.
— Aïe, dit-elle en portant la minuscule plaie à sa bouche pour en éponger l'écarlate. Il ne faut pas faire ça, Gustav. Ça fait mal.
Indifférent à sa tentative de raisonnement, l'animal lui livra un miaulement plaintif et sauta du rebord de la fenêtre jusqu'au lit, où il se promena, s'arrêtant pour renifler la robe empaquetée, intrigué par l'odeur douceâtre de l'antimite qui s'en dégageait. Ania déposa le Véronal sur sa table de chevet, puis décida plutôt de le cacher sous son matelas. Il ne fallait surtout pas que von Falkenstein tombe dessus par malheur, car elle se doutait que cette découverte lui vaudrait le même genre de réaction qu'avec la méthadone. Une fois sa nouvelle robe déballée, elle l'accrocha sur un de ses rares cintres et ne put s'empêcher de l'admirer à nouveau, la collant à son corps devant le petit miroir de sa salle de bain. De sa vie, elle n'avait jamais rien possédé d'aussi coquet et d'aussi coûteux. En dépit du sentiment terrible d'impuissance qui était né en elle à la boutique, elle avait hâte de la porter. Même si ce n'était qu'au sein de l'Institut. Même si s'en revêtir revenait à accepter un peu plus la mainmise de von Falkenstein sur l'entièreté de son existence. Ce n'était qu'une robe et elle avait le Véronal.
Demain, elle en prendrait une goutte, juste une, juste une petite goutte de rien de tout pour se donner du courage, pour être calme, pour ne pas trop s'affoler, ne pas être trop tremblante quand elle irait le remercier car après tout on l'avait bien élevée, on l'avait bien éduquée ici à l'Institut et elle irait la tête basse, en espérant que ça suffirait à briser ce mutisme insupportable qui la hantait depuis des nuits et nuits.
*
Elle fit exprès de descendre le plus tôt possible, vers huit heures, réveillée par les ordres hurlés à l'extérieur deux heures auparavant. Des cris étouffés par la distance et les murs mais qu'elle avait assez entendus au cours de la semaine précédente pour savoir qu'ils marquaient immanquablement le début d'une longue et pénible journée pour les prisonniers construisant leur propre centre de détention. Cette harangue, souvent lancée par le Sturmführer Lutz en personne, annonçait de longues heures de raclements de pelle rythmés par le chant des scies, des marteaux et du tintement des seaux, quand ce n'était pas par le chœur désaccordé des polonais auxquels la Liebstandarte avait appris l'hymne national-socialiste, par jeu ou par dérision, elle l'ignorait. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle n'en pouvait plus d'entendre le Horst Wessel Lied quatre à cinq fois par jour, qu'il soit livré par les soldats de Lutz, ceux de Vogt ou les détenus et leur pidgin boiteux. Ce matin-là, heureusement, personne ne chantait à l'extérieur du bloc médical. Dans le silence de l'infirmerie, le froufrou de sa nouvelle robe lui parut indécent.
La porte de la cellule de Nina était entrouverte et en passant devant, elle tomba à nez à nez avec Dahlke et sa tête des mauvais jours, les bras chargés de fleurs à divers stades de décomposition, dont les couleurs fanées et l'odeur douceâtre juraient étrangement avec son uniforme vert-de-gris.
— Ah c'est toi, constata Dahlke. Bien matinale, dis, qu'est-ce qui t'arrive ?
— Rien, répondit Ania en essayant de regarder par-dessus son épaule.
À l'intérieur de la chambre médicale, elle eut tout juste le temps d'apercevoir une Nina qui avait l'air plus alerte, plongée dans un discret conciliabule avec le docteur Vogt. Avant que Dahlke ne referme le panneau d'une main encombrée, elle crut entendre Nina pleurer.
— Mais ne reste pas plantée-là, la houspilla-t-il alors en déchargeant une partie des fleurs corrompues sur elle. Aide-moi, plutôt ! Avant que je ne me transforme en pot-pourri humain !
Comprenant que ce n'était qu'un prétexte pour l'éloigner de là, Ania ne broncha pas et le suivit donc à l'extérieur, essayant de ne pas tapisser l'intégralité du couloir de feuilles et de pétales racornies. Dahlke l'amena en direction du potager laissé à l'abandon et se retrouvant face à la Mercedes installée cahin-caha à cheval entre un plant de tomates et une rigole, elle se demanda s'ils espéraient voir la voiture germer.
— On va la faire treuiller, expliqua Dahlke en en faisant le tour. Un jour. Ouvre le coffre, tu veux ?
— Mais, dit Ania, qui n'aimait guère s'approcher de l'imposante voiture noire et son drapeau rouge planté à l'avant. Elle n'est pas verrouillée ?
— Ouvre le coffre, je te dis ! Tu vois bien que j'ai les mains prises.
Coinçant son épineux fardeau sous le bras en se gardant bien de ne pas écorcher sa robe toute neuve, Ania leva le haillon sans grande envie et avec un soupir de soulagement, Dahlke y déversa les malheureuses compositions florales comme s'il s'agissait d'un composteur. Il dut remarquer son air dubitatif car il dit :
— Crois-moi, elle a vu pire que des fleurs mortes et au moins, avec ça, elle arrêtera peut-être de puer la clope, la pauvre.
— Comment ça, pire que des bouquets ? demanda Ania en y jetant les fleurs à son tour.
— Oh, laisse. Ce n'est pas une histoire pour toi, répondit Dahlke en refermant le coffre d'un geste agacé. C'est ça, alors, la robe qu'Anneliese et toi vous avez choisi ? Elle est très jolie. Elle va avec tes yeux. C'est quoi ça, lavande ?
— Oui, dit Ania. Merci, c'est gentil.
Ils repartirent vers le bloc médical. Elle essaya de ne pas trop dévisager les gardes de la Liebstandarte et ceux qu'ils surveillaient ; elle ne put s'empêcher de noter que Dahlke avait l'air tout aussi mal à l'aise qu'elle. C'était surprenant. À part le casque et les armes, ils avaient le même uniforme.
— Pourquoi ce n'était pas une histoire pour moi ? demanda-t-elle à mi-chemin, tenaillée par la curiosité.
— Une nuit, il a oublié de la verrouiller au Marienhospital et le lendemain, on y a retrouvé une belle flaque de gerbe, deux bouteilles vides et des tâches de, euh, d'autre chose. Il a dû faire changer tout le revêtement de la banquette arrière et on n'a jamais su qui était le ou les coupables. Je le tiens d'un certain Untersturmführer Siegler.
— Ah, oui, je le connais, lui, dit Ania. Je le trouve bizarre et répugnant. Plus qu'une histoire de flaque de vomi. C'est peut-être lui le fautif, alors.
Dahlke éclata d'un rire bref avant de reprendre son sérieux.
— C'est vrai qu'il est étrange, mais ce genre de crasses, ça ne lui ressemble pas. Mais va surtout pas dire à Anneliese que je t'ai raconté ça, ajouta-t-il, sinon elle va me tuer.
— Promis, dit Ania. Nina va bien ?
— Ça va, répondit Dahlke et à son expression, elle sut qu'il était malavisé de demander plus de détails. Elle va s'en remettre.
Ça sonnait faux. Ania préféra changer de sujet. Ce détour, en plus du Véronal, avait quelque peu étouffé son anxiété, dont elle sentit à peine la brûlure quand ils arrivèrent non loin du bureau où officiait généralement von Falkenstein. Contrairement aux autres jours, la porte en était entrouverte. Ania ralentit sans oser jeter un œil par l'interstice.
— Il est là ? demanda-t-elle à voix basse.
— Aucune idée, répondit Dahlke en s'arrêtant à son tour. Je ne le croise pas beaucoup en ce moment. Mais on va vérifier, regarde.
— Non, ce n'est pas... se mit à balbutier Ania, trop faiblement pour qu'il l'entende.
— Alors, ça pionce ? s'écria Dahlke en mettant un solide coup de pied dans la porte et celle-ci s'ouvrit avec fracas.
À l'intérieur, nulle trace de von Falkenstein. Seul un jeune homme en tenue grise et terne aux cheveux de miel en fit tomber son balai, se figeant sous le coup de la surprise, puis arborant une expression terrifiée à la vue de Dahlke. Un hématome violacé fleurissait sur une de ses pommettes.
— Oh, kurwa, lâcha-t-il en se baissant précipitamment pour ramasser son outil, une grimace de douleur lui traversant le visage. Entschuldigung, Herr Offizier, reprit-il ensuite dans cet allemand approximatif qui rappelait à Ania ses premières tentatives.
Dahlke fronça des sourcils, perplexe de voir un des polonais en dehors des limites du camp. Ania l'était un peu moins. Anneliese lui avait dit que l'un d'eux s'était retrouvé affecté à des tâches de petite main au sein de l'infirmière, car il avait eu des côtes cassées. C'était la première fois qu'elle le voyait. Il avait à peine deux ou trois ans de plus qu'elle et se tenait effectivement de travers, sûrement transi par la douleur.
— T'es qui, toi ? lui demanda Dahlke d'un ton qu'Ania jugea trop sec.
— Oh, répondit l'autre, les mains nerveusement crispées sur son manche en bois. Ja, Vadek. Lekarz, hm, befrein misch ?
— Quoi ? dit Dahlke, abasourdi par ce mélange de langues.
— Lekarz, c'est médecin je crois, intervint Ania, qui gardait encore quelques bribes de polonais en mémoire. Anneliese m'a dit qu'il y avait un... qu'il y en avait un qui allait faire le ménage et tout ça ici, pendant quelques semaines.
En l'entendant parler, le dénommé Vadek tressaillit et ne parut la remarquer qu'à l'instant. Son visage resta de marbre tandis que ses doigts enserraient le ramasse-poussière plus étroitement encore.
— Ah, dit Dahlke sans le lâcher des yeux. Et personne ne trouve ça dangereux, de le laisser comme ça tout seul et sans surveillance ?
— Vous avez peur qu'il tape le docteur Hoffmann avec son balai ? demanda Ania.
Elle était chagrinée par cette attitude hostile et inflexible qui n'allait pas du tout à Dahlke, car sur l'instant, elle le faisait beaucoup trop ressembler à von Falkenstein. À sa question, posée avec toute la naïveté dont elle était capable, il se rendit compte de l'absurdité de sa propre attitude et se radoucit un peu.
— C'est vrai qu'il y a assez de soldats ici pour maîtriser un petit rat armé d'une balayette, dit-il. Ne traîne pas trop dans le coin, cela dit. On ne sait jamais.
Il partit après lui avoir adressé un signe auquel Ania répondit d'un faible sourire. Son estime de Dahlke venait de baisser aussi abruptement qu'une marche ratée. Il n'y avait pas grande différence entre le jeune polonais et elle et pourtant, lui était traité avec une hostilité assumée alors qu'elle bénéficiait d'égards et d'indulgence. Elle n'était pas sûre que Dahlke ait conscience de ce décalage. Lui-même avait procédé à la froide sélection des plus faibles parmi les prisonniers la nuit de leur arrivée, ce qui ne l'empêchait nullement de se montrer amical et de plaisanter avec elle, dans une dichotomie horrible ; il savait pourtant d'où elle venait véritablement, qu'elle était le même genre de vermine que Vadek, ses côtes cassées et son balai.
Ce dernier n'avait pas bougé d'un pouce, toujours appuyé sur son outil, le souffle court et difficile ; elle peinait à imaginer l'effort que devait lui demander ce simple ménage avec des os brisés. Il s'accrochait pourtant, lucide quant au fait que la moindre incapacité, la moindre déficience, le conduiraient tout droit sous la terre grasse. Si elle ne possédait pas ce don qu'ils avaient jugé extraordinaire, elle aurait très bien pu être à sa place à cet instant-là et cela lui fit beaucoup de peine. Malgré sa maigreur et son teint blême bardé de bleus, c'était un beau jeune homme, à la carrure anguleuse propre à la paysannerie rustique, les mains déjà larges et caleuses, le cheveu clair semblable au sien, les yeux tout aussi bleus et le fait qu'ils l'aient décrété untermensch, rat, parasite, n'avait aucun sens pour elle car la seule différence qu'il présentait avec leurs affichettes raciales était qu'il était armé d'un balai et non d'un fusil.
— Fräulein, la salua-t-il enfin avec cette déférence craintive, tête baissée et yeux fuyants.
Cette considération pleine de frayeur la répugna. Jamais elle n'était parvenue à se sentir de la même espèce qu'eux, malgré ses papiers officiels et sa maîtrise de leur dialecte.
— Nie fräulein, répondit-elle, restituant son polonais approximatif. Ania. Je viens de, euh, Ukraine, en Russie.
— Oh, s'étonna Vadek en levant enfin le menton pour la fixer en face. Aniouchka ! Babouchka à moi venir de Kiev, ajouta-t-il dans un russe hésitant. Elle aussi, s'appelle Ania. Moins jolie que toi, par contre.
— Merci, dit-elle, ne sachant pas comment réagir, car Vadek ne souriait pas.
— Toi laisser moi, maintenant, reprit-il en se redressant avec grand-peine. Travail. Important.
Et sans plus de cérémonies, il se remit à épousseter le sol avec une lenteur à la fois comique et désolante, car le moindre mouvement un peu trop sec le faisait geindre et grimacer. Ania ne bougea pas. Elle en avait oublié ce pourquoi elle était venue ici en premier lieu.
— Ils t'ont donné des médicaments ? demanda-t-elle. Pour ne plus avoir mal ?
— Une fois, répondit Vadek sans se retourner. Au début. Infirmière qui s'occupe de moi après, hm, bagarre, très gentille. Donner un peu morphine. Une semaine déjà. Après plus rien. Arzt, dire que pas la peine, pas besoin pour balayer. Voilà.
— Lequel ? dit-elle, bien qu'elle se doutât de la réponse. Le vieux à la face rouge ?
— Non. Esse-esse, soupira Vadek en s'arrêtant pour reprendre son souffle.
— C'est un gros abruti. Il te faut quelque chose pour ta douleur.
— Eux pas donner, répondit-il. Gaspillage. Va, maintenant.
Ania fit semblant de ne pas l'entendre. Après s'être assurée que le couloir était aussi désert qu'à son entrée, elle referma un peu plus la porte et se tourna à nouveau vers Vadek, qui s'escrimait à épousseter un coin éloigné de ce sinistre bureau.
— Je peux demander un médicament pour toi, si tu veux, reprit-elle en s'adressant à son dos voûté. Cette infirmière, c'est mon amie.
— Mais t'es qui, d'abord, Ania d'Ukraine, dit-il avec une hargne montante, pour être amie avec des nemtsi ? Moi, venir ici pour travail, depuis Brzezinka, mais toi ? Amener toi pourquoi ?
Ne souhaitant pas lui livrer tout ça alors qu'elle le connaissait à peine, Ania préféra garder le silence, silence qu'il interpréta de travers et dit :
— Ah, d'accord. Eux beaucoup aimer filles de chez nous. Jolies, gentilles, comme toi. Eux apprécient, filles comme ça. Garçons aussi, parfois. C'est pour ça, moi pas mort là-bas, à Brzezinka. Suffit laisser faire. Mieux que mort. Lequel, c'est ?
Elle ne lui opposa qu'un mutisme farouche. Elle avait vite compris que malgré ses premières illusions, Vadek ne la reconnaîtrait jamais en tant que camarade. Pour lui, elle était tout aussi étrangère que ses geôliers et comment l'en blâmer ? Elle se baladait librement dans une robe flambant neuve et des chaussures de qualité tandis qu'ils le laissaient souffrir de ses fractures depuis des jours, vêtu d'une toile de jute grossière qui peinait à dissimuler son corps aminci par les privations.
— Moi aussi, j'ai été maigre comme ça, dit-elle dans l'espoir de s'attirer un peu de sa sympathie.
Vadek se contenta d'hausser des épaules sans rien dire. Renonçant à lui parler pour l'instant, elle eut soudain une idée qu'elle jugea brillante. Bien qu'elle n'eût aucune envie particulière de s'attarder dans cette pièce en désordre imprégnée d'une puanteur de tabac froid, elle s'approcha de la table de travail et commença à en ouvrir les nombreux tiroirs. Curieux de son manège, Vadek arrêta sa fastidieuse tâche une nouvelle fois et la regarda faire, la bouche entrouverte dans un mélange de peur et de perplexité.
— Tu fais quoi ? demanda-t-il à voix basse.
— Je cherche du chocolat, répondit Ania en promenant une main impatiente dans le tas de paperasse jeté en vrac dans le compartiment. Tu vas voir, c'est très bon.
Ses doigts tombèrent sur une enveloppe pas encore cachetée à destination de l'Autriche. Intriguée, elle en oublia le chocolat et la tira vers elle avant de regarder à l'intérieur. Il s'agissait de toute évidence d'un brouillon de lettre adressée à sa famille. Elle avait soudain très envie de la lire, mais comment faire, avec Vadek qui continuait à la fixer comme si elle venait de se mettre à danser tête à l'envers sur la table ?
— Toi folle, conclut-il, à la fois admiratif et inquiet. Voler dans bureau esse-esse. Complètement folle.
— Surveille le couloir, lui dit-elle d'une voix ferme. Le temps que je trouve le chocolat.
Se laissant enfin prendre à ce jeu risqué, Vadek clopina vers la porte entrouverte et y passa discrètement la tête le temps qu'elle termine ses recherches. Elle profita de son dos tourné pour enfourner la lettre dans l'une des poches de sa robe d'un geste vif et reprit son exploration. Sous un dossier en carton froissé, elle trouva enfin une de ces boîtes en ferraille rouge que von Falkenstein lui avait donné en Pologne. Celle-ci était à peine entamée. Un morceau de plus ou de moins ne ferait aucune différence, décida-t-elle.
— C'est bon, signala-t-elle à Vadek.
Encore méfiant, celui-ci revint vers elle et d'une main décidée, elle lui tendit le bout de chocolat et ce geste lui rappela son court et douloureux séjour dans la grange. À ce moment-là, elle avait extrêmement mal au thorax, tout comme Vadek maintenant.
— Très sucré, commenta-t-il après l'avoir mâché avec un soin exagéré. Tu es une folle gentille. Merci.
— Je demanderais à mon amie si elle peut te redonner un peu de morphine sans qu'ils le sachent, dit-elle en s'empêchant de tâter le papier froissé enfoncé dans sa poche. J'y vais maintenant.
Vadek eut un court hochement de tête, soulagé qu'elle s'en aille. Ania prit le soin d'ouvrir grand la porte en sortant et se demanda ce qui la prenait, tout à coup. Vogt avait été très clair sur l'utilité toute relative de ces nouveaux arrivants et voilà qu'elle se surprenait à essayer de sympathiser avec l'un d'entre eux. Ç'avait été plus fort qu'elle, pourtant. Depuis longtemps, elle désespérait de rencontrer quelqu'un qui lui ressemblait, qui avait traversé des tourments semblables aux siens et Vadek avait le même âge qu'elle, ou presque, alors elle n'avait pas pu résister. Elle espérait qu'elle aurait encore une occasion de lui parler. Combien de temps lui restait-il, avant qu'ils ne le jugent suffisamment guéri et qu'ils ne le renvoient à des corvées bien plus pénibles ? Il lui faudrait poser la question à Anneliese, ou même Dahlke, à condition de la formuler avec assez de désinvolture pour la faire passer pour anodine.
— Toi, croassa une voix enrouée alors qu'elle passait devant la chambre de repos de Nina.
Elle s'arrêta. Vogt avait disparu sans qu'elle l'entende repartir, trop occupée qu'elle était à discuter avec ce qu'elle espérait devenir un futur ami et Nina était désormais seule dans cette pièce dépouillée, emplie d'aigres miasmes de sueur que la fenêtre ouverte et les fleurs plus fraîches n'arrivaient pas à dissiper. Vêtue d'une blouse tâchée et empêtrée dans des draps d'une propreté tout aussi douteuse, Nina avait réussi à s'installer dans une position assise souffreteuse, ses mains enserrant la couverture pour s'empêcher de trembler.
— Viens, l'invita-t-elle avec une parodie de douceur dans l'expression.
Ania ne bougea pas. Le spectacle dément de Nina en train d'applaudir Lutz lors des exécutions et ses propres mains s'emparant ensuite de l'arme la hantait depuis des jours et elle n'était pas près de l'oublier.
— Tu veux que j'appelle Karolina ou Anneliese ? demanda-t-elle sans pour autant franchir le seuil.
Nina fit non de la tête. Ania soudain compte qu'elle ne voyait son ombre nulle part et son cœur se serra. Cela ne pouvait signifier qu'une chose.
— Tu devrais être morte, s'entendit-elle dire. Comme Jensen.
La face de Nina perdit le peu de couleurs qu'elle avait réussi à retrouver.
— Approche, siffla-t-elle en tendant une main crochue vers elle. Je voudrais m'excuser. Ce que tu as vu, ce n'était pas moi, mais je vais aller mieux bientôt, Augustus me l'a promis.
Ania n'avait absolument aucune envie de rejoindre cette créature malade et affaiblie, terrée dans son lit puant la transpiration et le désinfectant à l'iode.
— Il va te parler de moi, continua Nina et comme elle ne venait toujours pas, elle abaissa les doigts. S'il te plaît, dis-lui que la seule manière de me guérir, c'est de me tuer, pas de me... de me... garder ici...
La poitrine prise par un spasme, elle se tut, se plaquant les paumes sur le haut du torse pour s'empêcher d'éclater en sanglots. Une certaine indifférence s'empara d'Ania tandis qu'elle tentait de reprendre le contrôle de son souffle angoissé. Elle avait hâte de mettre fin à cette entrevue improvisée pour lire la lettre.
— Je dois aller manger, dit-elle en réponse au regard suppliant de Nina. Je vais demander à Karolina de venir te voir.
— Attends, gémit Nina. Quand Augustus te demandera pour mon ombre, dis-lui qu'il faut m'exécuter, je t'en conjure.
Cette demande démente la fit involontairement frissonner et elle ne trouva rien à y répondre, préférant s'échapper du seuil de cette antichambre nauséabonde en détournant le visage. Si l'ombre de Nina avait fini par s'introduire dans sa chair, voilà qui expliquait mieux son comportement lunatique. Elle ignorait pourquoi elle n'avait pas fini en morceaux sanguinolents à l'instar de Jensen. Peut-être que l'ombre de celui-ci, ce Gestalt qu'on gardait dans les sous-sols, était une exception ; elle n'avait pas envie de le savoir, contrairement à Vogt et à Krauss. Nina avait raison sur un point, cependant : elle ne tiendrait pas longtemps, avec cette présence contre-nature en elle, même si elle paraissait incapable de broyer son corps, elle pouvait toujours saccager son esprit et d'après ce qu'Ania avait vu l'autre nuit, elle avait déjà commencé. Vogt la croirait-il, si toutefois il venait à aborder ce sujet-là avec elle comme le lui avait affirmé Nina ? Elle n'en était guère persuadée. Ici, une seule personne la croyait sur parole quand il s'agissait du bojeglaz et elle n'avait pas vu von Falkenstein depuis des jours.
*
Après avoir subtilisé une pomme pas tout à fait mûre dans le panier que garnissait Karolina tous les matins, elle s'empressa de remonter dans sa chambre, aux aguets, priant pour ne croiser personne et tourna le loquet dans un claquement satisfaisant. Pouvoir s'enfermer quelque part, à l'abri de toute intrusion, lui paraissait d'un luxe indescriptible. Roulé en une boule soyeuse sur son coussin, Gustav s'était endormi et elle s'installa à côté sans oser le réveiller, s'appuyant contre le mur et ramenant ses genoux vers elle, la feuille subtilisée entre ses doigts tremblants. L'esquisse de lettre avait été rédigé de cette même écriture pointue et déliée que son passeport allemand. Elle commençait par un sobre « chers parents » et elle la lut aussi vite qu'elle en était capable, butant sur certains mots et dévorant le reste avec une avidité grandissante. Depuis qu'elle était tombée sur les photographies qu'il gardait dans son logement stuttgartois, s'introduire ainsi dans son intimité – si banale pourtant – l'emplissait d'une exultation obscure, malsaine, amère. Voler cette lettre était comme grapiller des miettes d'une vie qu'elle ne connaîtrait jamais et qu'elle ne pouvait qu'envier en silence. Cette correspondance ne contenait pourtant rien de bien intéressant, le récit succinct d'un quotidien édulcoré par le mensonge sans mention aucune de ce qui se passait véritablement à l'Institut et même – cela la déchira que de s'en rendre compte – sans l'évoquer elle, ne fut-ce qu'à demi-mot. Son absence se lisait entre ses lignes bien droites dépourvues de ratures. Dans la version de sa vie qu'il livrait à sa famille, elle n'existait tout simplement pas. C'était stupide que de s'en sentir blessée. Qu'aurait-il pu dire d'elle ? D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, il ne l'avait jamais appelée par son prénom, que ce soit le vrai ou celui qu'ils lui avaient donné en même temps que son certificat ; elle n'était même pas sûre qu'il ait retenu l'un ou l'autre, lui qui cherchait régulièrement celui de Karolina alors qu'il la voyait tous les jours depuis des mois.
Dans cette lettre, il exprimait un souci sincère pour les siens, leur demandait des nouvelles, s'excusait de sa longue absence, promettait d'y remédier le plus tôt possible, se réjouissait du bonheur conjugal de son ami Olrik Dahlke et le moindre de ces mots lui fit l'effet d'un poignard dans les côtes, car ce n'étaient pas ses mots à lui, c'étaient les mots d'un autre, de quelqu'un qu'elle ne connaissait pas et qu'elle ne connaitrait jamais parce que cette personne-là, il la gardait cachée dans un coin inaccessible comme elle le faisait avec le Véronal.
C'était injuste. Elle le haïssait bien plus cela que pour tout le reste, et cette haine envieuse la submergea d'un coup, l'empêchant de terminer sa lecture et elle plia le brouillon en le froissant de colère avant de le glisser sous son matelas, tout près du flacon coincé entre les lattes. Saisie par une impulsion soudaine, elle s'en administra une goutte, la seconde de la journée et le cacha ensuite sous son coussin. Elle n'aurait pas dû céder à cette curiosité morbide. Qu'y avait-elle gagné, à part se faire encore du mal, comme si elle n'en avait jamais assez ? Saisie par la honte d'elle-même, elle enfonça son visage dans la fourrure du matou endormi, incapable de pleurer, s'apaisant de son odeur et de sa chaleur avant de le serrer contre elle. Le soleil timide filtrant par ses rideaux entrouverts et le ronronnement assourdi de Gustav, content de se faire câliner aussi longtemps, finirent par la plonger dans une léthargie bienvenue durant laquelle son esprit s'emplit d'absence. Ses épisodes de passage à vide, récurrents depuis son arrivée en Allemagne, ne l'inquiétaient plus tellement. À force, elle avait même fini par les trouver reposants.
Il lui fallut un long instant pour comprendre que le bruit agaçant cognant contre ses oreilles venait de sa porte close. Elle se leva sans grand envie, se donnant l'impression de ne plus vraiment être elle-même. Ce sentiment étrange se dissipa aussitôt qu'elle vit les deux soldats au visage fermé postés dans le couloir. Aucun ne portait de casque mais ils avaient conservé leurs armes ; d'étranges et effrayants fusils compacts à la poignée plaquée en bakélite que Dahlke appelait Maschinenpistole pour Maschinenmensch et quand elle lui avait demandé d'où venait ce dernier terme, il avait répondu qu'il venait d'un film réalisé par l'un des cinéastes préférés du Führer lui-même. Celui-ci avait d'ailleurs été très déçu que le réalisateur refusât de servir dans les services de propagande cinématographique du Reich. Elle se demandait si ces deux gardes-là le savaient. Au vu de leur air patibulaire, probablement pas.
— Il faut venir avec nous, mademoiselle, lui annonça l'un d'entre eux. Sur ordre d'Herr Obersturmbannführer Vogt.
Nina l'avait prévenue mais Ania était loin de se douter que cela arriverait si vite. Était-il vraiment nécessaire de venir la chercher en lui envoyant ces piteux troufions, comme si elle était un animal enragé prêt à mordre et qu'il fallait surveiller sur les trois cent mètres qui la séparaient du manoir principal ? Elle se demandait si cette précaution nouvelle avait été décidée par Vogt. Avait-il peur d'elle depuis qu'il avait vu de quoi elle était capable, dans cette pièce glauque du SD ? Elle l'espérait. Cela, tout comme le Véronal, lui donnait au moins un petit sentiment de puissance, aussi ridicule fusse-t-il. Sans manifester la moindre désapprobation, elle les suivit, un d'eux ouvrant la marche et l'autre marchant dans son dos.
Anneliese surgit de la cellule de Nina en les entendant passer.
— Qu'est-ce que vous faites ? s'exclama-t-elle avec son autorité coutumière.
— Ne vous occupez pas de ça, lui dit un des soldats de Vogt en faisant mine de la repousser du plat de la main.
— Touchez moi et je me plains à l'Hauptscharführer Dahlke, le prévint Anneliese sans reculer le moins du monde. Qui est le second direct de l'Hauptsturmführer von Falkenstein et croyez-moi, vous n'avez pas envie de l'avoir sur le dos, celui-là.
Le soldat eut un moment d'hésitation et renonça à la contredire.
— C'est bon, Liese, dit alors Ania. Vogt veut juste me poser des questions. Sur Nina, je crois.
— C'est vrai que c'est pertinent de la part du docteur Vogt de t'envoyer deux sbires en armes, commenta Anneliese, en écho à ce qu'elle pensait elle-même.
— Une simple précaution, infirmière DeWitt, répondit l'acolyte du soldat qui avait essayé de la renvoyer dans la chambre. Il y a beaucoup de nuisibles au travail, à cette heure. Et c'est Obersturmbannführer Vogt.
— Très bien, s'agaça Anneliese. Faites. Nein Liter, messieurs les soldats.
— Vous ne devriez pas dire des choses pareilles, la prévint le premier.
Anneliese avait déjà refermé la porte. Les gardes échangèrent un regard ennuyé et reprirent leur route, Ania toujours coincée entre eux. Se faisant oublier de son mieux, elle écouta leur conversation d'une oreille distraite. En passant devant le bureau de von Falkenstein, elle vit qu'il n'y était toujours pas, pas plus que Vadek, sûrement parti balayer inutilement une autre pièce. Une fois à l'extérieur, elle regretta de ne pas avoir jeté de gilet sur sa robe, car une brise humide se levait, annonçant une de ses draches dont seul le mois de mai avait le secret.
— Je ne comprends pas qu'on puisse tolérer des attitudes pareilles, était en train de dire le premier soldat au second. Nein Liter, et puis quoi encore ?
— C'est qu'ils ont une sacrée réputation de siphonnés du ciboulot, au bloc médical, à ce qu'on m'a dit, lui répondit l'autre. Un premier docteur avec un canard domestique et un second qui fait dix heures de sport par semaine. Gare à toi s'il te surprend en train de bavarder ou même de prendre un petit verre en service.
— Qui ça ? Le roux ?
— Mais non. Celui avec la tronche de vampire et des manières de petit bourge qui ne collent pas avec cet accent de pécore, là.
— Cela dit, elle est pas mal, leur infirmière DeWitt, ajouta le premier et l'autre eut un hochement de tête. Qu'elle dise Nein Liter ou pas.
Elle les laissa échanger encore quelques commentaires légers sur l'apparence agréable d'Anneliese avant de se rappeler à eux.
— Je peux trouver le chemin toute seule, dit-elle en tâchant de demeurer aussi polie que possible. Je sais très bien où se trouve le bureau du docteur Krauss. Du docteur Vogt, pardon.
Elle n'eut le droit qu'à une bourrade ennuyée, pas vraiment douloureuse et qui lui donna néanmoins envie de prendre une de leurs ombres faiblardes pour leur tordre les membres.
— C'est Obersturmbannführer Vogt, la corrigea le premier.
— Et vous, vous êtes tous les deux SS-Sturmmann, répondit-elle sans pour autant oser les regarder. Vous n'avez pas d'insignes sur le collet. Je connais tous les insignes par cœur. Voulez-vous que je vous les récite ?
— Avance.
Elle s'exécuta sans pour autant se taire.
— Je connais le Horst Wessel Lied, moi aussi. Voulez-vous que je vous le chante ?
Ils éclatèrent de rire sans pour autant la laisser tranquille et comprenant qu'elle ne les aurait pas à l'usure, elle prit son mal en patience durant toute leur traversée de l'allée aux peupliers, puis de la cour, puis enfin du seuil du manoir. Les soldats semblaient grouiller partout où elle posait les yeux. Non loin du portail principal, ils s'escrimaient à remettre en état une vieille remise qui avait autrefois servi à héberger le maigre contingent dirigé par Jensen. De ceux-là, seul le soldat Locke avait survécu et une fois celui-ci remis de sa jambe brisée de décembre et apte à voyager, Vogt s'était empressé de le renvoyer en convalescence ailleurs, c'était Anneliese qui le lui avait raconté. Les deux énergumènes, qu'elle finit par identifier comme ceux placés sous les ordres du Sturmführer Lutz grâce au passe de serrurier cousu sur leurs manchettes, refusèrent de la lâcher jusqu'aux portes de la grande salle qu'avait autrefois occupé Krauss et que s'était désormais approprié Vogt, sans rien y déranger, ou presque : l'importante collection d'animaux en albâtre avait disparu de la table de travail en acajou, remplacée par un jeu de petits drapeaux martiaux divers et des pots remplis de crayons parfaitement taillés. À son grand étonnement, le docteur Vogt ne se trouvait nulle part. La seule présence vivante ici se trouvait être von Falkenstein, à moitié assis sur le rebord de la fenêtre grande ouverte, de loin sa place préférée dans cette grande pièce qu'elle détestait tant et de par sa position, Ania devina qu'il avait dû guetter son arrivée d'au-dessus sans qu'elle s'en rende compte. C'est à peine s'il se redressa en les entendant entrer.
— Ça ira à partir de maintenant, dit-il à l'adresse des soldats après qu'ils l'aient gratifié d'un salut obséquieux.
Les pas des soldats résonnaient encore dans son dos qu'elle regrettait déjà leur absence, car désormais, elle était seule.
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