6 Ania
Tout ici était vaste et haut. Des bâtiments clairs à colombages, à la mise classique, colossale, finement ciselés, côtoyaient des avenues interminables et larges sur lesquelles régnaient des immeubles à colonnades. Étendant son asphalte et ses toitures ornementées, Stuttgart l'engloutit avec une indifférence bruyante tandis qu'elle descendait du car, sonnée par le trajet inconfortable.
Elle détesta immédiatement tout ce qui l'entourait. Les hommes aux chapeaux et aux grands manteaux. Le visage tiré des ouvriers. Les soldats hargneux, les enfants qui piaillaient et les jupons de leurs mères, les jeunes vendeurs de journaux qui se pressaient autour des kiosques, vociférant leurs titres les plus accrocheurs et surtout, les drapeaux écarlates qui dégoulinaient de la moindre façade comme le sang aurait fui une veine tranchée. C'était la seconde fois qu'elle posait les pieds dans une de leurs villes et se jura de ne plus jamais recommencer. C'était bien trop peuplé. Leurs ombres se mêlaient les unes aux autres dans un cauchemardesque capharnaüm, mille fois plus nombreuses que celles du Pivert. Leur proximité formait une couche limoneuse, trouble, qui lui donnait envie de se frotter les paupières pour en chasser ces résidus opaques. Cette marée la percuta en plein fouet, obscène et terrifiante – il lui fut pénible d'ignorer cette omniprésence grouillante, alors elle fit juste semblant, ne les regardant pas plus de quelques instants à chaque fois qu'elle en repérait une particulièrement immonde.
Bousculée de toutes parts, inquiète de se plonger dans cette agitation, elle finit par s'accrocher à la manche de Bruno et se laissa entraîner par le courant humain. Absolument personne ne leur prêta attention. Il l'avait contrainte à enlever son foulard alors qu'ils étaient encore dans le bus, et au vu de leur différence d'âge, elle devait aisément passer pour son enfant. Fendant la foule dans son sillage, elle s'employa à mettre un pied devant l'autre et à surveiller son sac, les doigts crispés sur la lanière en cuir jusqu'à s'en blanchir les phalanges. Ils dépassèrent une construction de briques immenses ornée d'une tour et d'une horloge, qu'elle reconnut comme étant la gare. À son plus grand soulagement, ils n'y entrèrent pas. Elle n'était pas sûre de supporter l'entassement fiévreux de corps et de leurs reflets qui s'y pressait en permanence. Même ici, dans un espace largement ouvert, cela lui était invivable, siphonnant la plupart de ses pensées cohérentes.
« Tout est l'envers, maintenant, à la mauvaise place. Toi. Moi. Tous les autres. Coincés. » lui avait dit l'ombre. Elle n'avait eu de cesse d'y songer depuis qu'ils avaient quitté l'Institut. Bruno avait essayé de l'interroger à propos de ce qui s'était passé avant que l'apparition ne se fasse descendre et elle avait réussi à conserver un silence assourdissant. Ania avait décidé de ne plus leur en parler. Cela ne servait à rien. Ils ne voulaient pas réellement comprendre. Tout ce qui les intéressait, c'était de voir à quel point le bojeglaz pouvait faire mal.
Et il pouvait faire très mal, c'était sûr – et pas seulement via les ombres. Depuis que von Falkenstein était parti, elle sentait l'œil-dieu ramper derrière les murs de l'Institut à l'instar de d'une colonie de cafards. C'était dans sa nature. Il s'insinuait dans les murs et dans les têtes, s'y installant comme le ferait la pourriture. C'était ce qui s'était passé à Bereznevo, il y a longtemps, avant qu'ils ne plantent la croix au-dessus du trou plein de goudron. Les uns à la suite des autres, ils s'étaient alignés pour se jeter dans la fosse, les enfants devant et les adultes derrière. Le lendemain, elle avait recraché leurs corps inertes dans la neige. L'étranger qui avait assisté à tout cela était ensuite venu frapper à leur porte. Personne ne lui avait ouvert.
*
— Ça ne peut plus être si loin que ça, maintenant, lui dit Bruno après s'être arrêté une troisième fois afin de demander la bonne direction.
Ils avaient dépassé l'énorme construction de la gare depuis plus d'une demi-heure. Ici, les passants s'étaient clairsemés, lui apportant un répit relatif. De tranquilles maisonnettes se dissimulaient pudiquement derrière des jardins dépouillés de leur verdure, closes par des portails imposants. La clameur étouffée de la ville était désormais dans son dos et Ania se décida à enfin relever la tête. Cherchant quelque repère abscons du regard, Bruno avait ralenti le pas et elle l'entendait marmonner dans sa barbe.
— L'hôpital Marie, l'hôpital Marie, qu'est-ce que j'en sais moi, j'ai jamais mis les pieds plus loin que la gare dans cette foutue ville, dit-il alors qu'ils tournaient à un énième embranchement, se heurtant à une muraille surplombée de fer forgé. Ah ! Ça doit être ça !
Il indiqua un magnifique bâtiment tout de blanc et de brique surmonté d'un toit étroit aux reflets gris, abritant toute sa masse derrière des murs ocres. Deux tours couronnées de flèches en perçaient le milieu, s'avançant au-dessus d'un porche en ogive dominé par une statue blanchâtre. Une multitude de fenêtres cerclées de fer et de pierre brune renvoyaient l'éclat terne du ciel et Ania n'y distingua que des nuages. Ils longèrent l'enceinte sur quelques mètres avant de tomber sur une plaque blanche encastrée à même le granit, qui présentait l'établissement comme le Marienhospital de Stuttgart, devenu hôpital de réserve militaire. Non loin se dressait une guérite percée de deux petites fenêtres. Tout près du petit portail clos, quelqu'un avait abandonné une caisse remplie de crucifix. Une unique sentinelle casquée surveillait l'entrée piétonne, fusil en berne. Se faufilant à l'extérieur dans un grincement de gonds, une femme replète en bure marine et la tête dissimulée par une cornette blanche enfourcha une bicyclette après avoir froidement salué le soldat. Ania la regarda pédaler jusqu'à ce qu'elle disparaisse en bout d'avenue. L'instant d'après, la sentinelle se précipitait vers le second portique afin de livrer passage à une ambulance pressée. Décochant un coup de pied agacé à la boîte pleine de croix cassées, Bruno lui intima de patienter.
Après que le grondement du moteur et le crissement des pneus sur les graviers se soient tus, le soldat revint vers eux sans se presser. Il portait la même tenue couleur vert de gris terne que les sentinelles de l'Institut, à la seule différence du col. Ania reconnut le double signe argenté qui y était cousu. L'ombre jetée sur son front par le casque n'arrivait pas à dissimuler la clarté de son regard ni la jeunesse de ses joues. Il s'arrêta après avoir réajusté la bandoulière de son arme et elle repensa aux murs troués de l'Institut après qu'ils aient abattu l'ombre. Elle les avait qualifiés d'automates.
— Raison de la visite ? aboya-t-il au visage de Bruno, qui recula d'un bon mètre.
— Euh, répondit celui-ci, un peu surpris par cet accueil brutal. Je cherche quelqu'un. C'est important.
— Vous êtes malade ? demanda le soldat en réintégrant son poste de garde. Va falloir aller ailleurs. C'est un hôpital militaire, ici, et la partie civile est complète.
Son expression sévère se radoucit quelque peu lorsqu'il la remarqua et elle eut droit à un mince sourire. Nina affirmait que ceux comme lui la traitaient avec plus de gentillesse parce qu'elle était blonde et elle n'avait jamais compris pourquoi c'était si important.
— Et elle, c'est qui ?
— C'est ma nièce, mentit Bruno.
— Je suis une sorcière, dit alors Ania.
— Ah bon, répondit le soldat avant d'éclater de rire. D'accord.
Elle lui sourit en retour. C'était facile de les faire rire.
— Et qu'est-ce qu'on peut faire pour une sorcière et son oncle, ici ? reprit-il alors que Bruno assistait à leur échange en oscillant entre le désarroi et l'admiration. Tu as des papiers, au moins ?
Ania lui tendit fièrement son carnet rouge flambant neuf. Le soldat s'y plongea avec concentration.
— Écoutez, dit Bruno en sortant enfin de son mutisme éberlué. Je cherche l'Hauptsturmführer von Falkenstein.
— Von quoi ? demanda le garde. Jamais entendu parler. C'est bon pour toi, reprit-il en rendant le carnet à Ania.
— Von Falkenstein, répéta Bruno en détachant soigneusement les syllabes. C'est l'un des vôtres. Je dois le voir, c'est extrêmement important.
— Connais pas.
— Mais, enfin, s'étonna Bruno.
— Circulez, lui ordonna le soldat. Vous ressemblez à un mendiant.
— Ce n'est pas mon oncle, dit Ania. Il ment.
— Espèce de... commença Bruno en se tournant vivement vers elle.
Elle s'était déjà réfugiée près du soldat et il ne put que grommeler. De toute évidence, la situation était en train de lui échapper. Ania se retint de lui tirer la langue. Ce n'était guère le moment de jouer les petites filles. Elle avait juste voulu lui montrer qu'elle n'était pas si bête qu'il semblait le croire. Son manège avait réussi au-delà de ses espérances, car le soldat la fixait désormais avec un air grave.
— Je plaisante, le rassura-t-elle avec une certaine malice. S'il vous plaît, nous avons vraiment besoin d'entrer, même si nous ne sommes pas malades. Mon oncle doit parler à son ami, c'est important.
Bruno fit mine d'ajouter quelque chose et se retint. Le garde conserva le silence.
— Il est grand, ajouta Ania. Un peu comme vous. Sauf qu'il n'est pas blond, et qu'il dit tout le temps, euh...
Elle plissa du nez en essayant d'adopter le même air méprisant.
— Gottverdammt, dit-elle et le soldat éclata à nouveau de rire.
— Tu l'imites vachement bien, la félicita-t-il.
— Je croyais que vous ne le connaissiez pas, ajouta Bruno, les joues rouges d'humiliation.
— Je viens de m'en souvenir, rétorqua l'autre. Allez, c'est bon. Faites attention aux marches, elles glissent.
Bruno l'ignora, visiblement soulagé d'accéder à la cour intérieure. L'ambulance s'était arrêtée près d'une entrée auxiliaire, et le chauffeur fumait une cigarette, adossé au capot. Près de lui se trouvait une jeune femme en bure bleue, les cheveux pudiquement couverts par un voile grossier. Un drôle de signe noir était cousu sur sa robe de religieuse. Elle eut un sourire froid en les apercevant. Dans la lumière livide, tous deux prenaient des airs de spectres.
— Tu vas la regretter, celle-là, la prévint Bruno une fois qu'ils furent hors de portée de voix de la sentinelle. Que je ne te reprenne plus à me ridiculiser de cette manière !
Ania haussa des épaules. Avec ses vestons en velours aux coudes cousus de cuir et ses pantalons trop longs, Bruno lui avait toujours semblé ridicule.
— Je n'ai pas peur de vous, lui déclara-t-elle sans pour autant le regarder. Vous m'avez appris l'allemand.
Il l'arrêta en lui saisissant l'épaule. Elle se dégagea aussitôt.
— Écoute-moi bien, commença Bruno à voix basse. Je ne sais pas ce que t'as dans la tête et je ne veux pas le savoir. On est ici pour que les expériences puissent continuer dans les meilleures conditions possibles et tu as intérêt à te tenir à carreau parce que sinon, je te jure que...
Ania retint à grand peine un rire sans joie. Elle repensa à l'œilleton morne de la caméra et à leurs visages tout aussi inexpressifs dissimulés derrière. Pendant un instant libérateur, elle songea à enfin s'enfuir. Cela lui serait facile. Il lui suffirait pour cela de se débarrasser de Bruno, maintenant qu'il était seul. Son ombre le réduirait en charpie et ça serait si satisfaisant à regarder. Mais après ? Où irait-elle, sans argent ? Son esprit se déliterait définitivement avant qu'elle réussisse à quitter la ville ; Stuttgart contenait bien trop d'ombres et elle ne pouvait pas les ignorer – elle ne savait même pas quelle direction prendre, et plus personne ne l'attendait. Ils lui avaient pris le peu qu'elle possédait. Et maintenant, Bruno lui faisait comprendre que ça ne faisait que commencer, que ça n'aurait jamais de fin, et elle se rendit compte qu'il ne l'impressionnait pas vraiment, malgré son ombre difforme. Elle n'écouta pas les menaces dont il l'abreuvait et dit :
— Non.
Accélérant le pas pour monter les escaliers, elle faillit déraper et se retint à la rampe afin d'épargner sa cheville.
— Tu vas voir, quand j'expliquerais ce que t'es capable de faire à des gens réellement compétents, grogna Bruno dans son dos. Fini la belle vie !
Ania se retourna. Un mélange de haine et de dégoût la saisit à la gorge, et c'était un sentiment atroce. Bruno se figea devant son expression.
— Ce que je veux dire, commença-t-il, mais c'était trop tard.
Son ombre répugnante, désormais aussi collée à lui que l'avait été celle de Jensen, remua imperceptiblement derrière ses épaules. Sa main se tendit vers la rampe dans un réflexe et l'ombre le tira en arrière dans une secousse. Tandis qu'il basculait en arrière, l'une de ses jambes émit un claquement humide. Sa chute pathétique le laissa assis sur son séant tout en bas de la volée de marches, hurlant de douleur. Abandonnant son poste, le garde courut dans leur direction. Le pied de Bruno formait un angle étrange avec le reste de son corps.
— Je vous avais dit de vous méfier des escaliers, lui cria le soldat en le dépassant.
— Ce n'était pas... gémit Bruno avant de se taire, car l'autre ne l'écoutait pas, trop occupé à héler les silhouettes à proximité de l'ambulance.
La main toujours posée sur la rampe, Ania se détourna et continua de monter, profitant de la confusion pour leur fausser compagnie.
*
L'intérieur de cet étrange hôpital de ville baignait dans le même silence feutré que le pavillon médical qu'elle avait connu à l'Institut. Bien que plus vaste et opulent, il en conservait l'odeur caractéristique et les plantes vertes. Le sol était recouvert de petits carreaux blancs et noirs récemment lessivés. Au-dessus d'une rangée de chaises se trouvait une grande affiche d'un jaune moutarde représentant deux hommes. L'un était habillé de noir et avait les yeux à moitié fermés, l'autre portait une blouse blanche de médecin et se tenait debout, une main amicale posée sur l'épaule du premier. Ania s'arrêta pour lire ce qui y était écrit.
« Soixante mille Reichsmarks, c'est ce que la vie de cette personne souffrant d'un défaut héréditaire coûte à la communauté », déchiffra-t-elle. Elle ignorait ce que représentait cette somme. Ils détestaient la faiblesse. Elle les terrifiait. Ils voulaient s'en débarrasser. Nina lui avait montré de nombreux enregistrements sur le sujet. On y voyait des débiles, des inaptes, des monstres coincés dans leurs asiles, entretenus par la générosité des autres.
« Tu as de la chance », lui disait alors Nina. « De la chance d'être née comme ça. D'être jolie et en bonne santé, y compris à l'intérieur de la tête. Et d'être allemande ». Ania avait pitié de Nina lorsqu'elle lui expliquait cela et elle gardait le silence. Elle repensa à l'ombre et à Bruno qu'elle venait de pousser dans les escaliers et se demanda ce qu'elle faisait exactement ici, ce qui l'avait incitée à agir ainsi et pourquoi elle ne s'enfuyait pas tout simplement en courant au lieu d'entrer dans ce hall imprégné d'une odeur puissante de désinfectant.
La tête lui tourna à cet instant précis et elle dut s'asseoir près d'une femme au visage tourmenté qui se rongeait un ongle, les yeux fixés dans le vide. Elle n'avait ni mangé ni dormi depuis son réveil brutal et sa confrontation avec l'ombre de Jensen. Le vertige nauséeux mit un long moment à passer et tandis qu'elle luttait contre le malaise, un brancard fut amené à l'intérieur – Bruno y était allongé, transporté par d'indistinctes blouses blanches et propres comme sur l'affiche jaune. Son braillement la réveilla assez pour l'inciter à se lever à nouveau. Elle attendit qu'ils eussent disparu dans une coursive avant de s'avancer vers le comptoir coincé dans une alcôve. Derrière le rebord de bois et la table de travail qui y était accolée s'enfonçait une pièce remplie de tiroirs et de casiers aux poignées en métal.
Penchée sur une machine à écrire étincelante, une jeune femme aux sourcils clairs tapait précautionneusement tout ce que lui dictait un homme de haute taille vêtu d'un uniforme qui lui était familier et d'une blouse tout aussi impeccable. Ania attendit qu'ils aient terminé avant de se résoudre à leur adresser la parole.
— Bonjour, dit-elle car ils lui avaient appris à se montrer polie.
Seul l'homme prit la peine de se tourner vers elle. Son sourire aimable révéla un écart entre ses deux dents de devant, ce qui la mit mal à l'aise pour une raison inexplicable.
— Bonjour, lui répondit-il. Tu t'es perdue, petite ?
— Non, déclara Ania en espérant le convaincre. Je cherche un docteur.
— J'imagine que t'es au bon endroit, constata-t-il. Tu peux être plus précise ?
Ania n'aimait pas beaucoup l'impression de douceur pourrie qui se dégageait de cet homme dont elle n'arrivait pas à distinguer l'ombre discrète, ni ce qui était brodé sur le rabat de sa blouse. Elle se rendit également compte qu'elle était incapable de prononcer le nom qu'il lui demandait à voix haute, alors elle se contenta de sortir son carnet rouge et de le plier pour lui montrer la deuxième page et la signature qui s'y trouvait.
— Vous le connaissez ? demanda-t-elle avec espoir.
Le médecin se pencha sur son certificat sans le toucher. Il soupira.
— Oui, dit-il en esquissant une légère grimace. Vaguement. Disons qu'on s'est déjà croisés.
Il eut un sourire bien plus froid en lui montrant le dos de sa main, traversé par une cicatrice rosâtre qu'y avait laissé une plaie profonde.
— Il m'a un jour demandé comment il était possible que je n'arrive pas à obtenir un certificat pour ma propre femme, ajouta-t-il. Il n'a pas aimé ce que je lui ai répondu, alors il m'a planté une curette en plein dans le métacarpe.
— Ah, bon, dit Ania sans grande surprise. Et maintenant, il est où ?
— Vérifiez où est ce taré de tchécoslovaque, je vous prie, ordonna l'homme à la jeune femme, qui se leva sans grande envie pour aller chercher un registre volumineux. Von Falkenstein.
— Salle Sainte Anne.
Il lui demanda quel genre d'intervention y était prévu et Ania n'écouta pas la réponse. Elle se sentait étrangement détachée. À l'intérieur de cet hôpital, les ombres longeaient les murs, aussi fines et diaphanes qu'une lamelle de cellulose et c'était comme si on venait de lui enlever un sac de pierres de la poitrine. Il ne devait vraiment pas être loin, pour que le comportement du bojeglaz en soit affecté à ce point. Ce phénomène avait rapidement cessé de l'intriguer car elle n'avait jamais éprouvé un tel apaisement, même en s'isolant au plus profond du parc pendant des heures – ou, plus tard, en prenant une gorgée de cette fiole remplie d'un liquide amer qu'elle gardait sous ses draps. Cette substance réussissait à lui faire oublier la présence des ombres lors de certaines nuits particulièrement insupportables, tout en la rendant apathique et distraite, si bien qu'elle la gardait pour les moments les plus difficiles. Quand le narcotique s'avérait insuffisant, elle avait envie de s'arracher la peau jusqu'au sang et mordait le coussin pour s'en empêcher.
— Ce n'est pas si loin, dit alors le médecin dont elle ignorait le nom. Je vais t'y accompagner.
Un instinct lui souffla de refuser. Comme elle gardait le silence, il prit les devants. Serrant sa musette contre son flanc, Ania lui emboîta le pas, soulagée de constater que l'ombre qui le collait de près se trouvait réduite à un simple écran de fumée.
— Je m'appelle Josef, au fait, se présenta-t-il en lui jetant une œillade intéressée par-dessus son épaule.
— An... Adeh, répondit Ania en se reprenant au dernier moment.
Elle ne prêta qu'une attention distraite aux pièces et aux couloirs qu'ils traversaient. Partout, elle vit des femmes en bure bleu foncé, la tête dissimulée par du tissu, arborant parfois des brassards blancs à croix rouge. Certaines la saluèrent d'un signe enthousiaste de la main et elle leur adressa un regard intrigué, ce qui n'échappa pas à son guide improvisé.
— Ce sont les Sœurs de Saint Vincent de Paul, lui expliqua-t-il. Cet hospice leur appartenait avant qu'on le réquisitionne. On leur a laissé la gestion des malades civils mais parfois, elles viennent apprendre auprès de nos médecins.
— Oh, dit Ania. Elles croient en Dieu, alors ?
— Ça arrive.
Ils débouchèrent dans une cour intérieure particulièrement agréable. La religieuse qui assistait un vieillard boiteux dans sa promenade s'empressa de le conduire à l'intérieur en jetant des regards furtifs et inquiets dans leur direction.
— Soixante mille reichsmarks, se souvint Ania et se rendit compte qu'elle venait de parler à voix haute. C'est vrai, pour les camions ?
— Qui t'a dit ça ? demanda le médecin d'un ton détaché alors qu'ils traversaient le pavé et contournaient un minuscule bassin.
— Le lieutenant Jensen, répondit-elle. Il avait le même col que vous.
Il se contenta de lui livrer son étrange sourire troué en lui ouvrant la porte.
— Où sont tes parents, Adeh ? lui demanda-t-il.
— Morts, dit froidement Ania sans pour autant entrer. Ça arrive.
— Oui, ça arrive. Qui s'occupe de toi, alors ?
Elle garda le silence une fois de plus.
— Tu as vraiment une structure osseuse exceptionnelle. Ça se voit particulièrement au niveau de ta mâchoire. Sais-tu que si on regarde attentivement l'os mandibule, on peut déterminer l'origine ethnique du crâne ?
— C'est vrai ? s'étonna-t-elle. Et alors, il vient d'où, celui sur les casquettes ?
— D'Allemagne, bien sûr. Tout comme le tien.
Une hilarité incontrôlable la gagna soudain et elle s'empressa de plaquer sa main sur ses lèvres pour ne pas se trahir.
— Est-ce que tu as une sœur, à tout hasard ?
Elle se reprit avec difficulté. Incapable d'articuler quoi que ce soit, elle fit non de la tête.
— Dommage, soupira-t-il. Je me demande ce que ça aurait donné. L'écart entre tes yeux est juste parfait. Est-ce que tu verrais un inconvénient si je le mesure ? Ça ne devrait pas prendre très longtemps.
Toute envie de rire la déserta. L'attitude de cet homme lui donnait la chair de poule. La fascination polie dont il la gratifiait lui rappelait l'avidité qu'elle lisait parfois dans les traits du docteur Krauss, de Nina ou de Bruno.
— Une autre fois, peut-être, répondit-elle.
— J'espère que tu trouveras le temps. La Salle Sainte Anne est un bloc ouvert. On s'en sert pour enseigner. Si tu veux regarder, tu n'as qu'à monter les escaliers pour accéder à la verrière. Ça ne devrait pas durer plus de quelques heures. J'espère que tu n'as pas peur du sang.
— Pas vraiment, admit Ania. Au revoir.
Il ne lui répondit pas, se contenant de lui tenir la lourde porte. Elle sentit presque son regard verdâtre s'attarder sur ses épaules tandis qu'elle le dépassait, non mécontente de le fuir enfin. Contraindre Bruno à se briser une cheville dans les escaliers, ce n'était pas bien grave – il n'était personne. Ce Josef portait le même col noir que von Falkenstein et elle avait très vite appris ce que ça signifiait. Des SS, voilà ce qu'ils étaient. Des individus drastiquement sélectionnés pour représenter des idéaux qui ne résonnaient que vaguement avec ce qu'elle connaissait du monde ; mais d'après Nina, s'en prendre à eux équivalait à signer son propre arrêt de mort. Le panneau se referma en silence et elle attendit que sa silhouette s'éloigne dans la cour pour s'en aller à son tour, rassurée de constater qu'il ne la suivait pas.
Cette partie-là de l'hôpital grouillait de monde et la quasi-absence d'ombres la frappa avec une force qui l'étourdit. Leur dissolution, même temporaire, enleva le voile visqueux dans lequel son esprit se débattait en permanence et elle eut l'intense impression de revivre et de respirer librement à nouveau. Louvoyant entre les étudiants, les Sœurs de Saint Vincent et des médecins vêtus en civil, elle se faufila le long d'un couloir moins peuplé tout en évitant ceux qui l'apostrophaient, probablement surpris par sa jeunesse.
Elle se surprit à trembler légèrement en tombant sur un escalier étroit surmonté d'un panonceau soigneusement calligraphié à la main. « Observatoire Sainte Anne », lut-elle. Celui qui s'appelait Josef lui avait parlé d'une verrière et elle n'avait pas très bien compris ce que c'était exactement. S'accrochant à la rampe, elle monta.
*
Elle déboucha dans une salle des plus étranges. Entièrement circulaire, elle avait été bâtie tout autour d'un trou creusé dans le sol, et celui-ci avait été recouvert d'une coupole en verre dont l'armature métallique lui évoqua une toile d'araignée. Une rampe l'entourait, tout aussi géométrique et rigide. Installée sur son rail épais, une immense lampe à miroirs pointait son museau borgne à la verticale.
En s'approchant de cette fantastique construction, Ania distingua ce qui se trouvait en contrebas. La verrière protégeait une fosse hexagonale, entièrement plaquée d'une céramique vert pastel, offrant une vue plongeante et vertigineuse sur un bloc aseptisé. Ce qu'elle y vit l'horrifia et elle s'empressa de reculer, étouffant une exclamation répugnée que seul le silence entendit. Elle mit deux longues minutes à vaincre la pesante angoisse qui l'avait saisie. Inspirant, elle s'appuya à nouveau au garde-corps et regarda ce que la cruelle lumière blanche illuminait dans les moindres détails.
Sanglé sur la table droite, la tête et l'entrejambe dissimulés par des draps ou des serviettes, le corps dénudé et immobile avait été éventré. L'infâme blessure était maintenue ouverte par une série de serres plates et grises, révélant des formes tordues, rosâtres et humides qui n'étaient pas censées voir la lumière du jour. Quatre ou cinq médecins vêtus à l'identique s'agitaient autour de ce magma graisseux veiné de rouge. Le corps appartenait à une femme. Ses seins étaient complètement découverts, obscènes sous l'éclat du gros scialytique et une drôle de sensation noua son estomac vide. Elle les observa inciser cette masse ensanglantée qui béait au milieu du torse de leurs gestes précis, leurs mains gantées de caoutchouc sombre afin de la fouiller, penchés au-dessus de la carcasse mutilée pour mieux y voir. Impossible de les distinguer les uns des autres de cette hauteur. Tous portaient la même blouse blanche et la même chasuble noire, le visage et les cheveux dissimulés par du tissu. Elle savait pourtant qu'il se trouvait parmi eux, dans cette salle cauchemardesque et livide. Étouffés par l'épaisseur de la vitre, des bribes de leur conversation lui parvenaient parfois et elle s'efforçait en vain d'y reconnaître sa voix. Peu à peu absorbée par ce spectacle macabre, elle renonça à le chercher dans cette bizarre cohue millimétrée.
Entre les ourlets visqueux, les entrailles furent écartées avec précaution, révélant une poche grisâtre, anormale et racornie. C'était difforme et malade, lui donnant la nausée – par son aspect, cela ressemblait beaucoup à la lourdeur boursouflée des ombres et soudain, elle se sentit encore plus mal. Une étrange chaleur s'empara de sa nuque, puis de sa poitrine, tandis qu'elle s'imaginait descendre dans cette antichambre glauque pour prendre la place du corps anonyme ; qu'elle imaginait le glissement feutré d'une lame à la surface de sa peau et puis la douleur inouïe qui la transpercerait alors qu'elle se ferait ouvrir en deux à vif ; qu'elle se demandait avec une appréhension sourde si elle sentirait ses doigts à l'intérieur d'elle, littéralement à l'intérieur d'elle, en train de s'enfoncer dans la chair béante de son ventre pour y chercher elle ne savait quelle obscure vérité moite. Peut-être qu'avec un peu de chance, il parviendrait à lui enlever le bojeglaz ; à exciser cette saleté malade qui devait ronger l'intégralité de son corps – ç'avait l'air si simple... si facile... couper, tamponner, joindre, recoudre... il y avait tellement de sang, aussi. Malgré tous leurs efforts, il débordait, se répandait et imbibait la gaze. Une impression d'urgence se mit à pulser dans son crâne. Elle fut tentée de se pencher encore, jusqu'à toucher la verrière et y cogner des deux poings pour attirer leur attention sur elle – leur hurler qu'elle avait, elle aussi, un problème qui coûtait soixante mille reichsmarks et qu'il fallait traiter au plus vite, sans quoi elle allait probablement mourir.
Si elle ne descendait pas, si elle ne s'allongeait pas sur cette planche, elle n'aurait plus aucun espoir, elle le savait ; une souffrance diffuse, palpitante, se répandait dans le bas de son ventre, une crampe acide qui lui nouait l'intérieur jusqu'aux poumons et il
fallait l'extraire au plus vite
Ses genoux ne tenaient plus très bien et elle se rendit compte qu'elle était en train de s'évanouir petit à petit, comme elle glisserait dans un bain chaud, mousseux et familier, doucement, jusqu'à s'y noyer.
*
Elle reprit connaissance car quelqu'un la secouait avec douceur. Elle avait dû rester inconsciente un long moment – la rotonde s'était entre temps remplie de quelques silhouettes dont elle ne distingua que les jambes et les chaussures. Malgré quelques marmonnements inquiets, seule une jeune femme en habit marine s'était penchée sur elle pour la relever. Ania réussit à la remercier d'un faible sourire. La Sœur de Saint Vincent ne la lâcha pas pour autant.
— Même s'il n'y a pas d'âge pour apprendre, il me semble que tu sois un peu trop jeune pour assister à une laparotomie, lui reprocha-t-elle en la menant jusqu'à un banc coincé contre l'arrondi du mur.
Ania s'assit sans répondre. La tête lui tournait encore. La femme resta plantée en face d'elle, la jaugeant de haut. Malgré son air sévère, elle rayonnait.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda enfin Ania. Cette chose noire à l'intérieur ?
L'autre haussa un sourcil circonspect.
— Un cancer de l'estomac, répondit-elle.
— Est-ce que c'est grave ?
— Très, dit la Sœur de Saint Vincent. Qui t'a autorisé à monter ici ?
Ania garda le silence une nouvelle fois. Une poignée d'étudiants, majoritairement masculins, se massait autour de la verrière. Surprenant leurs œillades moqueuses, la femme leur tourna le dos avec un royal mépris. Elle portait une lourde et longue robe bleue aux manches longues, fermée par une ceinture et un tablier marronnasse qui lui tombait jusqu'aux chevilles. Son visage était jeune mais fatigué. Ses traits acérés lui rappelèrent un peu Karolina, bien qu'elle ait dix ans de moins.
— Alors ?
— Personne, dit Ania à voix très basse. Je dois voir quelqu'un, c'est tout.
Elle parut rassurée et son expression se radoucit quelque peu.
— Qui ça ? demanda-t-elle.
— En bas, répondit Ania avec un geste vaseux en direction de la grande verrière. J'attends que ça se termine, c'est tout.
— Est-ce que c'est quelqu'un de ta famille ?
Elle n'eut pas les forces de lui avouer la vérité.
— En quelque sorte, dit-elle seulement.
— Je vais attendre avec toi, alors, décida la Sœur. Au cas où tu tomberais encore dans les pommes.
Elle s'installa à côté d'elle et Ania n'eut pas le cœur de protester. Le dos bien droit, la femme jaugea à nouveau le groupe de garçons massé au-dessus du bloc puis lissa le tissu épais sur ses genoux.
— Heureusement que j'étais là, dit-elle. Ce n'était pas l'un d'eux qui allait s'inquiéter de quoi que ce soit. Tu as eu de la chance. Je ne viens jamais ici, sauf aujourd'hui.
— Pourquoi ?
— Souvent, un des chirurgiens se met à chanter.
Elle se tut, comme si elle cherchait à entendre autre chose par-dessus le discret brouhaha que faisaient régner les étudiants.
— C'est pas une journée à chansons, on dirait, ajouta-t-elle. Je voulais moi aussi voir à quoi ressemblait un cancer de l'estomac.
Comme Ania ne parlait toujours pas, elle se replongea dans son mutisme. Sa présence la rasséréna néanmoins. Elle en avait oublié Bruno et sa cheville brisée – savoir ce qu'il advenait de lui au sein de cet hôpital étrange lui indifférait. À sa plus grande surprise, songer à son hurlement de souffrance renforça sa détermination.
Au bout d'une heure, ou peut-être deux, la douleur sourde qui lui crispait le ventre finit par se relâcher et elle cessa de se demander avec inquiétude si elle n'était pas en train de tomber malade – après tout, elle était restée sous la pluie glaciale durant de longues minutes. Elle trouva même le courage de se lever et de reprendre son poste d'observation à la rampe sous les sourires goguenards des autres. La Sœur de Saint Vincent la suivit en silence.
Planté au milieu des étudiants au visage soigneusement rasé, un homme plus âgé pérorait sur ce qui se passait en bas. Ania l'écouta déblatérer sans rien comprendre aux termes utilisés. Dans la salle d'un vert pâle, un des chirurgiens désinfectait les points de suture en les tamponnant avec une gaze d'un geste doux. La balafre était d'un noir d'encre. Décidant qu'ils avaient assisté au plus intéressant, le groupe et leur professeur quittèrent les lieux en s'extasiant bruyamment sur les progrès de la médecine nationale. Lui adressant un aurevoir taquin, la Sœur de Saint Vincent prit le même chemin et Ania se rendit compte qu'elle ne lui avait même pas demandé comment elle s'appelait.
Le silence l'enveloppa à nouveau. On avait rabattu le drap sur le torse de la femme et son visage était tout aussi paisible que sa faible respiration. La masse difforme que le professeur avait nommée « tumeur » reposait dans une coupelle, aussi luisante et malsaine qu'un animal décomposé. Une porte claqua. Le corps endormi fut chargé sur un brancard par des infirmiers et une religieuse. Ania reconnut la Sœur de Saint Vincent qui s'était assise à ses côtés. Celle-ci lui fit un geste amical en se dévissant le cou. Un des chirurgiens suivit son salut en levant la tête et quand Ania croisa son regard, elle recula, dans un réflexe qu'elle ne put retenir.
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