5 Wolff


La courte nuit qu'il passa recroquevillé sur une banquette rembourrée par une paillasse peu épaisse le laissa perclus de courbatures. Sa solide gueule de bois et sa vessie de nouveau pleine n'arrangèrent rien à sa sensation d'inconfort. Le repas, trop lourd et gras, qu'il avait ingéré la veille, lui était resté sur l'estomac. L'antique horloge murale indiquait cinq heures et demie du matin. Son regard embué suivit le balancement du pendule pendant un long moment. Pelotonné à l'instar d'un chat sur la couche traditionnelle installée à même l'immense poêle, von Falkenstein s'était enfoui sous l'édredon, ne laissant dépasser qu'une main dans le vide. De ce que lui avait confié Kaldwerk, cette place d'honneur, au plus près du foyer qui leur assurait la chaleur vitale en plein cœur de l'hiver, était normalement dévolue à l'aîné ou au chef de famille. Dormir sur le four relevait pour eux du sacré. Von Falkenstein en avait gagné le droit en leur apportant cigarettes et médicaments de première nécessité. Drôle de peuple, quand même, avec leurs superstitions et leurs rituels.

C'était au petit matin, après ses cuites, que Wolff se sentait envahi d'un pernicieux sentiment d'inutilité. Il ne savait même pas exactement ce qu'il foutait là. Suivre les ordres lui paraissait parfois aussi creux que son existence. Von Falkenstein avait beau être la dernière des ordures, il servait au moins à quelque chose, lui. Il avait reçu une éducation, s'était engagé dans une double cause noble, à savoir la SS et la médecine et était dépourvu de cette faiblesse de caractère qui jetait Wolff sur la première gnôle qui lui tombait sous le museau. Il le détesta encore plus pour ça. Vaincu par son envie de plus en plus pressante, il s'habilla maladroitement et sortit. Bouger lui fit du bien. Encore anesthésié par la chaleur pesante qui régnait à l'intérieur, il ne sentit presque pas la morsure glaciale de l'air sur sa peau. Dépourvue d'éclairage, Bereznevo présentait un tableau de complet abandon sur fond de ciel nocturne blanchi par des nuages sévères. Leur Gaz disparaissait sous un petit manteau de neige et après s'être soulagé contre une clôture avachie, il décida d'en vérifier les entrailles, pour s'assurer que cette ruine allait pouvoir les ramener à la civilisation. Après tout, il avait une qualification de mécanicien et le coffre contenait quelques outils rouillés.

À l'aube, l'isba s'anima enfin, jetant une marelle de lumière sur la couche de neige fraîche dont elle était entourée. Un peu plus tard, alors qu'il était toujours enfoui dans le vieux moteur, la porte grinça, livrant le passage aux enfants de Kaldwerk. Garçon comme fille étaient emmitouflés comme des pingouins dans des manteaux usés mais chauds et chaussés correctement. Des ouchankas aux pans rabattus sur les oreilles complétaient le tableau. Ils se pressèrent autour de la voiture, curieux et craintifs à la fois. Pas plus de dix ans chacun. Le frère n'arrêtait pas de tousser, se mouchant dans un bout de tissu crasseux qui avait connu des jours meilleurs. Au comble de l'effronterie, la fillette finit même par lui tirer la manche en piaillant dans son dialecte incompréhensible et Wolff la chassa d'un geste agacé. Depuis Liz, il nourrissait une aversion discrète pour les adultes miniatures qu'étaient les gosses. Il n'était même pas sûr d'en vouloir, de peur de répandre le venin que sa propre mère lui avait collé dans les veines. Il fut soulagé quand l'épouse de Kaldwerk pointa son nez sous le porche, grognant pour faire entrer sa progéniture. En son temps, elle avait dû être une très belle femme. Elle conservait encore quelques vestiges de sa splendeur, cela dit, mais la vie à la dure et au grand air l'avait écorchée comme un bout de bois. Elle portait une longue robe sombre sous sa camisole en mauvaise fourrure et se couvrait les épaules avec un châle à franges et à fleurs en laine. Le regard qu'elle posait sur von Falkenstein et lui relevait à la fois du mépris et de la méfiance. Son prénom lui avait échappé.

— Vous devriez rentrer, lui cria Kaldwerk depuis une fenêtre qu'il s'empressa de refermer.

Assuré que la Gaz allait redémarrer malgré la rudesse du climat, Wolff s'empressa d'obéir. L'équivalent de leur salon s'était animé d'une vie propre à une famille dont les membres vivaient littéralement les uns sur les autres sans aucune espèce d'intimité.

La femme s'évertuait à fondre de la neige propre sur une plaque du poêle tandis que ses deux gamins attaquaient leur bol d'avoine bouillie en se disputant un fond de confiture. Kaldwerk était assis près d'eux à la seconde table, à la fois attendri et agacé. Encore en chaussettes et complètement dépenaillé par sa nuit, von Falkenstein mangeait sans grande envie le gruau tiédasse servi en guise de déjeuner, tout en plissant du nez dès qu'un des enfants avait le malheur d'hausser la voix. Wolff, quant à lui, avait si faim qu'il se resservit volontiers dans la marmite. Avec du sucre, ce n'était pas aussi mauvais que ça en avait l'air. Par rapport à la caserne, c'était même une gamelle royale. Personne n'avait craché dedans, au moins.

— Bien dormi, Herr SS-Hauptsturmführer ? demanda-t-il d'un ton gaillard.

L'aspirine que ce dernier effrita dans son thé réchauffé de la veille le renseigna suffisamment pour lui éviter d'insister. Après avoir chassé le petit malade dans la chambre, l'épouse partit à l'étable en tirant sa fille par le poignet, non sans les gratifier d'un dernier air apeuré. Kaldwerk vint alors rejoindre leur tablée et Wolff comprit que son sens de l'accueil arrivait à ses limites pour aujourd'hui.

— Les Kupchenko vivent plus à l'est, dit-il.

Il s'empara d'une vieille partition abandonnée sur son piano pour tracer un plan sommaire sur le revers à l'aide d'un crayon bleu.

— C'est vraiment à la limite de la tourbière, donc faites attention avec votre véhicule, poursuivit-il. Personne n'a jamais réussi à extraire un animal du boloto, poursuivit-il, oubliant le mot allemand pour désigner les marais, alors une voiture avec des fascistes dedans...

Von Falkenstein toussa en terminant son thé à l'aspirine et pendant un court instant, Wolff crut qu'il allait casser quelques phalanges à leur hôte. Lui ne comprenait pas quel était le problème. Certes, le fascisme, c'était italien, pas allemand, mais au final, quelle importance ? Au moins Kaldwerk n'avait pas eu l'affront de les qualifier de nazis, un terme péjoratif que seuls les dissidents osaient formuler à haute voix.

— Une petite heure de route, si vous vous débrouillez correctement, poursuivit Kaldwerk, indifférent à ses écarts du vocabulaire officiel. Quand vous reviendrez, vous pouvez à nouveau passer la nuit ici, mais je veux que vous partiez le lendemain. Mes ressources ne sont pas illimitées et j'ai une famille à faire vivre.

— Rassurez-vous, on ne comptait pas s'éterniser, répondit von Falkenstein d'un air acerbe en rangeant la carte gribouillée dans la poche de son pantalon d'équitation.

Après s'être sommairement débarbouillés grâce à des bassines remplies d'eau tiédasse et avoir échangé des salutations formelles avec Kaldwerk, ils retrouvèrent l'hostilité extérieure.

Un jour atone luisait sur le hameau. La neige avait cessé de tomber mais le ciel était toujours d'un gris triste. Les bosquets, poussant parfois très près des maisonnettes inoccupées, ployaient sous le givre. Tout était vide, silencieux et menaçant. Wolff commença à dégeler le parebrise à grands renforts de dague d'apparat.

— Vous pensez que ces paysans des marais vont nous éclairer plus que ceux-là ? s'enquit-il alors que von Falkenstein s'installait dans l'habitacle pour enclencher le démarreur.

— J'sais pas, répondit-il en mangeant la moitié de ses mots. Mais c'est la seule piste valable qu'on ait.

Wolff écouta le moteur s'échauffer avec douceur, émerveillé par la simplicité increvable de la Gaz.

— Et s'ils sont dangereux ? demanda-t-il en chassant les derniers copeaux de verglas. Ou complètement déments ?

— Je croyais que c'était des paysans des marais, lieutenant ? Vous ne vous sentez pas de taille à maîtriser une fratrie d'ermites sous-alimentés, peut-être ? On vous paie à quoi, à la Liebstandarte, à part vider les rations de schnaps à longueur de journée ?

— Je demandais ça en passant, répondit Wolff, irrité.

— C'est ça, dit von Falkenstein.

Quelques minutes plus tard, leur voiture s'ébrouait sur le chemin sommaire qui sortait du minuscule village, contournant l'église condamnée par des planches. Wolff indiqua scrupuleusement les bifurcations que leur avait désigné Kaldwerk, et la mauvaise humeur de von Falkenstein parut se dissiper. Après avoir descendu une série de valons ensevelis sous leur manteau blanc, ils tournèrent enfin vers les marais. À certains endroits, la route était tellement encombrée par les amas de neige que le parechoc mordait dedans. La Gaz s'enlisa à plusieurs reprises et ils durent pousser pour dégager la malheureuse carlingue de la boue et du verglas.

— Mes bottes, putain de merde, lâcha von Falkenstein après qu'ils aient passé un fabuleux quart d'heure à patiner dans la gadoue glaciale en essayant d'extraire la voiture d'un second nid de poule à la seule force de leurs bras.

Trop épuisé pour commenter, Wolff se contenta de s'appuyer sur la carlingue alors que l'autre tapait des talons pour essayer de se débarrasser de la mouise, jurant entre les dents dans sa drôle de langue natale. Ça ressemblait plutôt pas mal à l'allemand, sauf que la majorité des voyelles devenaient de simples « a » dégoulinants et mal articulés. Malgré tous leurs efforts, la voiture était toujours immobilisée.

— Bah elle est belle notre élite, comme il a dit l'autre ! enragea von Falkenstein en décochant un coup de pied bien senti dans la roue arrière.

— Vous énerver la fera pas bouger pour autant, dit Wolff en se redressant.

— Oh, ta gueule, répliqua von Falkenstein en venant tout de même l'épauler à l'arrière de la carrosserie.

Tant bien que mal, ils parvinrent à basculer la Gaz sur le chemin. Avec un certain dégoût, Wolff nota que malgré sa propension à râler à la moindre contrariété, von Falkenstein encaissait bien mieux les efforts physiques intenses que lui. Ils se remirent enfin en route.

*

La lisière arriva, marquée par des arbres morts de froid, cernant un étang gelé aux rives crayeuses. Le début du marais s'était solidifié lui aussi, bosses et roseaux asséchés en points de suture par les températures négatives. Le vert des sapins fossilisait dans l'air cristallin, formant des tâches disparates entre les troncs vaincus par les intempéries. Cette apparente immobilité n'était qu'un leurre, car Wolff distinguait l'eau stagnante emprisonnée sous une fine couche de glace. Cet endroit était un véritable piège à loups. S'en rendant également compte, von Falkenstein préféra s'arrêter à une bonne cinquantaine de mètres de l'étang. En contrebas, un ponton en bois pourri s'enfonçait dans l'eau solide. Plus loin encore, une isba croulante répandait une fumée disparate. Ils sortirent pour l'observer.

— La vache, dit Wolff. J'aimerais vraiment pas vivre ici.

Daté du siècle dernier, si ce n'est plus, le bois peint de la masure s'écaillait tellement qu'il était impossible de dire s'il avait été vert ou bleu. Alors que la plupart des maisons de Bereznevo, construites dans les années vingt, possédaient un toit pentu en bois goudronné, ici, ce dernier était composé de paille médiocre. Les nombreuses saisons avaient creusé des trous dans la toiture, couverte de neige et sale de suie. Plusieurs fenêtres possédaient des carreaux cassés, colmatés par les volets et du carton humide. Le tonnelet de récupération des eaux de pluie, mis hors d'usage par la rouille, gisait sur le flanc près d'un mur latéral. La terre noire devant la maison avait été retournée par de nombreux passages et semblait être dure comme du béton, ce qui ne décourageait pas les deux poules maigrichonnes et déplumées. Vétuste et noircie, la bicoque donnait l'impression d'être une épave abandonnée au fond de l'eau, les flancs rongés par la moisissure filandreuse.

Mais ce n'était pas le pire. Éloignée de seulement quelques mètres de la maison, une haute et grossière croix en bois se dressait à l'instar d'un monument funéraire, surplombant ce qui ressemblait à une large flaque de tourbe froide, si seulement un filet de vapeur ne l'auréolait pas en permanence. La brise portait une odeur étrange, celle de l'eau croupie polluée à l'asphalte naturel, une puanteur discrète de pétrole brut qui se mêlait à celle d'un marais en train de dépérir. Contrairement à ce qu'aurait cru Wolff, von Falkenstein ne fit aucun trait d'esprit, probablement trop impressionné par cette vision surgie d'un autre âge.

— Allons-y, dit-il seulement.

Ils descendirent, évitant le puits de goudron.

Attenant à la vieille baraque, se trouvait un abri sommaire, dans lequel se tenait un cheval à moitié mort. La bête était dans un état affreux, côtes apparentes et yeux voilés, ne pouvant s'empêcher de frissonner en dépit du couvre-lit épais jeté sur son dos et sur sa croupe.

— Vous êtes sûr de vous, Herr SS-Hauptsturmführer ? demanda-t-il, luttant contre le malaise que provoquait en lui cette rosse malade.

— Oui, oui, dit von Falkenstein, essayant certainement de se convaincre lui-même.

Cela sentait la misère crasse et la mauvaise tambouille près de la porte aux lattes fracassées qui composait l'entrée. Hésitant une fraction de seconde, il leva un poing ganté et frappa à la porte. Seul un silence forcé lui répondit. Des pas furtifs se faufilèrent jusqu'au panneau branlant avant d'effectuer un demi-tour silencieux.

— Essayons d'en faire le tour, décida von Falkenstein.

Wolff le suivit à contre-cœur.

L'atmosphère pesante de pauvreté honteuse qui planait sur les environs mettait ses nerfs à rude épreuve, sans compter la grande croix bricolée à partir de ce qui ressemblait à s'y méprendre à des morceaux de poteaux électriques. Avec un léger décalage, il se rendit compte qu'il avait dégainé son arme de service dans un réflexe morbide. Il ne l'avait cependant jamais employée contre autre chose que des cibles inoffensives. Un trouble dans l'air le poussait à la méfiance. Peut-être que le puits de goudron crachait des miasmes qui jouaient avec son imagination. Même von Falkenstein avait perdu son air d'assurance habituel.

— Passez devant, lui dit-il et Wolff se souvint que contrairement à lui, von Falkenstein ne sortait jamais armé.

De la bêtise pure, surtout en plein milieu d'un territoire potentiellement ennemi. Ce n'étaient pas sa belle gueule ou son sens du verbe qui allaient le protéger.

Il obéit cependant, ouvrant la marche, Luger pointé vers le sol et le doigt loin de la détente, son supérieur sur les talons. Le mur de mauvais bois s'étirait jusqu'à une cour arrière que délimitait l'étang. La moitié de la barrière plantée sur la rive congelée gisait à terre, défoncée. Ils durent contourner un appentis contenant des bûches entassées dans le désordre, enjambant des seaux troués par la rouille et même une hache au manche brisé. Au milieu de ce fatras, tout près de la glace, se tenait accroupie la fille Kupchenko.

De là où il se trouvait, Wolff ne voyait d'elle que le foulard coloré qu'elle portait sur la tête et quelques mèches de cheveux blonds, sales, emmêlés, qui lui tombaient dans le dos en paquets désordonnés. Soulagé, il relâcha ses doigts sur la crosse. Juste une gamine.

Von Falkenstein ouvrit la bouche pour la héler en russe. Elle avait dû entendre leurs pas dans le givre, car elle se mit debout avec la vivacité d'une bête sauvage, se retournant. Elle ne devait pas être plus âgée que Liz, même moins. Pas très grande, d'une maigreur maladive, elle avait un visage crasseux et des yeux bleus et brillants, accentués par un faciès émacié et des joues creuses. Trop décharnée pour être jolie, anguleuse comme un veau mal nourri, l'expression guère plus vive. Elle était vêtue d'une toile qui avait dû autrefois être une robe d'hiver, maintes fois recousue et rapiécée, et des laptis, ses espèces de chaussures en écorce de bouleau que seuls les plus pauvres portaient encore. Seul le foulard brodé dont elle se couvrait les cheveux paraissait neuf. C'était une sale espèce femelle en haillons, au museau allongé, un peu retroussé, respirant la bêtise et la résignation naturelle.

Dans son mince poing crispé pendait un écureuil tout aussi rachitique, éviscéré, et tout le pourtour de sa bouche était maculé de rouge.

— Bah merde alors, lâcha Wolff à la vue du petit cadavre.

Von Falkenstein le fit taire d'un geste sec, avant de s'adresser à la gamine dans sa langue. Elle ne répondit pas, se contentant de les fixer de ses yeux immenses et vides, le rongeur mort se balançant doucement dans sa main. Puis elle le porta à sa bouche pour mordre dedans.

— C'est quoi son problème, à celle-là ? dit Wolff avec dégoût, et intriguée par son intonation, elle tourna la tête vers lui.

Ce furent ses dernières paroles formulées en toute conscience. Percuté par un bélier invisible en plein poitrail, il fut projeté en arrière avec une telle violence qu'il sentit distinctement son épaule se démettre contre le mur.  

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top