5 von Falkenstein
Trois semaines après son retour, il en vint presque à regretter les nuits interminables passées à cautériser des hémorragies viscérales sur le front polonais en compagnie de Dahlke. Passer d'un état d'anxiété permanent à la routine lancinante de l'Institut lui mina le moral d'une manière inattendue. Ses migraines empirèrent, lui coûtant plusieurs nuits blanches. Étrangement, il n'avait pas eu mal à la tête durant l'entièreté de sa mobilisation.
Au pavillon médical, aucun des patients ne restait pour la nuit, à moins d'avoir un membre cassé. Ce qui arrivait très rarement. Dans presque tous les cas, il s'agissait des soldats du minuscule casernement. Le petit escadron qui supervisait la sécurité, les travaux et l'entretien logistique de l'Institut était exclusivement composé de jeunots pas assez dégourdis pour mettre correctement leurs bottes, aussi maladroits que le maudit canard d'Hoffmann, capables de se mettre en danger face à une simple bouilloire qui débordait. Tout particulièrement l'engagé Gebbert, qui devait avoir personnellement offensé tous les récipients d'eau brûlante qu'il croisait, pour qu'ils se renversent aussi souvent sur ses bras. Ça l'avait fait rire les trois premières fois. À la cinquième, il s'était contenté de lui balancer la pommade en plein front sans prendre la peine de sortir de son bureau.
Travailler ici n'avait rien de bien passionnant. À part se blesser avec un coupe-papier trop aiguisé ou se brûler avec une casserole chaude, que pouvait-il bien leur arriver d'autre ? Aucune balle perdue, ici. Il avait passé tant d'heures sur le sac de frappe que les troufions avaient accroché dans leur garage qu'il portait désormais des gants en permanence pour dissimuler les marques, malgré les bandes d'entraînement. Selon les jours, ses phalanges étaient soit tâchées de pourpre, soit de bleu. Cela avait l'avantage de le distraire pour un temps mais l'empêchait d'écrire correctement. Ses ordonnances s'en retrouvaient difficilement lisibles par les préposés à la pharmacie. Quand, un matin, Hoffmann le surprit les deux mains dans un bac de glace volé aux cuisines, il comprit que s'il continuait comme ça, il allait finir par se briser une articulation et dire adieu à la chirurgie pour le reste de sa carrière. Ce n'était pas si grave. La guerre était finie. Ce n'était pas à l'Institut qu'il allait mener de grandes opérations sous scialytique. Il arrêta quand même.
Le lundi suivant, Gebbert laissa tomber une unique lettre sur son bureau et il grogna un vague merci. Encore une fois, il avait dormi moins de trois heures cette nuit-là. Se crever à la course juste avant n'y avait rien changé. Il commençait à détester son propre lit. Les quantités phénoménales de caféine qu'il gobait pour compenser n'arrangeaient sa sale gueule en rien. Entre les cernes, la tachycardie ponctuelle, les remontées d'acide et les tremblements nerveux qui lui saisissaient les mains au moment où il s'y attendait le moins, il avait l'impression de nager en permanence en plein rêve éveillé.
La lettre avait été envoyée par l'état-major de la 6e. L'adresse de l'Institut y était écrite avec un soin tout particulier. Von Falkenstein ne l'ouvrit pas, l'esprit ailleurs. Derrière la fenêtre de son bureau, qu'il laissait en permanence entrouverte afin de ne pas s'étouffer dans les miasmes de tabac, venait de passer cette grosse truie de Muller. Emmitouflée dans un large manteau, une frêle silhouette lui collait au train en trottinant. Il ne comprenait que trop bien la jalousie maladive qui lui tordait l'estomac à chaque fois qu'il voyait ces deux-là ensemble. C'était ce qui l'empêchait de dormir convenablement depuis qu'il était revenu. Il y pensait beaucoup trop pour que ce soit sain, il en avait conscience. Pour y échapper, il avait tenté de s'abrutir par l'exercice. Il avait couru si loin qu'il s'était retrouvé en plein centre du village avoisinant, à plus de quinze kilomètres de l'Institut, les pieds en sang, complètement halluciné à cause des crampes et de la souffrance. Il en avait vomi dans la fontaine éteinte près de l'épicerie, sous les regards outrés des commerçants. Ça n'avait pas suffi. Dans ses affreux moments de creux, quand son esprit ou son corps n'étaient pas occupés, quand son attention déclinait, quand il s'arrêtait de faire quoi que ce soit, ça revenait à la charge avec une force inimaginable ; la même force qui avait balancé Jensen contre le mur et soulevé Zallmann avant de lui briser le poignet.
Il ne supportait pas que Muller dorme dans la même pièce qu'elle. Qu'elle pose la main sur son épaule. Qu'elle lui adresse des sourires bienveillants. Qu'elle la couve comme l'insupportable poule grasse qu'elle était. Ce n'était pas juste. Si elle était là, ce n'était que grâce à lui. C'était lui qui l'avait amenée ici. Si Muller pouvait jouer les mères mielleuses par procuration, c'était uniquement parce qu'il avait trimballé cette pauvre fille depuis la Pologne jusqu'ici. S'il ne l'avait pas retrouvée, elle en serait morte de famine. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, de toute façon ? Rien ; ça ne lui faisait rien, ce n'était pas grave, que Muller se l'approprie comme ça, qu'elle ne laisse même plus l'approcher comme s'il allait la mordre ; qu'elle refuse qu'il lui adresse la parole à part pour traduire les interrogatoires de Krauss ; ça ne devrait pas le toucher autant. Pas au point de lui pourrir la majorité de ses nuits.
Il y pensait aussi souvent parce qu'il se sentait lésé. Depuis Bereznevo, depuis la Pologne, depuis qu'il l'avait traînée loin du cadavre de son muet de frère, il la considérait comme sa propriété légitime. Cette maigrichonne aux cheveux clairs était à lui, pas à l'Institut, ni à Krauss, ni à Zallmann et surtout pas à Muller. À lui. Il ne savait pas très bien pourquoi c'était tombé sur elle et pas une autre, d'ailleurs. Elle le divertissait. Son prénom était joli. Et surtout, surtout, elle pouvait faire mal. Il l'avait bien vu, en Ukraine, quand elle avait envoyé valser Jensen contre le mur à l'en assommer, lui et ces quatre-vingt-dix kilos de bêtise et encore tout récemment, avec Zallmann, qui pouvait s'estimer chanceux de s'en sortir qu'avec l'ulna brisé. Si elle y mettait un peu de sien, elle serait capable de tuer, il en était sûr. Ce qu'elle pouvait infliger serait irréparable, si seulement on la poussait suffisamment. Cette aptitude extraordinaire le fascinait bien plus qu'il ne voulait l'admettre. Peut-être parce que malgré un détachement de façade face au morbide, il avait tout de même choisi de prendre soin de son prochain ; comprenant qu'il ne pouvait se réparer lui-même, il s'était tourné vers les autres, même si la plupart du temps ils le dégoûtaient ou l'attristaient ; même si parfois, il avait tué, il n'en avait tiré aucune satisfaction particulière – mais elle, mais elle... elle pouvait faire encore plus mal que lui, c'était certain.
Au milieu de son quotidien plus morne encore que la grisaille de novembre qui était tombée sur le domaine, cette gamine représentait une de ses rares distractions. Muller lui en interdisait l'accès à l'instar du portail clôturant l'enceinte de l'Institut. Cela le rendait furieux. Ça n'avait pas d'importance. C'était seulement temporaire. Il se débarrasserait de cet obstacle comme il avait défoncé les grilles en arrivant ; sauf qu'en fin de compte, Muller regretterait qu'il ne l'ait pas écrasé à ce moment-là.
— Vous ne l'avez pas ouverte ? l'interpella alors une voix. Votre lettre, je veux dire ?
S'arrachant de ses ruminations en même temps que de la vitre, il leva la tête. Dans l'encadrement se tenait Jensen, les joues rosies par le froid extérieur ou l'alcool, il ne saurait dire. Avec son uniforme débraillé et ses cheveux désormais beaucoup trop longs – ils ne devaient normalement pas dépasser de la casquette – lui au moins s'intégrait parfaitement à la vie tranquille de l'Institut.
— Non, répondit-il.
Jensen brandit alors l'enveloppe décachetée qu'il tenait auparavant sous son aisselle.
— J'ai eu l'attribution, déclara-t-il, avant d'en extraire un document jaunâtre tapé à la machine.
Il le leva devant lui avec fierté.
— Croix de fer de première classe, ajouta-t-il. Avec une citation au mérite ! Ils vont venir me la remettre en décembre. Je suis officiellement un héros de guerre, vous vous rendez compte ?
Von Falkenstein fut sur le point de le gratifier d'un commentaire particulièrement acerbe et se ravisa. Depuis son retour, persécuter cette brêle de Jensen lui paraissait presque futile. Comme pour tout, il avait fini par se lasser de son manque de répartie.
— Félicitations, dit-il à la place.
— Ouvrez la vôtre, répondit Jensen avec un grand sourire bête.
S'emparant d'un opinel qui traînait dans un des tiroirs, von Falkenstein s'exécuta sans grande envie. Dépliant le feuillet, il le parcourut rapidement et le laissa choir devant lui avant de s'étirer sur son siège.
— Alors ? s'enquit Jensen, qui en trépignait littéralement d'impatience.
— Première classe, répondit-il. Au mérite exceptionnel. Pour, je cite, les pertes humaines minimales.
— Qu'est-ce qu'ils entendent par minimales ? demanda Jensen, perplexe.
— Aucune idée, dit von Falkenstein. Ils n'ont pas mis les statistiques. C'est quand même étrange. Je ne pensais pas l'avoir. À cause de mon problème marital.
— Oui enfin, que vous soyez marié ou pas, ça n'a pas vraiment joué sur vos pertes humaines minimales, hein, commenta Jensen en s'installant en face de lui sans y être invité. Ils ont pas été cons, à l'état-major. Cette fois-ci, tout du moins. Vous vous souvenez quand ils ont nié avoir abattu l'un de propres avions ?
— Je m'en souviens, oui. C'est moi qui ai récupéré leur pilote. À l'instar de votre sergent Lutz, lui aussi a perdu un œil, répondit von Falkenstein, qui n'avait aucune envie de se lancer dans les souvenirs de guerre. Qu'est-ce que vous me voulez ?
Jensen prit le temps de plier soigneusement sa citation et de la glisser à l'intérieur de sa vareuse à moitié défaite.
— Justement, dit-il en prenant soudain un air sérieux. Vu que vous parlez de Lutz. Je n'arrête pas d'y penser, ces derniers temps.
Von Falkenstein étouffa un soupir.
— Commencez pas à me raconter votre vie, lieutenant, le prévint-il avant de jeter sa propre lettre dans le tiroir dont il avait tiré le coupe-papier. Elle ne m'a jamais intéressée.
Il brandit son vieil opinel dans sa direction avant de le replier dans un claquement.
— Balancez votre demande et cassez-vous, déclara-t-il avant de ranger la petite lame dans sa poche de poitrine.
Jensen ne sembla pas l'entendre.
— J'arrête pas de le voir s'enfoncer sa putain de dague dans l'œil, continua-t-il. Vous savez ce qu'il disait sur les fosses qu'on creusait ? Il affirmait qu'elles lui parlaient, et que ceux qu'on mettait à l'intérieur vivaient encore, qu'ils cherchaient à en sortir...
Ces derniers mots remuèrent un sentiment familier en lui. Von Falkenstein était sûr de l'avoir déjà entendu quelque part.
— Bref, c'est en train de me ronger, ajouta Jensen.
— Il est interné où, votre Lutz, maintenant ? demanda-t-il alors, en se souvenant enfin qui avait mentionné des fosses douées de parole devant lui.
— Mannheim, je crois, dit Jensen. Comme Rip Merken. Mais on s'en fout, de Lutz. J'arrive pas à en trouver le sommeil. J'en ai fait, des trucs de merde, là-bas, mais ça...
— Arrêtez ça immédiatement, répondit von Falkenstein en tentant de conserver un ton conciliant. Il me semble que vous vous êtes trompé de bureau, là. Je ne suis pas psychiatre. Si vous avez des problèmes de conscience, c'est Muller qu'il faut aller voir.
Jensen fit la moue à cette seule évocation.
— Moi, tout ce que je peux faire, c'est éventuellement vous délivrer une ordonnance pour des somnifères, ajouta von Falkenstein en tirant un bloc vierge vers lui.
Jensen le regarda remplir le feuillet avec un soulagement non dissimulé.
— Les mélangez pas avec la gnôle, surtout, dit-il en balançant la page arrachée vers lui. Ça va vous faire tout drôle, sinon. Et ce sevrage, il en est où ?
— Au point mort, Herr SS-Hauptsturmführer, grogna l'intéressé en prenant l'ordonnance, qui rejoignit sa citation à la Croix de Fer à l'intérieur de sa veste. Cela dit, vous êtes mal placé pour me faire des leçons, vu la tronche de déterré que vous vous tapez en ce moment. Sauf votre respect, bien sûr.
Von Falkenstein se contenta de le fixer en silence. Jensen finit par se lever, grognant un merci forcé par pure politesse.
— Vous devriez quand même parler de votre sergent à Krauss, dit-il alors que Jensen s'apprêtait à franchir le seuil.
— Bah pourquoi ça ? s'étonna-t-il en se retournant.
— Parce qu'elle aussi prétend entendre une fosse, précisa von Falkenstein.
— Elle ? Qui ça, elle ? demanda Jensen en se grattant la nuque.
— Elle, dit von Falkenstein avec un geste agacé. Celle de Bereznevo, là.
Les rares fois qu'il l'évoquait, il ne mentionnait jamais son prénom, même quand il s'adressait directement à elle. Ça lui paraissait beaucoup trop personnel.
— Ah oui, dit Jensen, guère enchanté par la perspective d'aller rendre visite au sombre personnage qui régnait en maître sur l'Institut. J'irais, alors. Dites, vous voudriez pas m'y accompagner ?
— Non, trancha immédiatement von Falkenstein. Je déteste son putain de tableau. Et si je mets encore de la cendre sur un de ses fauteuils, je pense qu'il va finir par m'étrangler.
Il craignait surtout d'y croiser Muller et celle qui traînait toujours plus ou moins dans ses pattes, mais ça, Jensen n'avait pas à le savoir.
— C'est juste que j'ai l'impression qu'il me prend de haut, avoua Jensen en s'adossant à l'encadrement. Et quand vous êtes là, c'est à peine s'il ne se met pas à marcher au pas. Je crois que vous lui faites peur.
— C'est toujours non, lieutenant, soupira-t-il en sortant une cigarette. Vous avez eu une médaille pour bravoure. Vous allez pouvoir survire à Krauss. Surtout, ne prenez pas vos somnifères avec de l'alcool.
Comprenant qu'il ne parviendrait pas à le convaincre, Jensen partit d'un pas penaud. Il oublia de refermer la porte et von Falkenstein n'eut pas le courage de se lever. Le panneau vitré et opaque disparaissait en partie sur une affichette qu'un gros malin (sûrement Zallmann) y avait collé et qu'il avait trouvé suffisamment drôle pour la laisser. Cela clamait : « Pour toute suspicion de maladie vénérienne, merci de vous adresser au secrétariat afin de prendre rendez-vous avec le Dr Gustav », et juste en dessous, il y avait une photographie façon identité du chat noir qu'il avait fini par adopter – ou qui avait fini par l'adopter lui, c'est selon. Il l'aimait bien, d'ailleurs. Ils avaient les mêmes couleurs.
Au bout d'un moment, le canard blanc d'Hoffmann traversa la coursive de son pas clapotant, fuyant quelque chose d'invisible. L'intrus prit la forme de Zallmann. Le bras toujours emprisonné par une attelle et une écharpe, il fixa l'affichette placardée sur la porte de son bureau et comme à chaque fois, éclata d'un rire joyeux.
— Des chats, des canards, énuméra-t-il en levant sa main valide pour le saluer. Vous. Une sacrée ménagerie, hein ? Encore un peu, et on va pouvoir faire payer l'entrée.
Il écrasa sa cigarette dans le cendrier déjà à moitié plein. En ce moment, même les clowneries de Zallmann parvenaient à peine à lui arracher un sourire.
— En voilà un qui s'est encore levé du mauvais pied aujourd'hui, commenta ce dernier en franchissant le seuil. Arrêtez de faire la gueule, un peu. Au moins, vous avez la chance d'avoir encore deux bras en état, même si vous avez franchement l'air de sortir d'un cercueil.
Von Falkenstein se promit d'hurler à pleins poumons sur la prochaine personne qui oserait commenter ses cernes ou ses traits tirés par l'insomnie.
— Comment se porte votre fracture fermée ? demanda-t-il en s'efforçant de rester aimable.
— Ça pique encore, répondit Zallmann en prenant place sur le siège qu'avait auparavant occupé Jensen. Mais je vous fais confiance quand vous me dites que je vais pouvoir m'en resservir correctement. C'est juste que c'est un peu compliqué pour fumer la pipe, avec une seule main.
— Aha, dit von Falkenstein en étouffant un bâillement. J'imagine.
— J'ai croisé Jensen, reprit Zallmann. Il m'a dit pour votre citation au mérite. Bravo.
— Merci, répliqua-t-il sans chercher à cacher son ironie. Pendant un moment, j'ai cru qu'ils allaient me la donner pour l'épidémie de dysenterie. Mais non.
— Voilà qui est décevant, en effet, dit Zallmann. Félicitations quand même. Quand a lieu la remise ?
— En décembre, répondit von Falkenstein.
— Un fabuleux Noël en perspective, si je comprends bien. Vous allez rentrer chez vous ?
— Peut-être. Je ne sais pas, dit-il, peu enthousiaste à l'idée d'aborder ce sujet-là. Et vous ?
— C'est ici, chez moi, répondit Zallmann.
Il avait l'air tout aussi mal à l'aise que lui et un court silence s'installa. Pendant trois bonnes minutes, il entreprit de bourrer le foyer de sa pipe et de l'allumer avec sa gauche. Comme ce n'était pas sa main dominante, il fit tomber ses allumettes sur ses genoux croisés à plusieurs reprises et von Falkenstein eut presque pitié de lui.
— Elle vous a pas raté, dit-il alors que Zallmann parvenait enfin à chauffer son tabac infect avec un grognement triomphant.
— C'est clair, répondit l'intéressé en crapotant. Mais au moins, on a bien vu de quoi elle était capable, c'est ce qui compte, non ? À ce propos... c'est Krauss qui m'envoie.
Posant ses bottes sur sa table de travail, von Falkenstein réussit à mimer le détachement d'une manière assez convaincante pour que Zallmann n'y voie que du feu.
— Ah bon ? demanda-t-il.
— On vous a pas mis au courant ? s'étonna Zallmann avec un large geste de son bras encore fonctionnel. Viktor a eu une idée.
— Krauss refuse de m'adresser la parole, tout comme la moitié des effectifs ici, cingla von Falkenstein en croisant les mains sur son ceinturon.
— Non mais ça, c'est juste une incompatibilité de caractères, répondit Zallmann avec un sourire affable. Il vous trouve difficile à vivre, c'est tout. Bref. Il a pensé à des lapins.
Von Falkenstein laissa passer une pause interloquée, se demandant s'il avait bien entendu.
— Comment ça, des lapins ? répéta-t-il.
— Il s'est dit que ça serait moins dangereux que sur moi, expliqua Zallmann avec une grimace. Et puis Gebbert en a plein, autant qu'ils servent à autre chose que du civet, non ?
— Vous voulez qu'elle essaie sur des lapins, dit von Falkenstein.
— Exactement. Mais ça ne marche pas vraiment. Elle refuse d'écouter qui que ce soit. Quant à savoir si c'est parce qu'elle ne comprend pas ce qu'on lui dit, ou parce qu'elle a pas envie... enfin, je pense que c'est un manque de volonté. On se sert quand même d'un dictionnaire.
Il ne put s'empêcher d'éclater d'un rire incrédule en imaginant la scène. Contrarié, Zallmann le laissa tout de même se moquer de tout son saoul avant de reprendre :
— Le russe, ce n'est pas facile d'accès, d'accord ? râla-t-il en expirant un épais nuage de fumée. Même pour un enseignant en linguistique comparée. Tout ça pour dire qu'on a besoin de vous. Elle ne moufte pas, quand vous êtes là.
— Je sais bien, répondit von Falkenstein avec une certaine satisfaction. Mais Krauss peut quand même aller se faire foutre. Je n'irais pas, surtout s'il y a Muller dans les parages. J'ai eu mon compte de chaussons dans la figure, et qui sait ce que cette hystérique pourrait me jeter au visage cette fois-ci.
— Je suis désolé pour cette histoire de pantoufle, dit Zallmann en brandissant sa pipe une seconde fois. Ça ne se reproduira plus.
— Bien sûr que ça ne se reproduira plus, précisa-t-il, savourant d'avance les suppliques qui allaient suivre sa déclaration. Vu que je ne remettrais plus les pieds à vos petites séances de sorcellerie improvisée. J'ai plus aucune envie d'entendre Muller chialer à chaque taquet que je peux coller à votre bête de foire. Ça n'a jamais tué personne, pourtant. À la limite, ça éclaircit l'esprit. La preuve : les gifles ont bien marché, avec vous, quand la Gestapo est venue vous voir.
— J'ai jamais affirmé le contraire, dit Zallmann, sur la défensive. Mais on est une institution civile, vous savez.
— Employez des manières de civils, alors, suggéra von Falkenstein. Donnez-lui du Scho-Ka-Kola, tiens, ça fonctionnera peut-être.
— J'y ais pensé, avoua Zallmann d'un ton ennuyé.
Von Falkenstein se fendit à nouveau d'un grand éclat de rire, choisissant intentionnellement son registre le plus désagréable. Il n'arrêta qu'en ayant les larmes aux yeux. En face de lui, tassé sur son siège, Zallmann se massait le menton, embarrassé.
— S'il vous plaît, reprit-il alors qu'il s'essuyait les yeux, le souffle encore court. Cela fait dix jours qu'on tourne en rond dans cet amphithéâtre ! Même Nina commence à saturer. Et puis, ça se voit que vous vous ennuyez, en ce moment.
— Si Krauss veut que je sois présent, il n'a qu'à venir me le demander en personne, déclara von Falkenstein en reprenant tout à coup son sérieux. Au lieu de m'envoyer son sous-fifre.
Zallmann fronça des sourcils.
— Vous en faites trop, comme toujours, dit-il.
— Bon courage avec votre dictionnaire et vos lapins, lui déclara von Falkenstein en se levant brusquement. Je prends ma demi-journée.
Il sortit sans laisser l'occasion à Zallmann de répliquer quoi que ce soit. Bousculant sa propre chaise, celui-ci se précipita à sa suite dans le couloir. L'entendant toussoter dans son dos, von Falkenstein eut presque l'envie de piquer un sprint afin de lui coller un début de crise d'asthme, mais courir sur du carrelage risquait de lui coûter une cheville à cause de ses semelles cloutées. Il se contenta donc d'accélérer le pas. Zallmann le rattrapa tout de même.
— Quelle détermination, commenta von Falkenstein sans s'arrêter pour autant.
Une auxiliaire de soin à peine sortie de ses études eut le malheur de se mettre sur son chemin et il la gratifia d'un « dégagez » particulièrement hargneux. Rougissant de honte, celle-ci baissa la tête avant de les éviter, lui et Zallmann.
— Krauss exige des résultats immédiats, dit ce dernier, déjà essoufflé et ne prêtant nulle attention à l'infirmière qui les dépassa en rasant littéralement le mur. Ralentissez, bon sang !
— Définissez immédiats, répondit von Falkenstein en calquant enfin son allure sur la sienne.
— Aujourd'hui même, précisa Zallmann avec une moue reconnaissante. Tout est prêt, on attend plus que vous, à vrai dire.
Von Falkenstein ravala son sourire.
— Passez devant, dit-il avec un geste impatient.
*
Le département d'archéologie, toujours aussi désert grâce à la ridicule expédition au Pôle Nord orchestrée par ses membres, contenait le seul et unique amphithéâtre de tout le domaine. Il pouvait accueillir une cinquantaine de personnes sans qu'aucune ne s'y sente à l'étroit et avait le don de lui rappeler les moments les plus désagréables des cours magistraux auxquels il avait dû assister à Kaiser Wilhelm. Une véritable torture. Il ne retenait bien qu'en recopiant les manuels, pas en écoutant et en prenant des notes. La plupart du temps, il y avait dormi, rattrapant les nuits qu'il passait à réviser. Cela lui avait valu plusieurs menaces d'exclusion, et même un avertissement, car la SS ne plaisantait guère avec la discipline scolaire ; alors il s'était efforcé de rester éveillé, sans écrire quoi que ce soit, cependant, se contentant de fumer durant des heures – et quand il était ressorti major de sa promotion, les vieux débris en uniforme noir qui lui avaient appris à découper des carcasses de porc s'étaient tous plus ou moins étouffés dans leur propre indignation.
L'intérieur de cette pseudo-salle de cours, qui n'avait encore jamais servi en un an et demi, charriait une odeur croupie de poussière humide. Un radiateur avait fui près d'un mur nu. Le grand tableau noir, tout aussi vide que les gradins, disparaissait sous un drap grisâtre. Au seuil se tenait Gebbert, avec l'air de ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans une université. Dans ses mains se trouvait une caisse en plaskon fermée par une grille. Une petite masse brune s'agita à l'intérieur, secouant les parois de la boîte que Gebbert tendit alors à Zallmann.
— Vous plaisantez, Erich, dit ce dernier en soulevant son bras en écharpe de quelques centimètres.
— C'est bon, soupira von Falkenstein en délestant le soldat de son fardeau. Donnez-moi ça et disposez.
Krauss, en complet anthracite et jambes se terminant par de coûteux mocassins, ne prit pas la peine de se lever de son banc alors qu'ils entraient. Son chapeau avait été jeté sur son pupitre, près d'un tas de papiers disparates parsemés de trombones et de crayons. Le tout recouvrait un dictionnaire germano-russe daté d'il y a au moins cinquante ans. Appuyée au rebord de la fenêtre, les bras croisés, Muller se fendit d'une grimace dégoûtée avant de détourner la tête. Enfin, entre le tableau vierge et les gradins se trouvait une table sur laquelle était posée une brique rouge, et juste devant, coudes sur le bois et assise sur une chaise au dossier droit et court, il y avait cette sale gamine et son éternel air triste. Elle se recroquevilla imperceptiblement alors qu'il s'approchait, enlevant ses bras de la table. Lui adressant un clin d'œil, von Falkenstein se contenta de poser la caisse plastifiée devant elle d'un geste un peu brusque et se tourna ensuite vers Krauss. Celui-ci n'avait toujours pas bougé et regardait désormais Zallmann et son bras plâtré.
— Bravo, Bruno, lui dit-il avec un sarcasme glacial. Vous avez réussi à faire sortir Nosferatu de sa crypte. Plus personne n'y croyait.
— Bien le bonjour à vous aussi, docteur Krauss, répondit von Falkenstein en haussant intentionnellement la voix.
Celui-ci le gratifia d'un vague signe.
— Oui, bonjour, Herr SS-Hauptsturmführer, dit-il, lui adressant la parole pour la première fois en deux semaines et demi. Franchement, vous avez une de ses têtes !
— Je dors pas en ce moment ! lui hurla alors von Falkenstein, perdant le peu de sang-froid qui lui restait. Quelle putain de tête vous voulez que j'aie ?
Zallmann, qui s'était assis non loin, en lâcha sa pipe. Se répandant en jurons obscènes, il balaya les cendres brûlantes qu'il avait répandues sur son pantalon avant de se pencher pour ramasser son fumoir dans un craquement de dos malmené. Krauss eut une grimace.
— Ah oui, à ce point-là, commenta-t-il en décroisant les jambes. C'est quoi, encore ? Le surmenage ? Vous plaisantez, j'espère. Mettez-vous à la camomille, on vous l'a déjà dit.
Von Falkenstein fut sur le point de lui conseiller de s'enfoncer sa tisane dans un endroit qu'il était malpoli de citer en public mais se ravisa au dernier moment. En ce moment, sa répartie frisait le négatif. Ce n'était vraiment pas possible, ça. Il devrait vraiment dormir avant de se transformer définitivement en vase inconsistante. Quitte à gober les mêmes somnifères que Jensen. Surpris par son absence de réponse, Krauss reprit tout de même :
— Merci d'être venu.
Il se contenta de soupirer. Dans le silence qui s'installa ensuite, il entendit distinctement Muller remuer près de la fenêtre.
— On était en train de lui demander de faire bouger la brique, dit Krauss avec une lassitude véritable. Mais soit elle a pas envie, soit je ne sais pas me servir d'un dictionnaire.
— Vous l'utilisez juste pas correctement, votre dictionnaire, répliqua von Falkenstein en s'approchant de la table. Il ne faut pas l'ouvrir, il faut la frapper avec. Je plaisante, gottverdammt, précisa-t-il en réponse à l'exclamation outrée que laissa échapper Muller dans son dos.
Derrière son pupitre, la gamine avait baissé le menton et fixait ses propres genoux et ses mains croisées. Son visage lui parut un peu moins maigre, mais elle flottait toujours autant dans ses vêtements. Ça faisait un moment qu'elle ne puait plus, par contre. Le savon avait remplacé la crasse à la surface de sa peau depuis trois semaines. Privé de la saleté, son épiderme se révélait dans toute son affreuse anémie. Il allait devoir dire à Muller de lui donner plus de viande rouge, même si cette seule idée le répugnait. La chair imbibée de sang, autre qu'humaine, l'avait toujours dégoûté ; ça lui paraissait mort et informe et son passage à Kaiser Wilhelm, dont les chambres froides étaient remplies de carcasses animales décapitées, n'avait fait que renforcer son écœurement. Contrairement à l'alcool, il en avait déjà ingéré et ça l'avait fait vomir dans l'heure ; il n'en avait pas supporté la texture spongieuse, le suc et le gras qui s'en dégorgeaient et ce goût ferreux que même la cuisson n'arrivait pas à ôter.
— Alors, comme ça, tu fais tourner tout ce beau monde en bourrique ? demanda-t-il en posant les deux mains sur la table.
La gamine écarquilla de grands yeux surpris en apercevant ses doigts encore tâchés par les hématomes de la semaine dernière et von Falkenstein regretta de ne pas avoir mis ses gants. Elle ne répondit cependant pas, se contenant de reporter son attention sur la boîte en plaskon sombre posée à sa droite. Le lapin qui s'y cachait ne remuait plus, cloué sur place tout au fond, les oreilles plaquées dans une attitude peureuse – la même que la sienne, s'il y regardait plus attentivement. Avait-elle fini par se convaincre qu'il allait enfin la laisser en paix ? C'était bien mal le connaître. S'acharner sur elle était autrement plus gratifiant que sur Jensen, Zallmann ou même cette conne de Muller. Contrairement à eux, à cause de sa maigreur et son incapacité à parler allemand, elle lui faisait presque de la peine. Et comme il considérait que la compassion n'avait jamais soigné personne, contrairement au fer et aux vitamines contenues dans la viande, il se promit de ne rien lui épargner. Ressentir de la pitié n'était pas une bonne chose. S'il avait eu de la pitié pour tous ceux qui avaient défilé devant Dahlke et lui, il aurait probablement avalé le canon d'un Luger au bout d'une semaine.
Après s'être délesté de son képi, qu'il posa soigneusement devant elle, il se pencha encore un peu, jusqu'à entendre la chaise râcler le sol dans un grincement tandis qu'elle reculait.
— Franchement, je te comprends, lui confia-t-il. Je passe mon temps à les rendre fous depuis que je suis ici. Mais là, je suis beaucoup trop fatigué pour ça. Fais-leur plaisir, fais bouger cette foutue brique, catapulte ce lapin et on en parle plus.
— Vous avez qu'à le faire, vous, répondit-elle enfin d'une voix assourdie. Collez-y un coup de botte et il va s'envoler quand même, votre lapin.
— Répète un peu, pour voir ? gronda von Falkenstein.
Probablement très fière d'elle, elle esquissa ce qui n'était pas tout à fait un sourire. Sa patience commençait à s'épuiser aussi vite que lui. Il inhala longuement, ravalant le bâillement qui lui tiraillait la glotte depuis plusieurs minutes et se demanda quoi dire d'autre. Tendant une main pâlotte vers la casquette jetée devant elle, la gamine la poussa d'un doigt prudent, comme si elle cherchait à éloigner un serpent endormi.
— Pourquoi y a un crâne dessus ? demanda-t-elle, sincèrement curieuse. C'est moche, la mort.
— C'est une tradition, dit von Falkenstein, qui n'avait nulle envie de se lancer dans un cours d'histoire militaire alors que tous les occupants de la pièce commençaient à s'agiter en toussotant. Et c'est pas la mort, c'est le mépris de celle-ci et du deuil, justement. C'est parce qu'on a perdu une guerre avant celle-là.
— Ah bon, répondit-elle en baissant la main, visiblement peu intéressée.
Il tapa sèchement sur le bois avec ses phalanges repliées, ce qui la fit sursauter.
— Ils veulent une démonstration, lui rappela-t-il, soucieux de recentrer le sujet sur les priorités.
Elle se noua en une pelote encore plus compacte sur son siège.
— Non, marmonna-t-elle. Ce n'est pas bien. J'ai pas envie de les regarder, ou de leur parler. Aux ombres, je veux dire. Je préfère quand elles se tiennent tranquilles, sinon, elles me font trop peur.
Von Falkenstein soupira. Pianota quelques secondes sur le bois au verni craquelé avec ses doigts. Elle suivit ce tambourinement inquiétant du coin de l'œil.
— Dis-moi, s'enquit-il après cette courte pause. Qu'est-ce qui te fait le plus peur ? Ton bojeglaz ou le fait que si tu n'obéis pas, je vais te fracasser le nez sur cette putain de table en te tenant par les cheveux ?
Elle se crispa.
— Nina ne vous laissera pas faire, affirma-t-elle dans un souffle. C'est mon amie.
— Oh, tu sais, l'amitié, de nos jours, faut plus trop compter dessus, répondit-il avec un sourire sans joie. Alors fais un effort, parce que je suis en train d'en faire un, moi aussi, vu que je prends quand même la peine de te le demander.
— Alors, qu'est-ce qu'elle attend ? s'impatienta alors Krauss quelque part dans son dos.
— La ferme, docteur Krauss, sinon je vous fais manger votre glossaire, rétorqua-t-il sans prendre la peine de se retourner. Vous le ferez passer avec votre camomille !
Trop concentré sur celle qui se trouvait devant lui, les mains toujours serrées sur ses jambes, il n'écouta pas la réponse acerbe qui lui parvint. N'en tirant aucune réaction satisfaisante, il se redressa, tapota le boîtier de sa montre en guise d'avertissement et fit le tour du pupitre. Elle le suivit du regard tout en essayant de le cacher.
Une fois dans son dos, il poussa la chaise en avant d'un pied ferme. Elle en étouffa une exclamation terrifiée.
— Au travail, lui indiqua-t-il.
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