5 Ania
Après avoir essayé en vain de ne plus penser à ce qu'elle lui avait dit dans le couloir, elle parvint tout de même à s'endormir, assommée à force de se repasser le hurlement suraigu de Nina en boucle dans son esprit. Ce cri déchirant s'était planté en elle et avait refusé de la lâcher. Il était descendu de ses oreilles jusqu'à son bas ventre, lui tordant l'entrecuisse dans un sursaut venimeux qui lui avait salopé l'intégralité de la culotte. L'envie avait été si intense qu'elle l'avait poussée à quitter le lit pour descendre et elle avait franchi les marches dans un rêve fuligineux.
Elle savait pourquoi Nina vociférait ainsi. Elle brâmait à s'en lacérer la glotte parce qu'on s'apprêtait à la torturer et elle avait trouvé son hurlement particulièrement sensuel. Elle s'était demandée quel degré de terreur était nécessaire pour qu'un être qui lui avait paru aussi fort se mette soudain à piailler ainsi ; et elle s'était demandée si un jour, ça lui arriverait aussi. Cette question lui avait comprimé les entrailles au point de les faire couler entre ses cuisses et elle avait voulu connaître la réponse avec une intensité inédite. Là, dans le couloir, elle avait souhaité qu'il lui fasse mal au point de l'étouffer dans sa propre morve en la jetant contre les murs. Elle aurait voulu qu'il se force entre ses jambes en la tenant par les cheveux. Ses propres doigts se seraient agrippés à lui, à ses épaules, pour le lacérer et ne plus le laisser repartir. Au moins, ça l'aurait peut-être découragé de retourner en bas pour y malmener Nina jusqu'à ce qu'elle en perde la raison en plus de lui donner ce qu'il voulait depuis si longtemps. Elle était sûre qu'en s'enroulant enfin autour de lui, elle lui ferait perdre toute envie de détruire ce qui l'entourait. Elle était prête à lui laisser ce qui lui restait de dignité et l'autoriser ensuite à dormir tranquillement dans son giron toutes les nuits de sa vie durant, tant qu'elle était la seule à en souffrir. Bien que prête à le supplier, elle n'avait pas osé. C'était de sa faute s'il avait fini par redescendre, elle n'avait pas réussi à se montrer assez convaincante.
C'était une illusion stupide, bien entendu. Elle l'avait compris depuis longtemps mais s'y accrochait quand même. Rien ni personne ne pourrait jamais le changer. Si elle avait une chance immense, il se montrerait juste plus délicat et attentionné avec elle qu'avec les autres. Au lieu de l'attacher à un lit, ou l'envoyer dans un camp, ou dans l'usine de von Lindstradt, il se contenterait de se l'approprier tout à fait, de la tordre suffisamment fort et suffisamment longtemps pour qu'elle devienne l'incarnation parfaite de l'idée qu'il se faisait de l'amour. Ce n'était pas grave. Elle était convaincue que ça lui plairait quand même, comme ça lui avait plu d'entendre Nina hurler. Se le répéter sans discontinuer l'aida à trouver le sommeil.
*
Le dimanche matin, elle traîna au lit jusqu'à ce que la faim ne la remette debout. Levée après tout le monde, elle prit un petit déjeuner conséquent avec pour seule compagnie Gustav et le docteur Hoffmann. Celui-ci ne se montra guère plus bavard que le chat, se contentant de l'informer que l'Obersturmbannführer Vogt avait désormais besoin de ses services en continu et qu'il n'irait donc pas en France.
— Je m'en fiche, répondit-elle sans le regarder. J'aurais bien voulu que cette prostituée lui tire dans la tête et qu'il crève. Mais tant mieux pour vous, je suppose.
Hoffmann la regarda d'un air interdit et pendant un instant, il parut sur le point d'ajouter quelque chose sous le coup de l'émotion. Ania ne lui en laissa pas l'occasion, s'emparant de son assiette avec l'intention de la terminer dans sa chambre en toute quiétude.
— Krauss a relâché ton petit copain polonais, ce matin, dit Hoffmann dans son dos. Tu pourras aller lui dire bonjour, si tu veux. Je lui ais demandé de semer des carottes. Depuis Gebbert, on n'en a plus.
Elle se sentit légèrement mieux. Préférant continuer sa lecture d'Orages d'acier d'Ernst Jünger que lui avait prêté Dahlke, elle sauta le repas de midi. Elle n'avait de toute manière aucune envie d'adresser la parole à qui que ce soit pour l'instant. Vers quatorze heures, seule Anneliese vint lui rendre visite. Elle s'assit près d'elle afin de lui demander ce qu'elle pensait du témoignage de Jünger.
— C'est bien écrit, lui dit Ania. Mais je pense qu'il ment tout le long. Ce n'est pas ça, la guerre.
Anneliese émit un son difficile à interpréter. Ania supposa qu'elle n'était venue la voir qu'à contre-cœur. Ces derniers jours, quelque chose la tourmentait, incitant son visage à se fermer et ses mains à s'agiter sans raison quand elle parlait et elle avait l'impression qu'elle l'évitait. Elle n'aurait pas dû lui parler de toute cette histoire de vourdalak et la laisser plutôt croire à un tour que lui aurait joué son esprit surchauffé. Malgré sa passion pour l'astrologie, Liese traitait l'existence du bojeglaz comme une maladie anormale qu'il valait mieux ignorer.
— Demain, on part à Stuttgart, lui dit Anneliese. J'aimerais bien que tu viennes. Ça serait sympa. On irait voir Renate. Qu'est-ce que tu en penses ?
— Ça me ferait plaisir, admit Ania. Elle est plutôt drôle, Renate. Il m'avait dit qu'on viendrait peut-être. J'irais lui demander.
À cette affirmation, Anneliese se contenta de réprimer un soupir avant de s'en aller. Ania lui en fut reconnaissante de ne pas se lancer dans un de ses discours interminables visant à la décourager de fréquenter von Falkenstein de trop près. Comme si elle avait le choix, tiens.
À la moindre de ses allusions ironiques, elle devait s'empêcher de la traiter de pauvre conne avant de lui déballer en détail toutes les saletés qu'elle imaginait souvent durant la nuit ou dans la baignoire. Un jour, elle le ferait, juste pour voir la tête qu'elle tirerait alors qu'elle lui racontait à quel point elle avait envie qu'il lui comprime la jugulaire d'une main en lui fourrageant l'entrejambe de l'autre, et sans enlever ses gants, que ce soient ceux en daim ou ceux en caoutchouc. Ça serait presque aussi marrant que de voir la blockleiter Goeretz gerber à la terrasse du bistrot, elle en était sûre. Elle lui dirait même qu'elle l'aimait, malgré tout ce qu'il lui avait fait et là, c'est sûr qu'Anneliese la laisserait tranquille, vu qu'elle arrêterait tout simplement de lui adresser la parole. Au final, elle souhaitait juste avoir une amie à qui parler sans qu'il soit systématiquement dans la conversation d'une manière directe ou détournée. Ce n'était quand même pas trop demander que d'avoir une amie qui ne la jugeait pas constamment, qui n'essayait pas de lui faire la morale alors qu'elle ne comprenait absolument rien à ce qu'elle pouvait bien vivre ou ressentir.
Bien sûr, ça lui aurait quand même fait plaisir que d'aller rendre visite à Renate avec Dahlke et elle. Elle avait beau garder un souvenir amer du Marienhospital, elle avait apprécié la compagnie de cette jeune femme pétillante. Peut-être qu'à la maternité, elle obligerait l'ombre de son bébé à le déchirer de l'intérieur devant elle et ça la ferait autant hurler que Nina la nuit d'avant. Il serait alors intéressant d'entendre ce que von Falkenstein aurait à dire sur son attitude. Le connaissant, il risquait plutôt d'éclater de rire.
C'est avec cette sanglante fantaisie en tête qu'elle se mit à sa recherche en fin d'après-midi. La voyant tourner en rond dans le dispensaire sans réussir à le trouver et sans se résoudre à quitter le bâtiment, Dahlke finit par la prendre en pitié et lui dire qu'il était retenu dans le bureau du docteur Krauss.
— Pas grave, lâcha-t-elle. Il m'aurait dit non de toute manière.
— Non à quoi, Niouchka ? s'étonna Dahlke.
— À tout, dit-elle. Je vais clamser dans cet Institut pourri, et lui aussi.
— Il est interdit de clamser ici, répondit Dahlke, se décomposant quand même un peu. Pas tant que je suis en service. Je peux savoir pourquoi t'es énervée comme ça, aujourd'hui ?
Elle mit un certain temps à trouver une explication qui ne lui donnerait pas un bon prétexte pour s'enfuir loin d'elle en courant.
— J'ai entendu Nina crier, dit-elle. Ça m'a gâché ma nuit.
— Pauvre chaton, commenta Dahlke avec une certaine froideur.
— Est-ce que vous avez dû la tenir ? demanda-t-elle, cédant à sa curiosité morbide.
Il s'interrompit complètement dans ce qu'il était en train de faire pour la jauger avec un intérêt dégoûté.
— Hors de ma vue, dit-il sans conviction réelle. J'ai pas le temps pour tes conneries.
Malheureusement, à l'Institut, personne n'avait jamais le temps pour ses conneries. C'était dommage. Ania était persuadée que si on la prenait plus au sérieux, ce futur grand centre de la culture germanique aurait fermé depuis longtemps.
S'armant de l'œuvre qu'elle s'était mise en tête de terminer avant la fin de la semaine, elle s'échappa enfin à l'extérieur. En passant devant la cellule de Nina, elle ignora soigneusement sa voix enrouée qui l'appelait par son surnom.
Le temps était au beau fixe, bien que l'horizon assombri présageât une saucée mémorable propre aux orages de printemps. Seule, elle n'allait jamais plus loin que le terrain qu'occupait le dispensaire. Non pas qu'il le lui ait interdit de vive voix. Il s'en fichait pas mal qu'elle vaque dans le parc durant des heures pour regarder Gustav courir derrière les canards ou les lapins sans jamais parvenir à leur arracher autre chose qu'une touffe de poils ou de plumes. Trop impressionnés par son uniforme noir qui la surplombait en permanence même quand il n'était pas là, les soldats de la Liebstandarte lui foutaient la paix. Seul Fuchs osait de temps en temps lui proposer un Fanta ou un magazine qu'il ramenait d'Illwickersheim et elle acceptait toujours avec plaisir, si bien que sa table de chevet disparaissait désormais sous les numéros de Signal. Propagande stupide, disait Anneliese avec mépris. Ania n'était pas tellement d'accord. Elle appréciait plutôt le contenu du journal, qui traitait de sujets aussi divers que les traditions païennes qui avaient donné naissance à Pâques, les caractéristiques particulières de l'architecture de Speer ou encore comment allumer un feu quand on était perdu en pleine nature. Souvent, il y avait aussi de longs reportages photographiques et c'était ce qu'elle préférait, car elle ouvrait alors une grande fenêtre sur le monde inconnu qui l'entourait. La plupart étaient signés par le kriegsberichter A. Sternberg, qui possédait d'ailleurs une plume précise et assez poétique, même quand il traitait des difficultés des opérations en terrain ennemi et elle avait fini par le considérer comme une voix fiable pour lui raconter la splendide histoire contemporaine de l'Allemagne. C'est grâce à lui qu'elle apprit d'ailleurs qu'Ernst Jünger, dont elle était justement en train de parcourir la chronique romancée sur la guerre précédente, avait été également mobilisé sur le front français actuel sous le grade de capitaine. Elle se surprenait parfois à imaginer ce que le correspondant de guerre Sternberg aurait trouvé à dire sur l'Institut de l'Ahnenerbe.
À genoux dans la terre noire et grasse du potager, Vadek bêchait avec un acharnement admirable. Il n'avait pas de gants. Ses bras étaient sales jusqu'aux coudes. Bien qu'elle passât à quelques mètres de lui, il ne releva pas la tête de son œuvre tandis qu'elle s'installait sur le banc pour le regarder travailler. La dernière fois qu'elle l'avait vu, un soldat de la Liebstandarte avait le canon de son arme pointé à l'arrière de son crâne. Vadek n'avait échappé à la mort seulement parce qu'elle avait assez pleurniché pour faire pitié à von Falkenstein et il n'avait pas l'air de lui en être spécialement reconnaissant.
Après avoir fait semblant de lire pendant deux ou trois minutes, elle se résigna enfin à lui adresser la parole en premier.
— Est-ce que tu as encore mal ? s'intéressa-t-elle.
— Un peu, grogna Vadek. Mais le docteur Hoffmann m'a fait un bandage pour me soulager et je travaille un peu moins. Viktor a insisté. C'est lui qui commande, maintenant.
— Super, dit-elle. J'adore le docteur Krauss. Même si c'est un sale pédé, il m'a toujours traitée correctement. Pas toi ?
Sa provocation tomba à plat. Vadek continua à semer ses graines avec parcimonie, les recouvrant d'une fine couche d'humus d'une main délicate.
— Parfois, je vais dans les caves, reprit-il. Pour amener à manger à Romy. C'est la femme qui a tiré sur l'Obersturmbannführer Vogt. Elle est très gentille, même si elle a beaucoup de mal à parler, à cause de sa mâchoire. Je dois la nourrir morceau par morceau, sinon elle n'y arrive pas. Elle m'a prise dans ses bras. Ça m'a rappelé ma mère.
— C'est parce que ta mère était aussi une pute ? demanda Ania avec un intérêt sincère.
Les épaules de Vadek tressautèrent tandis qu'il riait sans joie aucune, les doigts enfoncés dans le sol humide.
— Je t'ai sauvé et tu ne me dis même pas merci, ajouta-t-elle. C'est grâce à moi que t'as pu à nouveau sortir, parce que je l'ai dit à Liese, qui l'a ensuite dit à ton Viktor. Ce n'est pas juste.
Il se tourna enfin vers elle, posant ses mains crasseuses sur son pantalon gris. Son visage était de marbre.
— Viktor n'arrête pas de dire que c'est toi la pute, dit-il. Et il a raison. Tu ne lui résistes pas beaucoup, à ton officier. Il dit qu'il lui a suffi de te donner à manger et de t'attribuer une chambre. Pute, répéta-t-il avant de cracher au sol. Et t'as l'air contente en plus, la pute. Plutôt crever que de devenir comme toi et dire merci. Je vis encore mais je ne dirais jamais merci.
— Oh, répondit Ania. Ce n'est pas très gentil, Vadek.
— En Pologne, ils ont commencé à construire un camp beaucoup plus grand que celui-là, dit-il avec un vague geste en direction des briques rouges du dispensaire. Quand on sort du camion, ceux comme lui nous attendent. Des médecins, c'est. Ils font deux files. Gauche, droite. Tu sais jamais si tu vis ou si tu meurs. Famille, à droite. Moi à gauche. Tu sais jamais.
— Et alors ? demanda-t-elle, ennuyée. J'ai plus de famille non plus. Tu veux que je pleure pour la tienne ? T'es quand même mieux dans ce jardin avec tes carottes plutôt que là-bas, non ?
— C'est pareil, mentit Vadek sans tressaillir. Je deviendrais jamais comme toi. Je dirais jamais merci, même si Viktor est très gentil avec moi. Toi, t'es kaputt, la pute. Ça se voit que tu l'aimes bien, ton kurwa de SS. Cafards à tête de mort, avec leurs files. Tuent pour un oui ou pour non. Te dirais jamais merci, verstehen ?
C'était révoltant. La pitié qu'elle ressentait pour lui se mua en rage incendiaire. Elle dut se retenir pour ne pas l'étrangler avec son ombre timide. Elle n'avait pas envie d'avoir à nouveau affaire au docteur Krauss. Serrant les mains, elle le fixa avec ce qu'elle pensait être un somptueux dédain mais Vadek ne fit que froncer des sourcils, guère impressionné par la pauvre gamine en chemisier bleu clair qu'elle était.
— Si je pouvais, je crèverais ton sale chat, dit-il entre ses dents. Que ce soit celui qui marche à quatre pattes ou celui avec les bottes.
Ce fut trop pour ses nerfs. Bondissant du banc avec un cri de rage, elle le rejoignit en trois grandes enjambées pour le frapper à la tête avec son livre. Vadek ne leva même une main pour se défendre, encaissant le coup sec en détournant la joue.
— Verstehen, sourit-il en se palpant la pommette endolorie. Herr SS-Hauptsturmführer.
Cela la fit hurler à nouveau et elle lui asséna à nouveau le bouquin en pleine face, de toutes ses forces. Vadek cessa de rire. Le recul l'avait contraint à se plier trop brusquement, appuyant sur son flanc fragile, et il bascula sur le côté, amortissant sa chute d'une main incertaine.
— Pute, grogna-t-il. T'es qu'une pute à SS.
Elle lui décocha alors un talon pile sur ses côtes pétées. Vadek se mit à hululer de douleur. Son cri sinistre résonna longtemps contre les parois du bloc médical avant d'être avalé par le massif de glycines. Sonnée par sa propre violence, Ania se plaqua une main sur la bouche avant de reculer précipitamment. Elle avait soudain envie de vomir. Recroquevillé au sol, Vadek continuait à gémir. Pressant le livre désormais écorné contre sa poitrine, elle se balança d'avant en arrière jusqu'à ce que Dahlke ne débarque, sûrement alerté par la vocifération inhumaine qu'avait poussé le polonais.
— Il m'a insultée, réussit-elle à balbutier en réponse à ses exclamations atterrées. Alors que je n'ai fait que le défendre. Ce n'est pas juste.
— Y en a marre de tes caprices, lui dit-il. Rentre.
Elle parvint à se ressaisir. Planté devant elle, Dahlke ne faisait pas mine d'aller relever Vadek, qui avait cessé de geindre aussitôt qu'il l'avait remarqué.
— Je veux qu'il crève, précisa-t-elle.
— C'est ça, répondit-il en la chassant. Va donc courir chercher Hansi pour qu'il le traîne à nouveau devant un peloton d'exécution. Ras le cul ! Plus mon problème !
Elle s'arrêta à l'angle du mur.
— Y a jamais quoi que ce soit qui a été ton problème, Olrik, s'exclama-t-elle, tremblante. Toi aussi t'es juste un SS de merde. Verstehen ?
— Oui, oui, allez, va te calmer, répondit-il en balayant de la main dans sa direction. Tu me diras ce que t'as pensé de Jünger quand tu l'auras fini.
Toujours aussi furieuse et déboussolée, elle réintégra l'intérieur du bâtiment d'un pas alourdi. Une fois devant la porte entrouverte du bureau désert de von Falkenstein, elle balança Orages d'Acier à travers la pièce, l'envoyant valdinguer en plein milieu de la table de travail en bordel, où l'ouvrage renversa un encrier mal vissé et un pot rempli de crayons avant de disparaître. Le liquide noir et visqueux se répandit un peu partout, avalant feuilles volantes et dossiers sous une traînée de tâches longilignes. Un véritable désastre. Contempler ces ravages la calma plus efficacement que la claque qu'elle allait sûrement se prendre ensuite. Se disant qu'elle allait plutôt accuser le chat, elle alla récupérer le pauvre livre avant de s'enfuir en courant.
— Ma chérie, l'appela une voix douce à travers une porte dans le couloir. Ania, viens me voir, ma belle.
Elle reconnut Nina. Enfin, la chose qui imitait désormais sa voix à la perfection, l'intonation mielleuse en plus. Le sang lui battant aux tempes, elle poussa la porte.
— Bonjour, lui dit distraitement Karolina.
Assise près du lit, celle-ci s'était attelée à son sempiternel point de croix dont ces travaux précédents ornaient fièrement le bureau d'Hoffmann. Installée sur sa couchette aux draps récemment changés, Nina lui adressa un sourire lumineux qui contrastait affreusement avec son allure défaite. Ramenés en arrière, ses cheveux n'avaient pas été lavés depuis des semaines. Elle portait une horrible blouse d'hôpital tâchée de traces rosâtres d'un sang trop profondément incrusté pour partir au lavage. Un bandage imbibé de pommade lui ceignait le front, renforçant son allure démente. Les sangles qu'elle avait porté durant longtemps lui avaient laissé des traces livides sur les poignets, bien qu'elle essayât de les dissimuler sous l'épais ouvrage qu'elle tenait entrouvert devant elle, calé sur un coussinet en patchwork de sa propre fabrication.
Son ombre ne se trouvait nulle part.
— Karolina, dit-elle doucement à l'infirmière. Pouvez-vous nous laisser, je vous prie ? Je voudrais discuter avec notre petit ange en toute intimité. Ça fait si longtemps.
— Pas de problèmes, répondit Karolina.
— Vous êtes adorable.
La vraie Nina n'aurait jamais parlé de cette manière. Karolina ne pouvait l'ignorer, elle la connaissait depuis l'ouverture de l'Institut. Elle tout comme Hoffmann et Anneliese avaient fini par apprendre la nature du traitement qu'on lui avait administré et tout comme eux, elle devait attribuer ce soudain changement au miracle de la sismothérapie. Ania savait que ce n'était pas vrai. Nina était morte et son ombre avait pris sa place, tout comme avec Lutz et elle était devenue mademoiselle Muller.
— Je voulais te dire merci, sorcière, siffla-t-elle une fois Karolina partie. Viens plus près que je te regarde.
Poussée par une curiosité malsaine, repensant à son cri atroce, Ania alla jusqu'à son lit. Aucun halo difforme ne tournoyait désormais autour de son corps. Repliée à l'intérieur, l'ombre lui était désormais indécelable. Elle ne pouvait plus agir dessus d'une quelconque manière. Elle était devenue une partie intégrante de son ancienne amie après l'avoir rendue complètement folle. Se palpant les tempes avec des doigts distraits, mademoiselle Muller passa quelques longs instants à la scruter en se mâchonnant l'intérieur de la bouche.
— Tu es si belle, finit-elle par lâcher dans un soupir. Si fine et si blonde.
— Euh, dit Ania, qui ne s'attendait pas du tout à ça. Merci, c'est gentil. Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Pourquoi tu me vouvoies, tout à coup ?
— Je sais ce que vous êtes, répondit-elle. Et je ne vous connais pas. Est-ce que vous allez essayer de me tuer, comme Gestalt ?
Mademoiselle Muller renonça donc à jouer la comédie devant elle.
— Nous ne sommes pas tous comme Gestalt, répondit-elle. Je sais que tu as eu l'occasion de me voir sous un très mauvais jour, mais je t'assure que je ne te veux aucun mal. D'habitude, je suis un être très pacifique. Je souhaiterais juste exister autrement que suspendue en parallèle entre deux réalités difformes.
Ania recula prudemment, les bras enserrant l'œuvre de Jünger comme elle l'aurait fait avec Gustav. Au pire, si mademoiselle Muller faisait mine de se jeter sur elle, elle pourrait toujours se défendre en lui envoyant les strophes du capitaine de la Wehrmacht en plein museau, comme avec Vadek. Mais l'ancienne Nina ne semblait manifester aucune envie de cette sorte, se contentant de la fixer avec des yeux un peu tristes au milieu d'une figure encore plus triste et fatiguée. Elle n'avait pas confiance pour autant.
— Menteuse, répondit Ania. Le bojeglaz, c'est mauvais, et toi aussi.
— Tu te trompes. Ce n'est devenu mauvais qu'à cause de tes semblables. C'est corrompu dans son ensemble, mais si on prend ses différents composants, on se rend compte que c'est bien plus complexe que le mal pur que tu t'imagines. Tu comprends ?
— Ça ne m'intéresse pas, lui dit Ania. J'en ai juste marre de souffrir à chaque fois que je vous vois. Vous êtes si laids. Vous me donnez envie de vomir. Vous ne devriez pas être ici. Toute ma vie, vous avez été partout où je posais les yeux. Vous m'avez rendu malade et je guérirais jamais. Si je ne vous voyais pas, on m'aurait crevée en Pologne et tant mieux. Partez. Il n'y a rien pour vous ici. Ils veulent vous transformer en monstres encore plus affreux que vous ne l'êtes déjà.
Mademoiselle Muller l'écouta déverser toute sa haine et son dégoût sans ciller ni s'en montrer affectée, ponctuant d'un gloussement cristallin le moindre terme péjoratif qu'elle employait.
— Moi, ils ne peuvent pas me transformer en monstre, répondit-elle en retirant les mains de son front bandé. Alors, je m'en fiche aussi. Et c'est très facile d'essayer de nous dire de partir alors que nous n'avons nulle part où aller.
Ania ne trouva rien à lui dire.
— J'espère que nous redeviendrons amies, ajouta alors l'ombre dissimulée derrière sa chair. Comme avant. J'aurais beaucoup de chance d'en avoir une aussi jolie et délicate que toi. Tu aimes les enfants, ma chérie ? Car je compte en avoir au moins quatre. Imagine un peu ça... moi qui n'étais... qu'une... carcasse... sur le bord de la route... en train de pourrir au soleil...
Elle s'était mise à haleter, ses traits tirés et déformés par une grimace de souffrance qu'elle dissimula entre ses mains jointes.
— Dieu que j'ai mal à la tête, souffla-t-elle à travers les doigts. Elle me paraît parfois si petite que j'ai peur qu'elle finisse par exploser. J'ai hâte que le docteur Laurentz revienne.
Inspirant et expirant longuement, elle finit par reprendre un air plus naturel, levant vers elle des yeux embués et troubles.
— Ce que tu es belle, dit-elle. Laisse-moi te toucher, je t'en supplie. Laisse moi te prendre dans mes bras pour te remercier. Je te suis tellement reconnaissante, tu sais.
Ania se déroba à la main recourbée qu'elle tendait vers elle pour lui saisir le bras. Déçue, mademoiselle Muller replia le coude, s'essuyant les paupières pour en chasser un début de larmes avant de poser la paume sur sa poitrine.
— Je te suis tellement reconnaissante, répéta-t-elle d'une voix qui commençait à se briser. À toi et à lui. Il n'a pas mis assez de produit dans la seringue et elle a eu tellement mal que ça l'a tuée, tu te rends compte ? Son esprit... envolé... un courant d'air. Tellement mal. Tellement tellement reconnaissante. Tellement heureuse, maintenant.
— Tant mieux pour vous, répondit Ania. Mais nous ne serons jamais amies.
— Je te ferais changer d'avis, je te le promets, affirma mademoiselle Muller. Je serais la plus fidèle et la plus loyale pour toi, ma sorcière. Tu verras.
— D'accord, dit Ania, toujours aussi figée. Alors allez prendre un fusil et mettez une balle dans la tronche de l'Obersturmbannführer Vogt, que je puisse enfin partir d'ici pour aller en Autriche et ne plus jamais revenir.
Mademoiselle Muller arrondit de grands yeux avant d'éclater d'un rire interloqué qui secoua l'intégralité de son corps sous l'épaisseur des couvertures rêches.
— Tu plaisantes, j'espère, dit-elle en reprenant son calme. Je ne pourrais jamais faire de mal à Augustus. C'est aussi grâce à lui que je peux vivre. S'il ne t'avait pas écoutée, le docteur Laurentz ne serait jamais venu me soigner et elle aurait fini par s'abîmer définitivement. Qu'est-ce que tu lis, mon cœur ?
Sortant enfin de sa paralysie, Ania s'éloigna d'elle à reculons, ce qui lui tira une exclamation contrariée.
— Ne t'enfuis pas comme ça, la supplia-t-elle. J'ai vraiment envie de te parler et de te regarder encore. Tu es si belle. Je voudrais être comme toi, tu as tellement de chance. Si ma tête n'explose pas, je reprendrais un couteau pour m'enlever toute cette graisse et te ressembler. Reviens, reviens, reviens.
Elle avait déjà claqué la porte. L'ombre était complètement dérangée. Elle l'entendit sangloter doucement et à la place de la pitié, elle ne ressentit qu'une répugnance lointaine.
*
À cause d'elle, Vadek fut définitivement chassé du dispensaire. Dans l'intention de lui faire la morale, le docteur Krauss envoya deux soldats au seuil du bâtiment pour lui servir d'escorte et von Falkenstein se contenta de leur rire bruyamment à la figure avant de les renvoyer là d'où ils venaient. Penauds, les soldats repartirent. Une demi-heure plus tard, Viktor Krauss débarquait en personne sans toutefois oser entrer et lui et von Falkenstein passèrent un bruyant quart d'heure à se disputer à l'extérieur. Vissé à la fenêtre de la cuisine, proche du préau, Dahlke passa ce quart d'heure à ponctuer chaque « gottverdammt » d'un claquement de mains et en compta douze. Au treizième, Krauss finit par tourner les talons à son tour, renonçant par la même occasion de convoquer qui que ce soit pour un incident aussi minime. Lorsque von Falkenstein revint, Dahlke l'applaudit chaleureusement avant d'être mis à la porte.
Une fois seul avec elle, il lui décocha un revers qui lui fit siffler l'intérieur de l'oreille. Si elle n'était pas assise à table à cet instant et si elle ne s'y était pas cramponnée, elle se serait écroulée au sol.
— Que je te reprenne plus jamais à jouer à la kapo, l'avertit-il alors qu'elle se redressait péniblement. Tu veux qu'on te colle une broche, comme à cette salope de Goeretz ?
— Non, dit-elle en baissant les yeux.
Sa joue la brûlait mais elle n'y porta pas la main, coinçant ses doigts entre ses genoux, les serrant entre ses os jusqu'à ce que la douleur de la compression lui fasse oublier celle de la claque. Il se tenait tout près, s'appuyant d'une paume sur la table, penché sur elle et elle savait qu'il ne fallait pas le regarder.
— Tu veux qu'on te mette un uniforme, comme à Muller ?
— Non plus, répondit-elle.
— C'est bien. Pour les femmes, les broches ou les uniformes, c'est un truc de frustrée ou de gouinasse. Alors tiens-toi mieux que ça. Est-ce que c'est compris ?
Des tas de choses désagréables lui envahissaient la tête.
Tout d'abord, il était très ironique de sa part que de lui donner des cours de bienséance au vu du nombre monumental de blâmes disciplinaires qu'il se traînait depuis des lustres. Ensuite, elle était sûre que s'il avait entendu ce que lui avait dit Vadek, il lui aurait infligé bien pire que deux malheureux coups d'Orages d'acier dans la figure et un petit talon dans le flanc. Pour finir, à ce moment précis, elle détestait à peu près tout ce qui l'entourait, lui y compris, et elle ouvrit la bouche pour l'en informer.
— Est-ce que c'est compris ? lui aboya-t-il à la figure avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit.
Elle tressaillit en l'entendant taper du plat de la main sur le bois, si fort que toute la vaisselle en tressauta. Ce tintamarre se superposa au sifflement toujours planté dans son oreille gauche.
— D'accord, répondit-elle. Je ne suis pas une kapo, j'ai bien compris. Mais il m'a quand même traité de pute à SS.
Il était visiblement trop en colère pour s'en offusquer.
— Voilà qui est extrêmement original. Mais il ne l'aurait pas fait si tu t'acharnais autant à vouloir lui parler.
— D'accord, répéta-t-elle, rougissant désormais de honte en plus de la gifle. Je ne le ferais plus.
— C'est pas ton demeuré de frère, insista-t-il en lui agitant sa maudite chevalière sous le nez. Pour lui, toi, moi, ça ne fait aucune différence. Et bientôt, lui aussi va crever, tout comme ton Vladi. Ça aussi, c'est bien compris, ou je demande à la Liebstandarte de te remontrer comment on fait ?
— Non, ce n'est pas la peine.
— Tant mieux, dit-il d'une voix plus calme en lui posant une main sur l'épaule. Je n'ai pas que ça à faire. Regarde-moi quand je te parle, s'il te plaît.
Elle s'y refusa. Ses mains, toujours coincées entre ses propres genoux, lui faisaient tellement mal qu'elle ne les sentait plus vraiment.
Il ajouta :
— Je suis désolé de t'avoir frappé.
Elle ne leva pas la tête pour autant. Il finit par renoncer, lui lâchant l'épaule pour lui caresser la joue à l'endroit-même où il l'avait cognée.
— Têtue, comme d'habitude, commenta-t-il.
Ania attendit qu'il soit parti avant de desserrer les jambes, libérant ses doigts ankylosés. Il lui fallut une minute entière de flexions avant d'y retrouver toute sa sensibilité. Une fois ses phalanges revenues à la normale, elle se leva pour se passer de l'eau froide sur le visage.
*
Le lendemain, Dahlke et Anneliese sautaient dans une voiturette de la Wehrmacht pour s'escamoter en direction de Stuttgart pour une dizaine de jours. Dahlke avait essayé de négocier le prêt de la Mercedes sans grand succès. Ania leur dit aurevoir sans ressentir le moindre pincement au cœur. Elle savait que si elle se tenait bien les jours suivants, il lui restait encore une mince chance d'aller en ville pour les rejoindre et y passer un moment agréable. Cette pensée rassurante l'aida à s'endormir le soir-même.
Quelques heures plus tard, au plus sourd de la nuit, elle ouvrit les paupières en entendant des coups qu'on assénait sur la porte.
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