4 von Falkenstein
Il prit le risque d'attendre que la tempête passe. La température descendit encore, malgré le moteur allumé. Assommé au pharmakon local, Jensen finit par s'endormir, ou mourir de froid, pour ce qu'il en avait à faire. Au bout d'un long moment, quand la neige cessa enfin de tomber, il s'assura tout de même que son compatriote respirait encore en lui décochant un coup de coude dans les côtes. L'idée de sortir dans cette hostilité polaire en compagnie d'une épave à moitié bourrée le mit en rogne et il dut lutter contre lui-même pour conserver une voix calme.
— On y va. D'après Rip Merken, y a un ressortissant allemand dans les parages.
Jensen grogna d'approbation et entreprit de lutter contre la petite congère qui s'était formée contre sa portière. La Gaz s'était arrêtée sur une pauvre étendue parsemée de cailloux et de flaques boueuses gelées. En coupant le moteur, von Falkenstein n'était pas sûr que ce tacot survivrait à la nuit. Encore assommés, ils prirent un moment pour examiner les alentours. Une seule maison était éclairée de l'intérieur, entourée de carcasses mortes. Plus haute que ses voisines, c'était la seule à posséder un perron couvert. Le bois qui avait servi à sa construction était lissé et goudronné par endroits afin d'en améliorer l'isolation. Sa cheminée crachait un panache de train sans discontinuer. Un de ses murs était en pierre et contre celui-ci s'étendait un potager, qui se résumait à des gravats neigeux.
— J'imagine que c'est là, dit Jensen, le gratifiant d'un de ses nombreux commentaires éclairés.
Von Falkenstein se mit en mouvement. Il essayait de ne pas songer à l'absurdité de la situation : deux imbéciles en tenue inadaptée, frigorifiés jusqu'à la trame, venus dans le coin le plus oublié de l'Ukraine afin de rendre visite à un professeur de musique et enquêter sur une série de morts inexpliquées dont tout le monde n'avait rien à faire. Si cette histoire de nœud tellurique s'avérait inexacte et qu'il découvrait que Bereznevo avait juste été ravagée par la tuberculose, Krauss risquait de faire connaissance avec la partie la moins plaisante de sa personnalité et d'y perdre une ou deux dents. Un Jensen se dandinant nerveusement sur les talons, il frappa à la porte. Seul le silence lui répondit. Les vitres étaient trop embuées pour qu'ils puissent distinguer quoi que ce soit à l'intérieur. Von Falkenstein réitéra avant d'enfoncer les mains dans les poches. Il ne sentait presque plus ses doigts.
Un homme d'une quarantaine d'années, chandail grossier et pantalon épais, leur ouvrit enfin et une chaleur humide le frappa en plein visage. La différence de pression provoqua un courant d'air violent qui claqua une lourde porte dans les tréfonds, faisant hurler une femme. Une toux maladive et discrète résonna quelque part au loin.
— Herr Kaldwerk ? dit von Falkenstein en s'empêchant de claquer des dents.
Le front bas mais dégarni, l'intéressé les toisa tous deux comme s'ils venaient de tomber de la lune.
— Mais ça va pas de se balader dehors par un temps pareil ? lâcha-t-il. D'où sortez-vous ?
— De l'Institut de l'Ahnenerbe, répondit Jensen à sa place. S'il vous plaît, on peut entrer avant de perdre un orteil ? Je ne sens plus mes pieds.
— Euh, oui, bien sûr, dit Kaldwerk en se poussant pour les laisser passer.
Nourrie par un poêle en argile, la chaleur qui régnait à l'intérieur le fit instantanément suffoquer. Jensen s'empressa de défaire son écharpe et déboutonner sa gabardine. Malgré ses dimensions, l'isba paraissait étriquée, probablement à cause de la prolifération pathologique de tapis accrochés au mur afin de tenir le froid à l'extérieur des rondins. La majorité du mobilier en bois était rustique mais solide. Il compta quatre manteaux et autant d'ouchankas accrochés à l'entrée. Dans un excès de politesse, Jensen s'essuya consciencieusement les semelles sur le paillasson, dérangeant bottes en caoutchouc et grolles fourrées. Leur masquant l'intérieur de son foyer en se tenant dans l'embrasure, Kaldwerk avait pincé la bouche, guère ravi de les voir débarquer.
— Vous venez au sujet de Gustav Rip Merken ? s'enquit-il, son ton froidement poli confirmant cette dernière impression. Je n'avais pas prévu d'héberger d'autres fascistes allemands cette année. J'ai une famille.
— Des fascistes ? répéta Jensen.
— On veut juste savoir ce qui s'est passé, dit von Falkenstein, faisant l'impasse sur l'hostilité de leur hôte improvisé. Je suis médecin.
De manière générale, cette affirmation déverrouillait les attitudes les plus hermétiques. Kaldwerk se détendit imperceptiblement. Uniforme noir ou pas, on faisait toujours confiance à ceux de sa profession ; d'autant plus dans une campagne reculée où les bovins étaient plus nombreux que les gens avec un minimum de savoir académique. D'après les habits et les chaussures éparpillés dans l'antichambre communicante, ce Kaldwerk avait au moins deux mioches et probablement les problèmes qui allaient avec, s'il se fiait au toussotement lointain. Il était prêt à examiner autant de gorges irritées et de nez morveux que nécessaire tant que l'autre ne les mettait pas à la porte.
— Oh, vraiment ? dit Kaldwerk. Ça m'embête vraiment de vous demander ça, euh...
— Hauptsturmführer von Falkenstein, répondit celui-ci en comprenant qu'il venait de gagner leur droit d'entrée en territoire ennemi. Vous en avez un de malade ?
— Un début de pneumonie, confirma Kaldwerk. Et le vétérinaire le plus proche est à quinze kilomètres d'ici.
— Comment ça, le vétérinaire ? demanda von Falkenstein et Kaldwerk eut un hochement de tête peiné.
— Ça coûte moins cher qu'un vrai docteur à Kiev. J'ai beau être professeur, je reste un étranger.
Sans s'encombrer de plus de cérémonies, Kaldwerk se décala et les invita à le suivre d'un signe de tête. Il avait beau faire des économies sur les frais médicaux de sa propre progéniture, il s'en sortait bien mieux que la moyenne des habitants de ce pays déplorable. Correctement chauffée et éclairée, sa maison exhalait le confort miteux que s'aménageaient les rats. Malgré son allemand maternel et son nom qui n'avait rien de slave, Kaldwerk vivait comme l'un d'entre eux. Samovar sur la table en bois. Couvre-lits à motifs floraux primitivistes et tout une pléthore d'icônes dorées posées sur une étagère sur le mur est. Jurant dans cette profusion d'orthodoxie, le camarade Staline jugeait son environnement en levant le menton. Tout près de l'énorme poêle traditionnel dont la partie supérieure avait été aménagé en lit, il avait réussi à caser une seconde table carrée, surmontée par un poste radio éteint. Enfin, un piano droit plaqué de frêne, poussé loin de l'unique fenêtre, témoignait de son activité d'enseignant de l'art. Un visage féminin suspicieux les lorgna par l'interstice de l'unique chambre avant de refermer prestement la porte. Ils devaient tous dormir dans la même pièce.
— Ne faites pas attention à elle, leur dit Kaldwerk. Elle ne parle pas allemand.
Ainsi il avait même épousé l'une de leur espèce, avilissant son sang. Elles étaient certes jolies, mais les engrosser en toute connaissance de cause revenait à se pourrir. Si ça ne tenait qu'à lui, von Falkenstein aurait volontiers noyé leurs petits bâtards contre-nature dans une bassine. Il dissimula soigneusement son mépris derrière une indulgence de façade. De toute évidence, Kaldwerk avait tourné le dos au bon sens depuis longtemps et le moment était mal choisi pour se livrer à la bataille des idées, s'il ne voulait pas retourner crever dans la toundra. Il n'eut pas non plus le cœur de refuser le thé trop infusé, abominablement noir, qu'il leur proposa. Celui-ci resta amer malgré la confiture dont il se servit pour le sucrer, mais eut au moins le mérite de lui décongeler la gorge. Après avoir fini le sien, Jensen posa sa maudite bouteille sur la table et pour la première fois, Kaldwerk eut un mince sourire. Le poêle fonctionnant à plein régime distillait une température qui devait avoisiner les trente degrés, si bien que von Falkenstein se débarrassa de son manteau puis de sa vareuse, ramolli par la chaleur. Prévenant, Kaldwerk lui laissa le temps de fumer une cigarette avant d'engager la conversation.
— Qu'est-ce que vous nous voulez ?
Il n'aimait pas beaucoup la brusquerie de son ton. Pendant un court instant, il se demanda s'il n'était pas plus simple de tous les fusiller avant de jeter leurs corps dans la neige. Il y renonça presque aussitôt. Kaldwerk pourrait encore leur servir. Après tout, il avait côtoyé Rip Merken de près. C'était la seule chose qui lui garantissait d'être encore en vie après leur départ, mais il ne donnait pas l'air d'en avoir conscience.
— À vous, pas grand-chose, dit von Falkenstein. Mis à part une ou deux nuits à l'abri et des repas chauds, à la rigueur.
— J'ai le choix ? s'enquit Kaldwerk.
Prostré sur la banquette, Jensen remua pour s'accouder à la table, avachissant sa bonne centaine de kilos sur le bois avec une telle force qu'il faillit en renverser une tasse. Kaldwerk recula avec prudence.
— Non, dit Jensen.
Ce sac à vin en feldgrau avait au moins un avantage : son effet dissuasif sur la plèbe. Dissimulant son trouble, Kaldwerk reporta son attention sur le plus civilisé d'entre eux.
— Parlez-moi du docteur Rip Merken, plutôt, dit von Falkenstein tandis que Jensen retournait à son état végétatif, assommé par le sauna qui régnait à l'intérieur.
Kaldwerk se renfrogna.
— Il a débarqué du jour au lendemain, un peu comme vous. Sauf que lui payait le gîte et le couvert. Il disait qu'il conduisait des recherches sur le village, pour le compte d'un institut d'anthropologie allemand.
— Il vous a dit quel genre de recherches c'était ? demanda-t-il.
— Le genre qui ne m'intéressait pas, répliqua Kaldwerk avec une insolence insupportable. Sur le folklore. Les marais. Il ne parlait pas beaucoup, vous savez, et j'ai assez à faire comme ça.
Von Falkenstein, qui commençait sérieusement à se demander si une nuit dans le froid n'était pas préférable à ce séjour en plein milieu d'une fournaise volcanique, sortit les dossiers du docteur sans grand enthousiasme. C'est à peine si Kaldwerk y jeta un œil désintéressé.
— D'après nos sources, il y a eu des morts ici, dit-il.
— Depuis quand est-ce que les fascistes du Reich se soucient des morts qu'il y a chez nous ? Vous avez dû sacrément déconner pour qu'on vous envoie aussi loin pour une histoire aussi bête, quand même.
Von Falkenstein laissa planer un silence, se contenant de le fixer. Kaldwerk résista, tint bon une minute entière, puis finit par s'avouer vaincu.
— Ça a commencé mi-octobre, dit-il en se resservant un fond de son thé affreux avant de le diluer avec l'eau bouillante du samovar. Comme les enfants du pope y sont passés en premier, ils ont cru à la colère de Dieu. Je suis athée, précisa-t-il. C'est Katia, la pratiquante. Quand la femme de Soloviev s'est tuée de chagrin, elle a voulu partir avec les autres.
— Partir où ? s'enquit von Falkenstein.
— À Krasnoye Selo. Loin de la tourbière. C'est vrai qu'elle est malsaine, expliqua Kaldwerk en reposant sa tasse dans la soucoupe. Mais je ne suis pas superstitieux, alors on est restés. Il ne reste plus grand monde, la moitié du village a déserté peu avant le Nouvel An. Je dirais qu'au total, on a dû avoir dix ou quinze morts, avec les enfants.
— Et vous les avez vus mourir ? Vous savez ce qui s'est passé ?
Il haussa des épaules. Von Falkenstein commençait à s'agacer. Il ne s'était tout de même pas infligé tout ce calvaire pour tomber sur quelqu'un qui en avait encore moins à faire que lui. Merde, c'était injuste. Par fierté personnelle et perfectionnisme, il allait au moins chercher véritablement ce qui s'était passé ici et apporter des réponses. Il se donnait trois jours. S'il repartait bredouille, son égo d'animal appliqué en prendrait un sérieux coup. Depuis toujours, il ne supportait que mal l'échec, même quand il s'agissait d'une affaire aussi stupide que celle de Bereznevo. Il savait que plus on allait le contrarier, plus il allait s'acharner, en commençant par Kaldwerk.
— Faites un effort, dit-il.
Sa voix était devenue d'une politesse menaçante. Kaldwerk avait repris son thé et le toisait avec insolence. Dans ce silence seulement perturbé par le crépitement du poêle et la toux tremblante en provenance de la pièce close, von Falkenstein se sentit lentement glisser dans des eaux troubles qu'il ne connaissait que trop bien ; les mêmes qu'il s'efforçait de contenir et de faire taire à grands renforts d'activité physique excessive, puis en devenant chirurgien.
Mais parfois, comme maintenant, les hémorragies contrôlées et l'épuisement sportif ne suffisaient pas.
— Faites un effort, répéta-t-il, sinon je vous promets que j'irais chercher votre sale race de mioche pour l'étouffer. S'il a vraiment une pneumonie, il va lâcher en moins de dix minutes.
Kaldwerk reposa sa tasse d'une main tremblante. Comprenant enfin que le vrai danger ne venait pas du grand veau blond, il pâlit. Son regard buté alla à Jensen, qui, pendant un court instant, lui renvoya sa propre expression déboussolée. Son air surpris disparut vite sous l'indifférence typique qu'on leur inculquait à Wewelsburg.
— Je vous écoute, dit von Falkenstein.
— Je ne sais pas, répondit Kaldwerk après avoir ravalé sa salive. Je ne les ai vus que de loin. Selon Rip Merken, Berejnevo a été bâtie sur un nœud tellurique particulièrement complexe. Il n'arrêtait pas de tracer des lignes dans la poussière.
— Je croyais que c'était Bereznevo, nota von Falkenstein. Les bouleaux.
— Non, vous vous trompez, dit Kaldwerk avec un respect forcé. Ça vient de « berejnoye », ce qui est situé sur la rive. Mais peu importe. C'est Rip Merken qui a examiné les malheureux décédés, pas moi. Je pense que c'est ce qui l'a rendu fou. C'était un citadin, peu habitué à la mort.
Une main sous le menton, von Falkenstein pianota sur la surface granuleuse de la table. Maintenant qu'il avait mis les choses au clair, leur hôte se montrait prodigieusement bavard. Comme quoi, il suffisait d'un rien. À vrai dire, il n'avait jamais tué personne. L'idée lui était concevable, la pratique, un peu moins. Au fond de lui, il savait que le meurtre allait à l'encontre de sa nature profonde ; après tout, il était médecin.
— Dans ses notes, il affirme qu'ils ont balancé les corps dans une fosse de coaltar, reprit-il après une courte pause.
— Pas du tout, dit Kaldwerk. Il y a bien un puits à goudron près des marais, mais ils se sont contentés de les entasser dans la neige. Impossible de creuser quand la terre est gelée aussi profond, vous comprenez.
Encore sous le choc de la menace, il avait pourtant l'air sincère. La peur ne laissait pas le temps d'élaborer des mensonges.
— Une idée de pourquoi il a inventé ça ? demanda von Falkenstein.
— Il était fou, répondit immédiatement Kaldwerk. La dernière semaine, il était persuadé que son ombre prenait vie et cherchait à l'étrangler dans son sommeil. Les corps n'ont jamais bougé, je vous le jure sur mes enfants.
— Des hallucinations, alors, dit von Falkenstein.
— Je suppose, oui. Les marais sont sinistres et personne n'y va, certes, mais le seul danger qui y rôde, c'est les risques d'enlisement. Y a même une famille qui y vit depuis des années, tout près du goudron, et ils n'ont jamais été malades. C'est bien la preuve que la fosse n'est qu'une fosse.
— Des gens y habitent ? demanda-t-il, surpris.
De son souvenir, Rip Merken n'avait mentionné ce fait nulle part. Après avoir dilué son thé à la vodka, Jensen remuait furieusement sa cuillère dans la tasse, ce qui arracha une moue terrifiée à Kaldwerk.
— Oui. Evgueni Yaroslavitch Kupchenko et sa femme, Galia Nikolaïevna. Ils ont trois enfants, plus âgés que les nôtres. Un grand garçon qui s'appelle Vladislav, Youri et Ania, leur dernière, expliqua-t-il, ennuyé. Pour ce que j'en sais, elle doit avoir dans les quatorze. On ne les voit pas beaucoup. Ils vivent isolés et les lignes électriques ne vont pas jusqu'à chez eux. Parfois, on les voit remonter la route pour se rendre à Krasnoye Selo, pour la farine. Ils ont un cheval de trait et vivent chichement. Orthodoxes, comme la plupart ici, mais on les voit jamais au culte. Ça doit être des pratiquants à l'ancienne, avec le père en guise de chef spirituel. Ils n'ont jamais posé de problèmes.
Rip Merken avait bien noté quelque chose au sujet d'une maison près du puits de houille, maintenant qu'il y pensait. Il devait s'agir du foyer des Kupchenko. Von Falkenstein décida donc de creuser de ce côté-là.
— Et donc, vous ne pensez pas qu'ils soient liés aux morts d'une quelconque manière ? demanda-t-il. Ou qu'ils aient pu, je ne sais pas, traîner les corps dans le trou à cause de leur foi ? Vous avez dit qu'ils ne se rendaient jamais à l'église.
Kaldwerk le regarda comme s'il venait de se mettre à brailler une chanson paillarde, ce que von Falkenstein trouva particulièrement insultant.
— Pourquoi vous pensez ça ? dit-il.
— C'est juste une question, répondit von Falkenstein en omettant de citer les notes du bon docteur dérangé.
La réaction abasourdie de Kaldwerk lui prouvait au moins que toutes les spéculations fantaisistes de Rip Merken n'étaient qu'un ramassis absurde accouché par un esprit malade. Cela n'expliquait en rien ce qui s'était passé à l'Institut, mais tout de même, cela le conforta dans son idée initiale : le feu radiesthésiste n'avait jamais eu toute sa tête.
— Vous pourrez aller leur demander, reprit Kaldwerk. Ce n'est qu'à quelques kilomètres, et vous avez la chance d'être motorisés. Je vous promets que vous tomberez sur une famille tout à fait dans les normes.
— Dans vos normes à vous, peut-être, soupira von Falkenstein.
— Vous dites ça parce que vous êtes un citadin étranger, répondit l'autre en terminant sa tasse. Ici, l'électricité est un luxe, tout comme le lait concentré.
Alors qu'il sortait ses cigarettes, Kaldwerk lui demanda s'il pouvait lui en prendre une. Il l'examina attentivement et siffla d'admiration en reconnaissant la marque avant de l'allumer en s'aidant d'une brindille qu'il pêcha dans le fourneau du poêle.
— Je vous laisse un paquet si vous nous laissez dormir ici, proposa alors von Falkenstein en posant celui qu'il gardait en réserve près du samovar. La bouteille si vous nous indiquez la direction exacte pour se rendre chez vos ermites demain à l'aube.
Jensen faillit protester mais se retint au dernier moment.
— J'ai des sulfamides, ajouta von Falkenstein et Kaldwerk manqua de s'étouffer avec la fumée de sa cigarette de qualité.
— Des sulfamides, répéta-t-il, presque rêveur. C'est le paradis qui vous envoie.
L'Ahnenerbe ne correspondait pas vraiment à l'idée que von Falkenstein se faisait du paradis, mais il garda cette réflexion pour lui.
— De l'aspirine, aussi, poursuivit-il. Du charbon actif pour l'eau et d'autres choses. J'ai pris tout ce que j'ai jugé utile en cas de maladie. Les sulfamides soigneront votre petit malade plus efficacement que le vétérinaire. Ça risque de lui retourner l'estomac pendant un bon moment, par contre.
— Faut que j'aille pisser, annonça Jensen en se levant.
— C'est dehors, lui indiqua Kaldwerk. Je veux bien le charbon, aussi, si ce n'est pas trop vous demander.
— Allez me chercher ça dans la voiture, dit von Falkenstein en jetant les clés de la Gaz vers Jensen.
Les réflexes amoindris par l'alcool, celui-ci les rata de plusieurs centimètres et dut les récupérer au sol. Enfilant ses différentes couches d'uniforme, il disparût dans un claquement de bottes lourdes et un courant d'air glacé. Von Falkenstein resta en tête avec Kaldwerk, qui avait fini de fumer.
— Je vais en parler à Katia, annonça-t-il comme le silence s'éternisait. Mais ça ne devrait pas poser de problèmes.
— Faites donc ça, commenta von Falkenstein et Kaldwerk fila sans demander son reste.
La porte de la chambre se referma dans un bruit sourd et il entendit un verrou qu'on tirait. Une conversation animée commença à filtrer à travers le bois, dans un mélange d'ukrainien et de russe qu'il ne comprit que mal. Cela ne l'intéressait pas. Si Kaldwerk ne leur cédait pas sa chiche hospitalité, il repasserait au chantage. Jensen tardait à revenir et il se demanda s'il ne s'était pas écroulé dans la neige. Il n'alla pas vérifier et préféra s'allonger à moitié sur la table, la tête entre les bras. La fournaise avait fini par dénouer tous ses muscles et il n'aspirait plus qu'à dormir. Quelque part au-dessus de lui tiquait une vieille horloge à coucou.
— Vous êtes vraiment très fort pour négocier, Herr SS-Hauptsturmführer, dit Jensen en revenant enfin, le visage rosi par le froid, chargé de leurs musettes de voyage qu'il laissa tomber à même le sol. Vous n'avez jamais pensé à travailler dans le commerce ?
— Non, répondit-il sans prendre la peine de redresser la tête. Mais ma famille était dans le minerai d'argent, avant le grand effondrement. J'ai appris l'art du marchandage avant de savoir parler, à mon avis.
— Je comprends mieux l'étui et le briquet, alors, commenta Jensen en se rasseyant. Leur affaire n'a pas survécu ?
Von Falkenstein, qui n'avait guère l'envie de s'épancher sur les déboires de sa dynastie ruinée, s'étira jusqu'à se faire craquer l'omoplate.
— Il me reste le von et une demeure de chasse dans les Alpes. La mine, les usines et l'élevage de chevaux ont été vendus pour éponger les dettes. Ma mère a dû reprendre un travail dans l'administration locale et mon frère s'échine dans les Jeunesses en plus de l'école. Quant à mon père, je crois qu'il ne s'en est jamais véritablement remis. On a gardé la gouvernante et le jardinier. J'espère que ça répond à votre question.
Jensen eut un grognement affirmatif. À son plus grand soulagement, il ne chercha pas à en savoir plus. De l'avis de von Falkenstein, son histoire n'avait rien de particulièrement intéressant. Le retour de Kaldwerk lui épargna probablement une discussion ennuyeuse de plus.
— Elle est d'accord, dit-il, paraissant presque surpris par ses propres paroles. À condition que vous nous donniez d'abord les sulfamides. On va les lui administrer nous-mêmes.
— Et pourquoi ça ? demanda von Falkenstein, intérieurement ravi de ne pas approcher leur engeance contaminée.
— Katia veut pas que vous le touchiez. D'après elle, s'habiller de noir en dehors du deuil porte malheur. Elle a peur qu'il meure.
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