4 Nina

Elle avait tant bien que mal ravalé sa fureur à l'encontre de von Falkenstein. Elle n'avait pas du tout aimé la manière avec laquelle il avait privé cette malheureuse gamine de la chaîne et de la croix qu'elle portait autour du cou, ni de l'air que celle-ci avait arboré durant tout cet interminable examen médical. Ne rien comprendre à ce qu'il lui disait n'avait fait que renforcer sa rancœur. Von Falkenstein avait un passif solide dans l'art de cracher des saloperies, ce n'était un secret pour personne au sein de l'Institut, et elle le soupçonnait de s'être montré particulièrement zélé avec Ania. Le fait qu'il n'ait pas réussi à la faire pleurer relevait pour elle de l'exploit surhumain. Même Hoffmann y était passé, craquant un sanglot un soir de décembre dernier et lui avait participé à la grande guerre.

— Qu'est-ce qui vous fait sourire comme ça ? s'enquit Bruno alors que von Falkenstein les rejoignait enfin de sa démarche peu pressée. J'ai raté quelque chose de drôle ?

Ania s'était réfugiée entre Nina et lui quelques instants auparavant, lorgnant son environnement avec sa méfiance habituelle.

— Vous avez rien raté du tout, Herr Zallmann, lui répondit von Falkenstein avec flegme. Mis à part vos cours d'éducation civique, peut-être, trop occupé à participer à des complots communistes que vous étiez.

— La situation de Bruno a été résolue, intervint Krauss, sentant les ennuis arriver même à cette distance. Par vos confrères de la Gestapo. On en a déjà discuté, Hauptsturmführer.

— Je plaisante, dit von Falkenstein sans se départir de son sourire de fouine arrogante. Gottverdammt, détendez-vous, un peu. J'ai l'impression d'être le seul idiot de bonne humeur de toute la région, car vous êtes tous là à faire la gueule en permanence. On dirait presque que vous revenez du front.

— C'est rien, Viktor, dit Bruno. Allons-y.

Décidant que ce n'était plus son problème, Krauss leur emboîta le pas. Allumant une autre cigarette malgré les panneaux d'interdiction placardés à l'entrée, von Falkenstein les suivit en retardant de quatre bons mètres.

Nina aimait beaucoup le département d'archéologie de l'Institut, inauguré il y a moins d'un an. Elle y passait tout son temps libre, ou presque, souvent en compagnie de Bruno qui s'extasiait sur les runes ou les frontons architecturaux des peuples proto-germains. Jensen passait parfois leur rendre visite, penaud à l'idée de devoir apprendre à écrire correctement. La plupart des résidents de cette annexe étant absents, en expédition sur les côtes arctiques dans l'espoir d'y trouver des ruines de Thulé – l'annonce de cette escapade avait fait hurler de rire von Falkenstein et Bruno pendant au moins quarante-cinq minutes – le bâtiment avait été confié à un archiviste qui préférait traîner à la caserne avec Gebbert et les autres plutôt que d'assurer son service de gardiennage.

Le silence qui y régnait apaisa quelque peu la tension qui palpitait dans la poitrine de Nina depuis la veille. Tandis qu'ils traversaient les coursives, elle songea que ce lieu était le refuge idéal si elle voulait apprendre l'allemand à Ania. Personne ne viendrait les déranger. Et surtout, le bâtiment était situé très loin du pavillon médical, si bien que von Falkenstein n'y mettait jamais les pieds. Nina ignorait d'où lui venait ce soudain instinct de protection. Elle ne voulait pas vraiment se l'avouer, mais Ania lui évoquait une version plus jeune et démunie d'elle-même. Elle aussi avait dû se battre et ravaler ses larmes en permanence. Et encore, elle avait la chance d'être allemande, elle. Au moins la considéraient-ils comme un être doué de raison, et pas une chèvre qui avait la fantaisie de marcher sur ses deux pattes arrière.

Surtout, surtout, elle n'aimait vraiment pas la manière que von Falkenstein avait de la fixer. Oh, c'était furtif, toujours en biais, quand il était persuadé que personne d'autre n'y faisait attention mais Nina, elle, elle voyait alors que tout le monde avait le dos tourné. L'expression qu'il arborait alors, se mordant la lèvre inférieure avec ses canines beaucoup trop longues, lui paraissait déplacée et anormale – elle ne durait qu'une fraction de seconde, pourtant ; cependant, à force de côtoyer les prédateurs, Nina avait appris à les reconnaître. Et von Falkenstein faisait partie de la pire espèce, ceux qu'on ne repérait que trop tard, ceux, rampants et sifflants, qui parvenaient toujours à leurs fins sans que l'on s'en rende compte. C'était les coups imprimés dans les côtes de la gamine qui avaient tiré une sonnette d'alarme dans son crâne. Après tout, elle était psychiatre en plus d'être une déviante. Les névroses, Nina connaissait, elle était d'ailleurs très forte pour les reconnaître ; frapper, ce n'était qu'une forme de désir complètement tordue, une envie mutilée par leur doctrine et leur uniforme ; cogner ou baiser, ils ne savaient plus faire la différence. Pour eux, c'était la même chose, deux versants d'un même problème : détruire ou prendre, brûler la terre ou y semer. Il n'y avait qu'à écouter les légendaires alertes Patrie-Mariage-Enfants de von Falkenstein pour se rendre compte de cette contradiction profonde. Prôner la vie, la reproduction, le repeuplement et les foyers heureux tout en arborant une tenue de deuil et un crâne morbide. Oui, malgré tout ce qu'il pouvait dire sur le bienfait des Lebensborn et des médailles de maternité, il était encore plus détraqué qu'elle et Ania en était la preuve.

Ils étaient presque parvenus dans la salle d'exposition où Krauss avait fait conserver la créature dans du formol. Nina attendit qu'il y soit entré, et, sans lâcher l'épaule d'Ania dans un réflexe de défense, elle s'approcha de Bruno.

Celui-ci lui adressa un froncement de sourcils interrogateur mais Nina ne pipa mot avant que von Falkenstein ait disparu de son champ de vision. Elle n'était pas persuadée que Bruno la prenne au sérieux, pas après les évènements de la veille (elle ne regrettait cependant pas son jet de pantoufle) mais elle se devait de tenter tout de même. Il était son seul espoir, malgré la déception permanente qu'il lui infligeait ces derniers temps.

— Je n'aime pas comment il la regarde, lui confia-t-elle de but en blanc.

— Comment qui regarde qui ? s'étonna Bruno.

— Lui. Comment il la regarde, elle, répondit Nina avec un léger signe de la tête vers Ania. Bruno, je t'en prie. Il l'a cognée. Il va recommencer, et s'il ne recommence pas, il va faire pire. T'as une fille du même âge. Ça te plairait qu'elle soit à sa place ?

Saisissant enfin le sujet qu'elle abordait, Bruno se renfrogna. Il enleva ses lunettes, comme à chaque fois qu'il se trouvait contrarié, pour ensuite les remettre sur son nez après les avoir sommairement nettoyées. Elle eut le droit à son sempiternel air professoral ; une expression de supériorité lasse, elle s'en rendait désormais compte. Il ne la prenait pas au sérieux. Elle se demandait s'il l'avait un jour fait.

— Franchement, t'es encore là-dessus ? soupira-t-il. Alors qu'on est en pleine avancée majeure dans la connaissance de ce qui nous entoure ?

— Tu veux dire que peu importe si on la maltraite tant que ça te permet d'en savoir plus ? s'effara Nina. Je croyais que tu valais mieux que ça.

— J'ai jamais dit une chose pareille, dit Bruno, sur la défensive. Mais... mais, Nina, elle vient de Pologne et là-bas, c'est la guerre. Durant la guerre, même les enfants ne sont pas épargnés. Hans n'y est pour rien.

Nina crut avoir mal entendu.

— Ah oui, on en est aux prénoms, maintenant, constata-t-elle, à la fois furieuse et dégoûtée.

— Je sais que vos rapports sont difficiles depuis le début...

Elle eut un sifflement incrédule.

— Mais c'est pas un monstre, poursuivit Bruno en l'ignorant. Aucun de nous ne l'est. Tout ce que je veux dire, c'est que tu devrais te concentrer sur ce que nous avons découvert plutôt que sur tes conflits d'ordre personnel. Au bout d'un moment, je ne pourrais plus intervenir en permanence pour calmer les choses.

— Intervenir en... répéta Nina, complètement sciée. Mais tu dis jamais rien, Bruno ! Tu ne fais que lui dérouler le tapis rouge ! T'as beau hurler aux alertes PME, tu le fais toujours dans son dos, et en face, c'est à peine si t'es pas en train de te prosterner comme à la Mecque !

— Tu sais quoi ? s'énerva-t-il enfin, écartant largement les bras. Oui ! Tu as raison. Et tu devrais faire pareil ! Tu veux que je te raconte à nouveau ce que ceux de son espèce ont failli faire à ma famille ? Comment ils ont débarqué pour tout fouiller ? Ce qu'ils ont dit, ce qu'ils ont insinué ? Ce qu'ils ont envisagé...

Sa voix tarit. Il n'entrait jamais dans les détails sordides, même devant elle, et Nina n'avait jamais insisté pour qu'il le fasse. Il rajusta ses lunettes d'une main tremblante avant de poursuivre :

— J'étais juste enseignant, Nina, un idiot d'enseignant qui avait le double tort d'être alsacien et avoir pris une carte chez les cocos. Je suis désolé, je n'irais plus jamais contre eux. Et cette fille n'est pas la mienne.

— Donc, si je comprends bien, je ne compte plus sur toi ? s'enquit Nina avec froideur. Parce que tu t'es fait un ami SS. Et que tu penses enfin être à l'abri.

Il eut l'air gêné.

— J'ai pas dit ça, commença-t-il. Bien sûr, s'il lève la main sur elle, je réagirais. Et je ne serais pas le seul. Mais ça n'arrivera pas. Je t'en prie, Nina, laisse tomber cette histoire, d'accord ? Oublie-là. La fatigue te rend parano et on est sur le point de... d'ouvrir une porte, j'ai pas d'autres mots.

Nina le jaugea en silence. Elle comprenait son attitude en même temps qu'elle l'abominait. Cette lâcheté affichée en plein jour, assumée plutôt que niée, la rendait malade d'impuissance, la renvoyant à son propre statut de paria. Tout le long de leur échange, Ania les avait fixés à tour de rôle, essayant de déchiffrer ce qu'ils disaient à partir de l'intonation et Nina lui adressa un sourire distrait.

— Herr Zallmann, dit-elle ensuite avec mépris. Vous me donnez envie de vomir.

— Je peux savoir ce que vous faites, tous les deux ? s'enquit Krauss en passant sa tête fripée par l'encadrement de la porte. Vous n'êtes pas encore en train de vous disputer, rassurez-moi ?

— Mais pas du tout, répondit Bruno dans un pieux mensonge.

Lui jetant une dernière œillade d'avertissement par-dessus ses lunettes qu'elle avait soudain envie de lui fracasser sur le front, il entra à son tour. Au prix d'un grand effort sur elle-même, Nina ravala l'affreuse boule pleine de piquants qui semblait s'être coincée quelque part sous sa langue et le suivit, poussant Ania devant elle.

*

La salle d'exposition en méritait à peine le nom, ce qui ne l'empêchait pas de constituer la petite fierté de Krauss qui l'avait érigée en petit musée à la gloire de son œuvre.

Quelques babioles ramenées par l'expédition au Tibet s'étaient retrouvées enfermées dans des vitrines que personne ne prenait la peine de dépoussiérer. Des articles publiés par l'Ahnenerbe dans des journaux officiels, posés eux aussi sous glace, s'alignaient aux côtés de clichés de ruines diverses et d'un large portrait de tout le personnel de l'Institut. Coincée entre un Bruno armé de sa pipe et un Krauss mortellement sérieux, Nina y souriait comme une pauvre idiote. Comme von Falkenstein faisait partie des plus grands, il s'était retrouvé tout au fond et le photographe avait immortalisé sa bouche pincée et son air de perpétuel ennui avec une vivacité saisissante. Probablement trop bourré à ce moment-là, Jensen avait échappé à cette corvée. Se retrouver face à sa propre image argentique mit Nina mal à l'aise et elle lui tourna bien vite le dos.

Complètement ébahie, Ania avait tendu un doigt tremblant vers la cuve carrée qui avait été reléguée contre un mur vide. Incapable de prononcer le moindre mot, elle se contentait de pointer la forme noire qui y flottait depuis plus d'un an. Entre le gros aquarium scellé au chalumeau et elle, Krauss et Bruno s'étaient lancés dans un concours de celui qui cacherait le mieux son enthousiasme. Képi sous le bras, von Falkenstein, lui, s'était figé dans sa détestable posture de SS, menton levé, épaules un peu rejetées en arrière, mains croisées dans le dos et talons écartés comme à l'appel – encore un peu, se dit Nina, et il ferait cocorico.

Au bout de quelques instants, Ania retrouva la voix.

Bojeglaz, affirma-t-elle en pointant à nouveau la créature.

— Je le savais ! s'exclama Bruno en se tapant dans les mains.

Cette parodie d'applaudissement sinistre résonna sous le plafond. Les bras croisés, Krauss modéra sa propre curiosité en fronçant des sourcils. S'approchant de la paroi rendue à moitié opaque par les dépôts de saleté pour y coller un œil curieux, Ania se mit à pérorer en russe, terrifiée et incrédule à la fois.

— Qu'est-ce qu'elle dit ? s'enquit Krauss en se tournant légèrement vers von Falkenstein.

— Je sais pas, répondit-il avec une désinvolture insupportable. Elle parle trop vite, même pour moi.

— Bah demandez-lui de ralentir, s'excéda Krauss tout en s'approchant de la cuve. Quand même, Hauptsturmführer. Faites un effort, sinon on va pas s'en sortir.

Von Falkenstein ouvrit la bouche pour probablement rétorquer que ce n'était pas son gottverdammt de problème mais s'arrêta sur un signe de Bruno. Ravalant soupirs et remarques acerbes, il se posta près d'Ania et s'adressa à elle dans son dialecte natal. Cette barrière invisible qui se dressait entre la gamine et elle frustrait Nina au plus haut point. Elle se jura de commencer à lui inculquer les bases de l'allemand ce soir même. Bruno pourrait l'aider. L'enseignement, c'était sa force à lui, et elle était même prête à oublier tous ses griefs le temps de ces futures leçons. Il faudrait qu'elle lui en parle dès qu'ils seraient sortis d'ici.

— Bon, alors ? s'impatienta Bruno, tirant von Falkenstein de sa conversation incompréhensible.

— Alors, dit ce dernier en reportant son attention sur lui. Ce qu'il y a dans votre aquarium, là, c'est l'œil-dieu.

— Merci pour cet éclairage pertinent, intervint Krauss, qui avait toujours les bras croisés. Vraiment, Hans. On aurait pas deviné tout seuls en l'entendant dire « œil-dieu » en russe. Heureusement que vous êtes là.

— À votre service, dit von Falkenstein avec une politesse ironique. Mais j'avais pas terminé. Oh, la ferme, toi !

Il brandit une main menaçante au-dessus de la tête d'Ania, qui se tut aussitôt. Nina en eut mal au cœur. Elle chercha à attirer l'attention de Bruno, lui prouver en silence qu'on ne se recroquevillait pas ainsi sans raison, mais il continuait à observer la chose flottant dans son bain d'ammoniaque, un doigt sur les lèvres.

—Elle dit que c'est une ombre, était en train de poursuivre von Falkenstein. Ou, comment, déjà ? Une tâche. Mais d'après ce que j'ai compris, ce n'est pas censé avoir de forme physique.

— C'est-à-dire ? demanda Krauss.

— C'est pas censé se balader dehors lors d'une autopsie, répondit von Falkenstein en décochant une toquade sur le verre embué par la saleté. Ni exister, d'ailleurs, d'après ce qu'elle dit ! Normalement, enfin si vous voulez le qualifier de normal, bien sûr... tout ce que ça fait, c'est juste flotter près des gens en permanence.

Un silence abasourdi accueillit cette dernière affirmation. Dans son dos, la créature de cauchemar et ses yeux vitreux continuait sa lente décomposition au milieu du liquide de conservation. Le formol n'avait fait que ralentir sa décadence. Comme à chaque fois, Nina eut un frisson d'angoisse. Depuis qu'elle s'était retrouvée face à cette démence ambulante dans l'infirmerie, elle n'était plus revenue lui rendre visite dans son tombeau de verre rempli de mucus. Se pouvait-il que ce soit vrai ? Que ces choses immondes grouillaient dans l'air à l'instant-même ?

— Des tâches ? répéta Bruno, sceptique et déçu à la fois. Qui flottent dans l'air ?

— À côté des personnes, précisa von Falkenstein. À chacun la sienne, apparemment.

— Je vois pas de tâches, constata Bruno, qui s'attendait probablement à une explication bien plus spectaculaire.

— Moi j'en vois une, ne put s'empêcher d'ajouter Nina. Une grosse, et avec une barbe, en plus.

— Oh, Nina, s'offusqua alors Krauss, dissimulant habilement son début de sourire derrière son renfrognement habituel.

Bruno lui jeta un regard blessé puis finit par sourire d'un air penaud, se disant probablement qu'il l'avait bien mérité.

— Des tâches, d'accord, reprit Krauss avant qu'elle ne puisse ajouter quoi que ce soit. Invisibles, à part pour elle, si j'ai bien suivi ?

— C'est ça, répondit von Falkenstein, qui commençait visiblement à s'ennuyer. Ne me demandez pas comment ça se fait qu'elle soit la seule ici à les voir, je ne sais pas et elle non plus. Je vous épargne tout le passage où elle m'a raconté que la fosse remplie de goudron lui parlait après avoir pris la langue de son frère.

— Au contraire, s'exclama Bruno, si fort que Nina crut qu'il allait se mettre à sautiller sur place. Quelle fosse ? La langue de son frère, vraiment ?

— Calmez-vous, Bruno, dit Krauss. Mais oui, quelle fosse ?

— Celle pleine de goudron, répondit von Falkenstein, regrettant déjà d'avoir amené le sujet. Rip Merken l'a mentionné dans ses notes.

— Personne ne se souvient des notes de Gustav, intervint Nina. Ça remonte à il y a plus d'un an. Je pense que vous êtes le seul à vous en rappeler. Ce qui est quand même très étrange, vu que vous êtes aussi celui qui s'en fout le plus.

— Déjà, j'ai une très bonne mémoire visuelle, se défendit von Falkenstein avec un geste las. Ce qui est une excellente qualité, surtout quand on est médecin. Si vous voulez, je peux vous énumérer tous les os du corps les yeux fermés.

— Ça ira, merci, dit Krauss, totalement imperméable à l'ironie dont von Falkenstein l'arrosait en permanence. Donc, quel rapport avec la fosse et les tâches ?

— Bah, apparemment, soit la fosse a donné naissance aux tâches, soit le contraire. C'est si important que ça ?

— Tout ce que vous pouvez nous traduire est important, affirma Krauss. Merde ! Y a personne qui prend des notes ici, ou quoi ? Va falloir que vous répétiez tout ça à la sténo, Hans.

— J'en serais ravi, dit von Falkenstein avec un air qui disait tout le contraire. Je veux dire, en tant que médecin en chef de votre infirmerie, je n'ai sûrement que ça à faire.

— Oui, enfin, modéra immédiatement Nina. On peut pas vraiment dire que vous soyez débordé, là-bas, avec Hoffmann. Il a quand même le temps d'apprendre des tours à son canard entre deux consultations.

Von Falkenstein se contenta de la fixer d'un air indifférent. Bruno avait cessé de trépigner sur place. Le regard de pierre noire de Krauss allait de la cuve à Ania avec la régularité d'un pendule d'horloge.

— Comment s'y prend-t-elle ? demanda-t-il alors. Pour agir sur les gens comme elle l'a soi-disant fait avec Jensen ?

Il patienta le temps que von Falkenstein explique la question à la gamine. En parler lui faisait peur, Nina le lisait sur le moindre trait de son visage. À moins que ce soit à cause de von Falkenstein. La dépassant de trente bons centimètres, il la regardait de haut en permanence.

— Elle parle à leurs ombres, dit-il enfin.

— Je veux une démonstration immédiate, ajouta Krauss.

— Oui, Hauptsturmführer, intervint Nina d'un ton mielleux. S'il vous plaît, demandez-lui de vous balancer contre un mur. Pour la science.

Von Falkenstein lui adressa un sourire froid.

— Je suis sûr que ça vous aurait fait extrêmement plaisir, Muller, affirma-t-il avec une déception factice. Malheureusement, c'est impossible. D'une, je suis beaucoup plus important que le reste de cette assemblée de cirque et de deux, elle a déjà essayé et ça n'a pas fonctionné. Il me semblait vous l'avoir dit hier soir.

— Aucun souvenir de ça, dit Bruno.

— C'était en passant, répondit von Falkenstein en haussant des épaules.

— Pourquoi ça n'a pas fonctionné ? demanda Krauss, intrigué. Non pas que je le regrette, parce que c'est quand même vous qui nous l'avez amené.

— Et qu'on vous apprécie, pour tout votre travail à l'Institut et pour le Reich, s'empressa de spécifier Bruno.

— Arrêtez le cirage de bottes, Herr Zallmann, je ne suis pas vexé. Ça ne marche pas, c'est tout, s'agaça von Falkenstein. J'ai pas de tâche qui me suit à la trace, contrairement à vous autres.

— Ça doit être le sens de l'humour, commenta Krauss en pinçant la bouche. Ça les fait fuir.

— Bien essayé, docteur Krauss, lui concéda von Falkenstein, magnanime. C'est bon, on en a terminé avec toutes ces conneries ?

— Presque, le rassura l'autre. Demandez-lui de pousser quelqu'un.

Voyant von Falkenstein se tourner naturellement vers la personne qu'il détestait le plus parmi eux, Krauss leva le nez au plafond comme pour lui demander ce qu'il avait fait au monde pour mériter pareille compagnie. Si Nina n'était pas aussi terrifiée, elle en aurait ri.

— Pas de femme, dit-il. Bruno.

— Alors, est-ce qu'on ne pourrait pas plutôt faire appel au lieutenant Jensen ? demanda ce dernier d'un ton frileux. Déjà, il est beaucoup plus costaud que moi et apparemment, il sait déjà ce que ça fait.

— Ça va bien se passer, Herr Zallmann, lui déclara von Falkenstein en remettant son képi pour avoir les mains libres. Au pire, si vous vous déboîtez l'épaule, je pourrais vous la remettre en moins de deux minutes.

Au plus grand plaisir de Nina, Bruno eut l'air moyennement rasséréné par cette perspective.

— Voyons, Bruno, dit-elle d'une voix sucrée avant de le pousser en avant d'un geste doux comme elle le ferait avec Ania. C'est pour la découverte. Une porte qu'on ouvre, tu te souviens ? Et puis ça va aller, le Hauptsturmführer est là, tu peux te casser tous les os que tu veux, il va te les remettre en place aussi sec, vu qu'il les connaît par cœur. Vous êtes amis, non ?

Gottverdammdt, Muller, vous avez mangé quoi ce matin ? s'étonna von Falkenstein.

À cet instant précis, elle détestait bien plus Bruno que lui, si bien qu'elle se permit de lui répondre par un rictus aimable quoique forcé.

— Mettez-vous vers le centre, était en train de commander Krauss en direction de Bruno avec de grands gestes de chef d'orchestre. Et vous ! reprit-il à l'adresse de von Falkenstein. Surtout, vous lui dites de ne pas le pousser trop fort ! Je ne voudrais pas y perdre une vitrine. Elles m'ont coûté très cher.

— Oui, oui, lui lança l'intéressé. On va faire attention à vos vitrines, ne vous inquiétez pas. C'est compris, Herr Zallmann ? Faites gaffe à où vous allez tomber.

Comprenant qu'il ne pouvait compter sur le soutien de personne, Bruno se décomposa tandis qu'il s'exécutait, prenant place à bonne distance des étagères de verre qui recelaient les précieuses collections antiques de Krauss. Nina essaya tant bien que mal de dissimuler la satisfaction qu'elle éprouvait devant son malaise derrière une mine sérieuse. Après avoir enlevé ses lunettes pour les glisser dans la poche haute de sa veste, les bras le long du corps, Bruno se figea, partagé entre l'appréhension et l'obéissance imbécile.

Sa large silhouette, les épaules tassées comme s'il se préparait à encaisser une charge de cavalerie, lui apparut soudain ridicule et elle dut retenir un ricanement nerveux. Près de la cuve, von Falkenstein adressa une phrase laconique à Ania. Les bras autour de la poitrine, menton baissé, cette dernière n'eut aucune réaction. Krauss s'éclaircit la gorge avec impatience.

— Quel est le problème ? s'enquit-il.

— De toute évidence, elle a pas envie, répondit von Falkenstein d'un ton acerbe. Toutes mes excuses, hein, docteur Krauss. C'est pas une voiture, ça démarre pas une fois qu'on tourne le contact.

— Vous commencez sérieusement à taper sur les nerfs de tout le monde, Hauptsturmführer, dit Krauss, exprimant à voix haute ce que Nina pensait à l'instant-même. Pour faire le pitre, vous êtes toujours présent, mais quand il s'agit de vous faire obéir d'une petite pisseuse, il n'y a plus personne.

Toute envie de rire déserta le visage soigneusement rasé de von Falkenstein, qui pâlit même un peu. Nina eut un sourire de triomphe qui s'effaça bien vite lorsqu'elle comprit l'impair que venait de commettre Krauss. Il l'avait contrarié. Malgré son flegme étudié, von Falkenstein restait un homme d'une détestable espèce : ceux qui n'acceptaient pas qu'on remette en cause leur autorité, réelle ou figurée. Et surtout pas en public.

— Comme vous voulez, cracha-t-il en se tournant vers Ania.

De sa main droite, il lui décocha un revers sonore qui la fit tituber. Nina sentit un cri outré se coincer dans sa gorge. L'instant d'après, les larmes aux yeux et la bouche en sang à cause de ses gencives fragilisées, Ania pivotait vers Bruno, qui avait l'air tout aussi choqué que Krauss. Ravalant sa rage, Nina parvint enfin à parler.

— C'était vraiment nécessaire, ça ?

Bruno ouvrit la bouche pour répondre mais aucun son n'en sortit. Un de ses bras se leva à la verticale à une vitesse stupéfiante et il réprima une grimace de douleur. Tiré par une corde invisible, il fut contraint de se mettre sur la pointe des pieds, balbutiant des incohérences. Son épaule, puis son poignet émirent un craquement inquiétant alors que Nina voyait distinctement ses chaussures quitter le sol. Krauss se plaqua une main sur la bouche.

— Ça suffit, souffla-t-il alors que la main de Bruno s'étirait encore, comme s'il cherchait à toucher le plafond bien malgré lui.

Rien ne se passa. Le poignet de Bruno se tordit dans un angle contre-nature. Le bruit de l'os brisé résonna comme un coup de feu. Il se mit à beugler. Nina lutta contre le voile noir qui grignotait son champ de vision alors que Krauss se mettait à hurler :

— Ça suffit, bon Dieu ! Ça suffit, dites-lui d'arrêter !

Fasciné à la fois par les cris de Bruno et le fait qu'il se trouvait désormais à cinq centimètres au-dessus du sol, le bras empalé par un crochet invisible, von Falkenstein ne sembla rien entendre. À côté de lui, nez baissé et regard vitreux, la gamine luttait contre ses sanglots.

— HANS ! brailla Krauss.

Il revint enfin à lui, aboyant sur Ania. Comme celle-ci ne répondait pas, il leva à nouveau la main et Nina eut soudain de s'enfuir de cette salle étouffante à toutes jambes. Dans un couinement pitoyable, Bruno s'écroula par terre, serrant sa main démise contre sa poitrine. Un gémissement de douleur sourde filtrait entre ses dents. Nina n'eut pas le cœur à l'aider à se relever. Ce fut Krauss qui s'en chargea. Malgré sa mine secouée, il avait aussi l'air content, ce qui lui donna la nausée.

— Je vais bien, assura Bruno d'une voix blanche. Mais je crois que c'est cassé. Putain, ça me fait un mal de chien.

— Allez voir Hoffmann, lui conseilla Krauss avec prévenance. Mettez de la glace. Nina, accompagnez-le.

— Herr Zallmann est assez grand pour aller à l'infirmerie tout seul, dit-elle.

Hors de question qu'elle laisse Ania toute seule avec ces deux-là. D'une main tremblante, celle-ci essuya le sang qui lui coulait au coin des lèvres, ne réussissant qu'à l'étaler sur son menton. Renonçant à tituber jusqu'au bloc médical sous peine de s'évanouir, Bruno se laissa tomber sur un tabouret, blême comme du lait.

— C'était comme si quelqu'un se trouvait derrière moi, dit-il.

— Impressionnant, commenta Krauss.

Nina sentit une bouffée de colère l'envahir.

— La frapper était inutile, affirma-t-elle en croisant les bras.

Elle se félicita de s'entendre parler d'une voix qui ne tremblait pas.

— Ça a marché, c'est tout ce qui compte, répondit Krauss en posant une main rassurante sur l'épaule de Bruno, qui n'eut pas les forces de se dérober.

— Peu importe la méthode, ajouta von Falkenstein d'un ton ennuyé. Elle a juste un petit problème de discipline.

— C'est avec vous qu'elle a un problème ! s'écria alors Nina, brandissant un doigt mauvais dans sa direction. Vous pensez qu'elle allait se laisser faire alors que vous passez votre temps à la torturer ?

— Nina, parvint à souffler Bruno, qui avait commencé à transpirer à cause de la souffrance.

Mais elle n'avait pas l'intention de la fermer. C'en était vraiment trop.

— Enfin, Viktor, vous êtes aveugle ou quoi ? En arrivant ici, cette petite avait les flancs en compote ! Vous ne voyez pas que ce... que ce... que c'est un sale con qui adore cogner les plus faibles que lui ?

Elle n'aima pas du tout l'expression que prit Krauss. De toute évidence, il s'en fichait. Tout ce qui comptait pour lui, c'était ce qu'Ania pouvait faire. Peu importe la méthode, comme le disait si bien von Falkenstein. Cette découverte allait enfin lui apporter la reconnaissance qu'il cherchait tant. Mis au ban par les hautes instances du Reich pour une sombre histoire d'accusations de déviance sexuelle, Krauss souhaitait par-dessus tout revenir en pleine lumière. Présenter une gamine capable de soulever des hommes adultes de quatre-vingt-cinq kilos dans les airs sans les toucher, fut-elle rouée de coups pour s'exécuter, effacerait à coup sur tous les soupçons qui pesaient sur lui.

— C'est de la coercition à vocation disciplinaire, Nina, c'est tout, dit-il. Il a agi ainsi parce que je lui ai demandé de le faire.

— Ça se soigne, Muller, ajouta von Falkenstein, qui s'était appuyé à une vitrine basse pour s'allumer une cigarette. Ce que vous avez. Je vous l'ai déjà dit. Faites-vous ligaturer les trompes et vous allez voir que ça va vous soulager.

— N'en rajoutez pas, le prévint Krauss. Occupez-vous de Bruno, plutôt.

— Allez, on se lève, Herr Zallmann, annonça von Falkenstein en s'approchant du tabouret sur lequel Bruno était toujours avachi. Va falloir vous mettre un plâtre.

Coinçant sa cigarette entre ses dents pour avoir les mains libres, il redressa un Bruno vaseux avec le concours de Krauss. Ania les observait sans bouger d'un pouce.

— Vous aussi, vous avez pas l'air bien, Muller, lui lança von Falkenstein par-dessus l'épaule de Bruno. Vous voulez nous accompagner au bloc médical ? C'est une intervention bénigne, vous savez.

— Apprenez déjà à prononcer correctement votre propre nom de famille avant de vous occuper de mes ovaires, cingla Nina avec toute la rage qui lui restait en réserve.

Se servant de Bruno comme d'un bouclier, Krauss en profita pour entraîner von Falkenstein à sa suite sans lui laisser le temps de répliquer. Ils disparurent dans un claquement de talons désynchronisés. Nina se jeta vers Ania mais n'osa pas la toucher.

— Bruno, dit celle-ci avec un air désolé. Ami.

— C'est pas de ta faute, lui déclara Nina. Il le méritait, de toute manière. Viens, on va te chercher de la glace.

Elle ne parlait réellement que pour elle-même. Ania se laissa tout de même amener, trébuchant un peu. 

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