4 Ania

Elle s'était déjà mise en tenue de nuit et s'apprêtait à éteindre la lumière lorsqu'Anneliese revint enfin, la mine épuisée et les cheveux en bataille malgré sa queue de cheval nouée à la va vite. Avant qu'elle puisse lui demander quoi que ce soit, elle s'était précipitée sur elle pour la prendre dans ses bras et s'était écroulée ensuite dans son giron, le corps secoué par une crise de larmes insoutenable qui lui souleva le cœur. Ne comprenant aucunement la cause de cet effondrement soudain, Ania fit de son mieux pour la réconforter, se souvenant des mots et gestes qu'adoptait Nina lorsque c'était elle qui sanglotait ainsi, et Anneliese finit par sécher sa tristesse à grands renforts de soupirs. Caressant ses cheveux doux d'une main distraite, Ania ne put s'empêcher de se sentir un peu inquiète. Anneliese lui avait toujours semblé forte et sûre d'elle, privée des tourments qui la torturaient elle. Peut-être avait-elle cette impression tout simplement parce qu'Anneliese était bien plus âgée, elle devait avoir dix ans de plus, c'était une femme, une adulte accomplie, qui exerçait un métier éprouvant dans un milieu qui ne voulait pas d'elle.

— J'en ai marre, renifla Anneliese d'une voix étouffée sans pour autant se décoller de ses genoux. Je les déteste tous, autant qu'ils sont, car il n'y a rien d'humain en eux, ils sont juste mauvais...

Ne terminant pas sa phrase, elle se releva, et se tamponna les yeux d'un geste contrarié, comme si elle avait honte de ce qui venait de se passer.

— Et il ne vaut pas mieux, ajouta-t-elle sans la regarder, les mains coincées entre ses genoux serrés. Ton von Falkenstein, là. J'ai pourtant cru... je ne sais pas ce que j'ai cru. Que tu l'aurais rendu différent, peut-être, mais non.

Ania ne sut pas très bien quoi dire à cette affirmation. Von Falkenstein était von Falkenstein et il ne changerait jamais ; d'ailleurs, elle ne voyait pas très bien le rapport que sa présence ou non pouvait bien avoir avec sa manière d'être en général.

— Ils ont pris l'enfant à cette Tsigane, sous prétexte qu'il aurait une vie meilleure dans un de leurs établissements, dit Anneliese, expliquant enfin la raison véritable de son chagrin. C'est ignoble. Ce ne sont pas des choses qui se font, Tsiganes ou pas. Il n'a même pas sourcillé, il approuvait, même !

— Oh, comprit Ania. Mais c'est vrai, non ? Ce sont des gens qui vivent dans des roulottes, et qui sont toujours en route. Ce ne sont pas les meilleures conditions pour un bébé. Il a même de la chance, je dirais ! C'est ce qui m'est arrivé aussi.

Anneliese se tourna vers elle, la bouche tordue par un mélange de compassion et de dégoût qui lui noua le ventre pour une raison qui lui échappait.

— Je n'appellerais pas ça comme ça, dit Anneliese avec une voix douce en lui posant une main pleine de pitié sur la jambe. Ma chérie, ce n'est pas de la chance, ça. J'ai bien vu comment il te regardait. C'est tordu, c'est tout.

Pendant un court instant, Ania fut tentée de lui raconter toute la vérité. L'air atterré de son amie l'en dissuada aussitôt. Si elle en venait à se mettre dans un état pareil pour une obscure histoire de séparation forcée entre une mère et son enfant, de quelle manière réagirait-elle en apprenant comment avait fini sa propre famille ? Quelle serait son expression si elle avait la bêtise de lui raconter comment von Falkenstein les avait abattus de l'autre côté de l'étang, quel bruit les corps avaient fait en s'écroulant dans la neige, quel genre de sourire il avait arboré à ce moment-là... et le fait que ce souvenir-là ne remuait plus de tristesse véritable en elle ; pas plus que celui dans lequel Jensen collait une balle dans la nuque de Vladi sous l'hilarité générale. Anneliese ne comprendrait pas, tout simplement. Personne ne comprenait. Sauf lui, peut-être.

— Tu devrais t'en éloigner le plus possible, lui dit Anneliese en serrant son genou une nouvelle fois. Tu ne t'en rends probablement pas compte, tu es trop jeune... pour savoir à quel point ils peuvent avoir un ascendant sur nous. C'est ce qu'il veut, crois-moi. Tu n'as que quinze ans... t'as rien vécu... il va en profiter, c'est plus facile de te manipuler et de t'inciter à te comporter comme il le voudrait, je te l'assure, que quand t'es une femme faite et que tu sais distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l'est pas.

Ania eut envie de lui rétorquer que c'était un peu plus compliqué que ça, tout de même, et s'en empêcha ; elle n'avait pas envie d'avoir cette conversation avec elle, pas aujourd'hui. S'enliser dans cette discussion signifiait lui révéler ce qu'elle était capable de faire et elle ne désirait pas découvrir la réaction d'Anneliese à ce sujet, pas maintenant.

— Je sais que ce n'est pas simple, ajouta celle-ci, et elle devina que son trouble devait se lire sur le moindre de ses traits. Viens avec moi. Je t'amènerais loin de lui, je te le promets. J'ai un peu d'argent de côté, on ira chez mon oncle et ma tante, ils sont gentils, tu verras, on s'occupera bien de toi...

Ce fut bien trop pour qu'elle puisse en supporter plus. Après tout, elle ne cherchait qu'à l'aider. Nina avait essayé, elle aussi, d'une façon moins frontale, pour des résultats vains. C'était trop tard pour elle, Ania en prenait de plus en plus conscience. D'une manière ou d'une autre, il avait réussi à l'enfermer – non pas vraiment au sein l'Institut, malgré ses remparts et sa forêt – mais dans une prison plus vicieuse, aux murs invisibles, qui la tenait à la fois loin des ombres et de ceux prêts à tout pour la sortir de cet enfer. C'était mieux ainsi, bien que cela lui fasse beaucoup de mal, comme maintenant. Oh, bien sûr, Anneliese avait raison. Ce qu'elle vivait n'était pas sain, le comportement de von Falkenstein à son égard la troublait, d'autant que, plus d'une fois, elle se surprenait à fixer sa bouche en se demandant quel effet ça lui ferait de la sentir plaquée contre ses lèvres ; la plupart du temps, cela la répugnait rien que d'y songer mais parfois, parfois... un peu moins... et cela, à qui le dire ?

— Oh, Liese, dit-elle avant que ses larmes ne jaillissent à son tour et que son amie ne lui prenne les mains dans les siennes. Je ne peux pas. Si tu savais... ce qu'ils... ce que je vois... ce qu'ils m'ont obligé à faire... ce que j'ai dû regarder...

Incapable d'en révéler plus, craignant d'en avoir déjà trop dit, Ania garda le silence, préférant se serrer contre elle et Anneliese n'insista pas. Elle n'insistait jamais, Anneliese, c'était ce qu'elle aimait le plus chez elle ; elle se bornait à lui offrir son soutien sans s'offusquer de son mutisme, et pour cela, Ania lui en serait éternellement reconnaissante.

— Je ne peux pas partir, c'est trop difficile, finit-elle par prononcer. Tu comprendrais si tu m'accompagnais. Je voulais que tu viennes, et ils ont accepté. S'il te plaît, Liese...

Elle cacha habilement sa surprise et parvint à lui sourire.

— Bien sûr, lui promit-elle. Je viendrais. Cet hôpital, c'est de la merde de toute façon.

Ania poussa une exclamation de joie avant de l'embrasser. Cette certitude suffit à chasser toutes ses inquiétudes précédentes. Son enthousiasme contamina rapidement Anneliese, qui se délesta de ses chaussures afin de se blottir près d'elle en position assise.

— J'envisageais de partir d'ici de toute manière. Après aujourd'hui, dit-elle. Alors c'est avec plaisir. Personne ne va me manquer.

Elle prit un air songeur, se tapotant les lèvres d'un doigt distrait.

— Bon, à part l'Untersturmführer Siegler, admettons. Il avait d'excellentes notions d'anatomie féminine, c'était agréable. Pour changer.

Elle éclata d'un rire un peu triste devant son expression éberluée.

— Mais tu croyais quoi, ma pauvre ? commenta Anneliese en se cachant la bouche pendant un court instant. Que j'avais réussi à obtenir ma position grâce à mes compétences ? Enfin, oui, c'est grâce à certaines de mes compétences, mais pas du tout celles que j'espérais.

Il y avait une certaine ironie, une amertume particulière, dans son aveu.

— C'est comme ça que ça fonctionne, malheureusement, poursuivit-elle. Faut juste trouver à qui sourire, je suppose. Je fais avec les armes qu'on m'a données. Tu verras, tu vas t'en rendre compte, au bout d'un certain temps, même si ce n'est pas ce que je te souhaite.

— Je suis désolée, dit Ania.

— Oh, y a pas à l'être, bailla Anneliese en s'étirant avec paresse. Je m'y étais préparée. Siegler était plutôt gentil avec moi, quand j'y repense. C'était occasionnel, en vérité. Il est marié, quand même.

Elle se tut, en proie à des souvenirs qu'Ania n'imaginait que vaguement. Vaincue par sa journée éreintante, Anneliese lui souhaita la bonne nuit avant de revêtir sa chemise de nuit et de rejoindre sa couche.

Avant de parvenir à trouver une position confortable dans son lit, Ania médita à ce qu'elle venait de lui révéler sur sa propre vie au sein du Marienhospital. Nina ne lui avait jamais parlé de ce genre de situations en détail, mais Ania n'était pas bête, elle avait très vite compris que ce qu'elle avait entre les jambes la condamnait à une espèce de condition dégradée dont elle ne comprenait pas l'origine. Ses interrogations disparurent assez vite, cédant leur place à un bonheur diffus. Anneliese allait venir avec elle à l'Institut. En sa compagnie, les choses seraient bien plus supportables, elle en était persuadée. Cette conviction l'aida à trouver rapidement le sommeil.

*

Contrairement à son habitude, elle se réveilla très tôt, bien avant le lever du jour, tirée de ses rêves par une angoisse diffuse qui lui compressait la poitrine. Recroquevillée en position fœtale contre le mur, Anneliese dormait encore paisiblement et elle n'eut pas le cœur à la réveiller. Elle tâcha de se lever et de s'habiller en émettant le moins de bruit possible. Bien que cela arrivât rarement, ce n'était pas la première fois qu'elle était saisie d'un étrange malaise qui la tirait de son lit aux aurores. Elle quittait alors leur chambre commune pour traîner dans le réfectoire, y dénichant un roulé aux raisins si elle avait la chance de tomber sur un cuisinier plus indulgent que la moyenne ; elle aimait l'obscure tranquillité qui régnait alors dans l'espace des repas des petites mains de l'hôpital, pas encore tout à fait illuminé par les plafonniers, et l'agitation lointaine qui tintait dans les grandes cuisines tandis qu'on lançait marmites et fours en ronchonnant. C'est là qu'elle décida d'aller une fois sortie de la chambre, empruntant un trajet qu'elle avait fini par apprendre par cœur et était capable d'effectuer les yeux fermés.

Une fois qu'elle eut dépassé l'atrium plongé dans la torpeur, elle ne comprit pas très bien ce qui la poussa à prendre une tout autre direction. Plutôt que de s'acheminer vers le réfectoire que se partageait patientèle et personnel de moindre importance, elle partit vers celui des médecins, poussée par une intuition. Celle-ci ne la trompa pas. Von Falkenstein se trouvait là, comme elle s'en était doutée ; à l'Institut, n'étant pas un très gros dormeur, il se levait systématiquement avant tout le monde, toujours sur le coup des cinq heures, quand ce n'était pas quatre et demi. Il était assis tout au fond, près d'une fenêtre entrouverte – le froid semblait ne jamais le gêner – en la seule compagnie des reliefs d'un petit déjeuner peu copieux et d'une tasse fumante. Sa vareuse était négligemment jetée en travers du dossier du banc. Sur le rebord de la fenêtre sautillait un gros corbeau, picorant à grands coups de bec une poignée de miettes jetées là afin de l'appâter.

Un poing lui servant de repose-tête, lunettes sur le bout du nez, von Falkenstein était plongé dans une rédaction manuscrite qui happait toute son attention, si bien qu'il ne l'entendit pas entrer. Ce ne fut pas le cas du corbeau, qui s'envola dans un croassement agacé aussitôt qu'elle se soit suffisamment approchée, battant des ailes contre la vitre. Von Falkenstein leva le menton sans montrer le moindre étonnement à la trouver debout devant sa table.

— Tu as fait fuir Ludwig, dit-il en guise de salutations. Je ne te félicite pas. Tu étais au courant qu'on pouvait les apprivoiser ? Leur apprendre à parler, même. Mais je crois que je préfère quand même les chats, ajouta-t-il alors qu'elle se glissait en face de lui, avec une prudence quelque peu exagérée. Je regrette d'avoir laissé le petit noir à l'Institut.

— Il n'avait pas l'air trop mal, sans vous, répondit Ania.

— C'est sûr que j'ai dû moins lui manquer qu'à toi, commenta-t-il avant de se replonger dans ses notes en baillant.

Les minutes s'égrenèrent et il persista à l'ignorer, ce qui l'incita à sortir de son mutisme.

— Vous avez fait pleurer Anneliese, dit-elle en espérant masquer son ton accusateur.

Pour seule réponse, von Falkenstein fit glisser la tasse dans sa direction sans pour autant la regarder.

— Bois et tais-toi, va, soupira-t-il dans un crissement de plume désagréable. C'est du thé. Ils servent de la chicorée à la place du vrai café depuis quelques semaines, ça m'insupporte.

Ania accepta la timbale sans pour autant y toucher.

— C'est le monde qui fait pleurer DeWitt, dit-il ensuite. Certainement pas moi. T'es juste venue me parler de ça ou quoi ? Parce que je te signale qu'à cause de cette gourde, je dois pondre tout un laïus justifiant pourquoi j'ai admis une Tsigane dans le service d'obstétrique alors que je suis chirurgien-traumatologue. J'y mets tout mon cœur dans l'espoir que ça m'évite un blâme, précisa-t-il en raturant le début d'une phrase.

— Elle m'a dit qu'on lui avait pris son enfant pour l'envoyer ailleurs, rétorqua Ania. C'est vrai ? C'est ce que vous faites ?

Elle se fichait pas mal des ennuis qu'il pouvait avoir. Il passait son temps à les chercher, de toute manière.

— Mais je ne fais rien du tout, moi, se défendit-il en laissant tomber son stylo d'un geste mou, visiblement lassé d'écrire pour l'instant. C'est comme ça qu'on est censés agir, c'est tout. Je ne sais pas ce qu'elle t'a mis dans le crâne, mais moi, je ne prends aucune décision d'importance, surtout dans ces cas-là. Si t'as quelque chose à dire, va donc voir Meyer, je suis sûr qu'il prendra le temps d'écouter tes doléances.

— Lui me dira de parler au Reichsführer, dit Ania avec une ironie qui l'étonna elle-même.

— T'as tout compris. C'est bien. Pas si bête que ça, au final, répondit von Falkenstein en prenant une cigarette dans son étui.

Ania ne sut déterminer s'il plaisantait ou s'il affirmait ça de manière tout à fait sérieuse. Il écarta le battant de la fenêtre de manière à pouvoir s'y pencher de côté et un courant d'air humide et froid la frappa en plein nez. S'empêchant de frissonner, elle lapa une gorgée de thé tiédasse dans l'espoir de se réchauffer un peu.

— Elle a quand même accepté de venir à l'Institut, dit-elle.

— Ah, répondit von Falkenstein d'un air peu intéressé en crachant un épais panache de fumée vers l'extérieur. Bah c'est bien, qu'est-ce que tu veux que je te dise.

— Mais je pense qu'elle vous déteste, maintenant, précisa Ania, soucieuse de l'en informer.

— Oh, non, soupira-t-il en prenant une expression faussement affectée. Ça me brise littéralement le cœur de l'apprendre. Je ne m'en remettrais jamais.

Il faisait exprès, juste pour la mettre en colère. Ania avait beau le savoir, cela marcha quand même.

— Encore quelqu'un qui ne m'apprécie pas parce que je l'ai fait chialer, ajouta-t-il comme elle ne réagissait pas. Merde alors, je suis effondré.

— Ah oui, c'est très bizarre, ça, dit-elle en s'efforçant de paraître indifférente, ce qui ne fonctionna qu'à moitié. Que personne ne vous apprécie, je veux dire.

Toujours accoudé au rebord de la fenêtre, il eut un large sourire, comme pour la mettre au défi de continuer.

— Ce n'est pas comme si vous étiez un gros con arrogant, après tout, ajouta Ania, tombant tête baissée dans le piège et ne le comprenant que trop tard.

Contrairement à ce qu'elle redoutait, il éclata d'un rire si chaleureux qu'elle en resta pantoise, les mains entourant sa tasse si fort qu'elle redouta de la briser entre ses doigts.

— Alors là, ricana-t-il en essayant de ne pas s'étouffer avec la bouffée de tabac qu'il venait d'enchaîner un peu trop vite.

— En quoi est-ce si drôle ? demanda Ania, sur la défensive.

— En rien du tout. C'est juste que je viens de me rendre compte que t'es la deuxième personne à pouvoir me sortir ce genre de choses sans que cela m'irrite, même un peu, expliqua-t-il en faisant tournoyer sa cigarette. Ça m'a fait rire, voilà.

— Ah, dit-elle en se détendant quelque peu. Et la première, c'est qui ?

— Mon frère, je suppose, répondit von Falkenstein avec un mouvement de la tête vers l'extérieur. Il est un peu plus âgé que toi, maintenant, et il m'a toujours dit que j'étais aussi chiant que la mort. Et c'était bien avant que je descende son sale clébard.

La mention de cette anecdote lui refit penser à Mercedes, le chien du docteur Vogt, puis aux cellules crasseuses dans lesquelles ils étaient descendus. Elle n'était pas sûre de parvenir à évoquer ce souvenir avec quelqu'un d'autre que lui et faillit le faire ; elle ne s'y résolut pourtant pas, de peur de gâcher son apparente bonne humeur et de subir ensuite les conséquences de son insolence. Parler à von Falkenstein revenait pour elle à un exercice de haute voltige. Elle ne savait jamais quelle facette de lui-même il allait lui présenter : celle, redoutable et terrifiante, qu'il arborait lorsqu'il la frappait à la figure ? Ou l'indifférence blessante ? Ou encore, celle qu'il arborait à l'instant présent, bien plus rare : détendue, affable, presque amicale, parvenant à la mettre assez à l'aise pour qu'elle se sente en confiance ; un aspect de sa personnalité contraire qui, s'il eut été majoritaire, l'aurait transformé en quelqu'un d'indéniablement sécurisant. Oui, il aurait pu l'être, si seulement il voulait bien se débarrasser de toute cette haine froide et de ce mépris, et si seulement elle parvenait à oublier que le moindre mot de travers pouvait lui valoir au choix un sourire indulgent ou une claque.

— Anneliese, dit-elle, se sortant de ses réflexions pleines de tristesse. Elle m'a...

— Encore là-dessus, constata von Falkenstein en balançant son mégot d'une pichenette. Et il n'est même pas six heures du matin. Tu te soucies plus d'elle que de mon hypothétique renvoi.

— Ils vont vous renvoyer ? demanda-t-elle aussitôt.

— Aucune chance, admit-il. J'avais juste envie de chouiner, c'est mon droit le plus strict. De toute façon, on part d'ici la fin de la semaine, alors qu'ils me congédient ou pas n'y changera pas grand-chose.

Ania encaissa la nouvelle en inspirant profondément. Elle se demanda s'il avait véritablement oublié de la mettre au courant ou si c'était intentionnel, pour la prendre au dépourvu. Un peu troublée, elle hocha de la tête en silence et prit une autre gorgée de son thé. Celui-ci était désormais froid et elle n'avait plus du tout envie de le terminer, tout compte fait. Visiblement déçu par son manque de réaction, von Falkenstein s'étira jusqu'à se faire craquer l'épaule dans un soupir soulagé.

— Alors, quoi, Anneliese ?

— Ah oui, se souvint Ania, en se rendant compte que le sujet n'était pas si important que ça. Elle m'a dit... que le docteur Siegler et elle...

Elle s'interrompit, soudain gênée. Si elle y réfléchissait bien, ce n'était pas une excellente idée de lui révéler ce genre de choses. Trop tard pour ravaler son sursaut de conscience, toutefois : son sourcil légèrement haussé indiquait qu'il avait compris sans qu'elle eût besoin de terminer.

— Je vois, dit-il en se retenant de rire une nouvelle fois. Beaucoup d'infirmières couchent avec les médecins, ici. À moins que ce ne soit l'inverse, je n'ai jamais su. Bref, c'est courant. Guère déontologique, c'est vrai, mais c'est admis, disons. Siegler, alors ? Intéressant.

Ce n'était pas le mot qu'elle aurait employé, alors elle eut un mouvement d'épaules qui pouvait signifier n'importe quoi.

— Non, décida-t-il après un moment de réflexion. Non, je retire ce que j'ai dit. Avec Siegler, c'est glauque.

Il plissa du nez, comme il le faisait à chaque fois que quelque chose le répugnait ; ce qui rendit sa question suivante caduque mais elle la posa tout de même :

— Et vous, ça vous arrive ?

Von Falkenstein la regarda un instant sans comprendre.

— De ? Mais jamais de la vie, cracha-t-il, s'assombrissant soudain. C'est toi que je veux, idiote. T'as toujours pas compris ? Ce n'est pas possible d'être lente à la détente comme ça, on dirait Jensen. Et ce n'est vraiment pas un compliment.

Humiliée, Ania baissa les yeux, priant pour se noyer dans le fond sombre qui subsistait encore dans sa tasse.

— Ne fais pas cette tête, lui dit-il avec un rictus ignoble. Ce n'est pas si terrible que ça, si ?

Elle se garda bien de répondre, se détournant ostensiblement sur le côté, le regard fixé à la fenêtre sans rien y voir d'autre que son propre reflet pâle. Elle aurait voulu se lever et partir, car la nausée lui tordait le ventre, presque aussi intense qu'après Bodmann, mais elle ne le fit pas. S'en aller revenait à reconnaître qu'il avait réussi à la mettre mal à l'aise, à la réduire à moins que rien et c'était ce qu'il cherchait ; une manière encore plus tordue et douloureuse de la blesser que de simples coups et elle refusait d'encore le laisser gagner.

Anneliese et Nina avaient eu raison – il venait de l'exprimer de la manière la plus claire possible. Idiote, elle l'était. Et ce matin-là, quand il s'était approché beaucoup trop près d'elle... bien sûr. Tout au fond d'elle, elle savait, elle avait toujours su ; depuis la Pologne, si ce n'est même à Bereznevo, elle s'en doutait, oui, depuis longtemps. Le savoir pour de bon remuait des émotions contradictoires en elle. Un mélange acide de dégoût et de curiosité morbide. Il y avait en elle un vide, un gouffre qu'elle sentait croître depuis sa rencontre avec la mare à Bereznevo, et depuis qu'elle côtoyait von Falkenstein, elle avait l'impression trouble que lui pourrait non pas le contraindre à disparaître, c'était impossible, mais le rendre plus supportable, peut-être. Cette idée la plongeait en permanence dans la plus grande des confusions.

Jamais, se promit-elle en silence. Jamais il n'obtiendrait ça d'elle. S'il la voulait, il n'avait qu'à la prendre de force mais jamais elle ne donnerait son consentement. Elle se tairait, quitte à manger sa propre langue et jamais, jamais, jamais... c'était bien trop horrible que de seulement l'envisager.

Von Falkenstein s'était remis à sa rédaction comme si ce qu'il venait de lui avouer n'avait aucune importance et elle observa le stylo effectuer ses adroits allers-retours en silence. Le corbeau était revenu se percher sur le rebord de la fenêtre, sautillant et croassant à la recherche des miettes restantes, lui offrant une distraction bienvenue.

— Selon Nina...

— Décidément, dit-il sans lever le nez. Quand ce n'est pas l'une, c'est l'autre.

Elle fit comme si elle n'avait pas entendu.

— Selon Nina, reprit-elle, tous les inaptes et les indésirables doivent être stérilisés.

Il eut un grognement qui pouvait passer pour une affirmation.

— C'est ce qui va arriver à la Tsigane ?

— Oui. Pourquoi ça t'inquiète autant ?

— Et bien, j'ai lu que les slaves et les Tsiganes, c'était...

Elle se tut car il venait de frapper brusquement la table du poing, ce qui fit faiblement tinter la vaisselle posée dessus. À l'air qu'il arborait, Ania comprit qu'elle venait de franchir les limites de sa patience ; des limites qu'elle n'avait jamais su déterminer avec exactitude.

Au moins la regardait-il enfin en face.

— Vous-même vous m'avez dit que mon Ahnenpass ne valait rien, insista-t-elle quand même. Qu'il vous suffisait de le vouloir et qu'on me l'enlèverait. Est-ce que ça veut dire que moi aussi, on va me stériliser ? Comme cette Tsigane ?

Le mettre en colère lui permettrait peut-être de reprendre la maîtrise de cette nausée qu'elle n'arrivait pas à chasser depuis plusieurs minutes.

— Non, dit von Falkenstein. Personne ne va rien te faire du tout.

Il avait plus l'air las que réellement énervé. Ania ne put s'empêcher d'en être déçue.

— Pourquoi ?

— Premièrement, tu as de la chance de ressembler trait pour trait à l'idéal racial, dit-il en posant son index sur l'autre, et deuxièmement (il tapota son majeur pour appuyer l'énumération) si je décide que t'es allemande, tu l'es. C'est compris ?

Peu convaincue, Ania garda le silence.

— Réponds-moi quand je te parle, espèce de petite conne ! s'écria-t-il en tapant une seconde fois sur la table, plus fort cette fois-ci, ce qui la fit sursauter. Est-ce que c'est compris ?

— Oui, répondit-elle. J'ai compris.

Quelque chose dans son intonation dut lui déplaire car l'instant d'après, il l'empoignait par les cheveux pour la tirer en avant – il fut si rapide qu'Ania ne vit rien venir ; son coude heurta la tasse, qui se renversa, répandant le reste de thé qu'elle contenait. Le cou et le dos tordus, elle dut se pencher en travers de la table, les yeux humides de douleur.

— Tu ne reparleras plus jamais de ça, lui dit-il d'une voix calme qui contrastait tellement avec ce soudain accès de violence.

— Non, souffla Ania. Plus jamais.

Elle attendit qu'il l'ait relâché et éloigné son bras pour ajouter :

— Ce que vous êtes facile à énerver, quand même.

Elle se prépara à recevoir une gifle bien méritée mais en face, von Falkenstein se contenta de fermer les yeux un court instant avant de prendre une inspiration profonde.

— Je ne comprends pas ce que tu cherches à faire, là, je t'avoue, lui dit-il tandis qu'elle se massait la nuque dans l'espoir d'en chasser la douleur de la torsion.

Ne connaissant pas elle-même la réponse à la question, Ania haussa des épaules. Son cœur battait encore violemment. La nausée, quant elle, s'était volatilisée.

— Va plutôt ressembler tes affaires au lieu de m'emmerder dès le matin. On part dans quelques jours.

— Je n'ai rien amené, ou presque. Bruno ne m'en a pas laissé le temps. Qu'est-ce qu'ils vont faire de son corps ?

— Le brûler et l'expédier à sa famille. Tu veux que je t'amène le voir à la morgue pour que tu puisses lui dire aurevoir, peut-être ?

— Non, répondit Ania, qui n'avait aucune envie de voir les séquelles qu'une pendaison pouvait laisser sur un cadavre. Et je n'ai toujours pas de gants.

Oubliant tout à coup sa contrariété, il esquissa une moue qui pouvait passer pour de l'amusement. Ania en profita pour redresser la tasse. Le thé renversé avait formé une rigole qui dégoulinait désormais par-dessus bord et elle se mit à l'essuyer distraitement avec une serviette en tissu propre.

— Je comptais aller en ville après avoir terminé ce foutu rapport, de toute manière. Maintenant que j'y pense, j'aurais mieux fait de le dicter à quelqu'un, répondit von Falkenstein.

Il s'empara d'une nouvelle cigarette, qu'il se mit à tapoter sur la table côté filtre.

— J'ai plus de montre, elle m'a lâché. Hors de question que je retourne à l'Institut sans l'avoir remise en état. Tu n'as qu'à m'accompagner. Demande à DeWitt si elle veut venir, si ça te fait plaisir.

Ania s'accorda un instant de réflexion.

— Ça m'étonnerait qu'elle accepte, finit-elle par dire. Parce que ça voudrait dire qu'elle devra vous parler et je pense qu'elle ne vous adressera plus jamais la parole.

— Voilà qui va être passionnant quand elle va devoir travailler sous mes ordres.

*

Bien sûr, Anneliese refusa de venir, prétextant une affaire administrative urgente ; une convocation par le Sturmbannführer Meyer, d'après ce qu'elle lui confia à mi-mot alors qu'elles déjeunaient ensemble, un peu plus tard dans la matinée.

— J'espère qu'il va me mettre à la porte, ce gros connard, souffla-t-elle à voix basse. J'ai reçu un drôle de télégramme du SD, tout à l'heure. Ils m'informent qu'ils me mobilisent. L'ordre d'affectation a suivi de peu. Ils sont rapides, dis. Je me ferais un plaisir de le lui agiter sous le nez.

Elle avait l'air un peu plus reposée que la veille au soir, même si des cernes sombres lui soulignaient encore les yeux et que son visage était encore un peu bouffi par la fatigue. Elle avait passé de longues minutes à engloutir son gruau saupoudré de chocolat en poudre avant de lui adresser la parole, affamée comme si elle n'avait pas mangé depuis plusieurs jours.

— Tu ne m'as pas menti alors, ajouta-t-elle. Je viens vraiment avec toi. Qu'est-ce qu'ils font, exactement, dans cet Institut de l'Héritage Ancestral ?

Ania repensa à la forme tordue plongée dans sa cuve de formol et aux lapins. Son cœur rata un battement. Anneliese ne savait toujours pas. Comment avait-elle pu l'oublier ? Elle repoussa son assiette, y abandonnant son morceau de pain noir et amer.

— Tu devrais... lui demander à lui, plutôt, répondit-elle, sentant la honte lui envahir le cou et puis les joues.

Anneliese eut un reniflement de mépris si prononcé qu'il en devint comique et qu'elle en éclata elle-même de rire.

— Alors là, plutôt manger un rat mort, dit-elle en brandissant sa cuiller. Explique-moi, toi. À l'air que tu prends, on dirait que j'ai signé pour un aller simple pour l'enfer. Alors que ça m'étonnerait que ce soit pire que cet hôpital.

Ania se força à sourire. Le fait de confier la vérité à Anneliese la tourmentait depuis son réveil. Elle n'allait pas la croire, c'était sûr. Elle se composa un air penaud.

— Je ne pourrais pas bien t'expliquer, dit-elle. Mais ton ami... Josef, se souvint-elle, il sait. Il a vu... l'autre soir...

Les mots se coincèrent d'eux-mêmes dans sa gorge, incapables de sortir, retenus par la terreur jusqu'à l'étrangler. Anneliese darda sur elle une expression inquiète avant de lui prendre la main.

— D'accord, dit-elle. J'irais voir Siegler pour qu'il me dise ce qu'il en est.

Elle leva les yeux pour les fixer quelque part derrière elle, haussant des sourcils.

— Ou l'inverse, commenta-t-elle. Bonjour, Untersturmführer, comment allez-vous ?

Se retournant, Ania se heurta à la discrète présence de Siegler dans son dos. Dans le brouhaha ambiant, elle ne l'avait pas entendu se faufiler jusqu'à leur table. Il lui adressa un signe de tête poli.

— Très impressionnant, ce que tu as fait là-bas, dit-il sur le ton de la conversation.

Anneliese pencha légèrement la tête, un peu perdue.

— Oh, dit Ania. Merci.

— C'est la vérité. Vraiment très impressionnant.

Elle se souvint de l'expression et de la posture horrifiée qu'il avait adoptées au moment où Bodmann rendait son ultime gargouillis. Il s'était enfui de la cellule avec les autres mais contrairement à Vogt, il n'avait pas vomi – pas de ce qu'elle avait entendu, en tout cas. Elle se retint de lui poser la question. Ç'aurait été malpoli et Siegler la mettait toujours autant mal à l'aise. Ce dernier avait reporté son attention sur sa voisine, non sans lui avoir jeté un dernier regard appréciateur qui la fit frissonner.

— Anneliese, disait-il, et le fait qu'il emploie son prénom lui parut vraiment déplacé. Il faut que nous discutions.

— Est-ce que Meyer va me renvoyer ? demanda l'intéressée tout en continuant à manger. C'est pour ça que vous êtes là ?

— Mais de quoi est-ce que vous parlez ? dit Siegler en venant poser ses deux mains sur la table.

Ania se recula sur son banc en ayant l'air le plus naturel possible.

— Oh, c'est bon, répondit Anneliese après avoir avalé sa dernière cuillerée d'avoine. Ne me la faites pas à moi. Je sais que vous savez que j'ai initié l'admission d'une Tsigane dans le service de Tannen. Selon Meyer, j'aurais attrapé un médecin SS et après lui avoir mis un couteau sous la gorge, je l'ai forcé à accoucher cette pauvre femme.

— Ah oui, ça, dit Siegler sans avoir l'air de goûter pleinement son sarcasme. C'est en train de faire le tour de tous les services, effectivement. Et vous avez vraiment fait ça ? Lui mettre un couteau sous la gorge ?

— Non, c'est juste une expression. Mais disons qu'il se peut que je lui aie hurlé dessus et que je l'aie un peu traîné, oui.

— Vous avez hurlé sur von Falkenstein ?

— Tout le monde lui hurle dessus, dit Anneliese en repoussant son assiette. Dans son dos, certes. Si vous n'êtes pas là pour ça, alors quoi ?

— Je dois faire le point avec vous sur l'Institut de l'Ahnenerbe, avant que votre transfert ne soit effectif. À la demande du docteur Augustus Vogt.

— Jamais entendu parler, répondit Anneliese en se levant. Ça te dérangerait de débarrasser pour moi, dis ? demanda-t-elle à Ania. On ne fait pas attendre ces messieurs, ici. Dites, Untersturmführer, votre collègue von trou du cul, il ne sera pas là, à tout hasard ? Vu qu'il va apparemment être mon médecin en chef une fois-là bas.

— Non, répondit Siegler sans la moindre trace d'humour.

— Ah, tant mieux, alors ! Je peux plus me le voir.

— Nous sommes deux, dit-il en la laissant poliment passer devant d'un geste. Au revoir, Adehlaïde.

Ania lui adressa un mince signe de la main. Avant de sortir du réfectoire, Anneliese se retourna pour lui sourire d'un air rassurant et elle fut incapable de lui rendre la pareille. Est-ce que Siegler allait lui montrer les vieux enregistrements qu'avait autrefois effectué Bruno à l'Institut ? Ces images valaient mille mots. Elle savait qu'il les avait amenés avec lui, les dérobant dans le bureau du docteur Krauss. Quand Anneliese reviendrait, elle saurait tout. Ania espérait que ça ne changerait rien de fondamental entre elles. Elle avait peur de pas s'en remettre dans le cas contraire.

*

Elle ne la revit pas de toute la matinée. Lorsqu'une autre Sœur de Saint Vincent, qu'elle connaissait que de loin, se présenta dans leur chambre pour l'amener dans l'atrium, Anneliese n'était toujours pas revenue ; il était pourtant midi passé. L'inquiétude lui rongeait le cœur. La perspective de se rendre une deuxième fois dans les méandres de Stuttgart en compagnie de von Falkenstein n'arrangea rien à son malaise. Accoudé au comptoir, il l'attendait d'ailleurs depuis bien trop longtemps si elle se fiait à son nez plissé. La Sœur s'esquiva aussi rapidement qu'il lui était possible sans passer pour malpolie. Regrettant déjà d'avoir accepté de l'accompagner, Ania emboîta le pas à von Falkenstein sans un mot. Cette fois-ci, il ne lui demanda pas de lui tenir le bras. Ils franchirent la barrière relevée dans la cour après un long contrôle routinier durant lequel elle bailla à trois reprises. Une fois dans la rue passante qui jouxtait les murailles de l'hôpital, elle ne fit aucun effort pour suivre son allure, traînant au contraire derrière lui, si bien qu'il finit par ralentir. Ses bottes impeccablement cirées claquaient sur l'asphalte dans un bruit qui lui insupportait de plus en plus. À ce moment précis, elle se surprit à s'agacer du moindre détail de son uniforme. De son manteau noir au léger liseré blanc à deux rangs de boutons, en passant par le brassard rouge et jusqu'à sa casquette enfoncée au ras des sourcils, tout ce tissu sombre la dégoûtait d'une manière inédite. Jamais elle ne l'avait vu porter autre chose. Son placard ne contenait rien de moins martial. Nuit et jour, von Falkenstein se baladait dans cet uniforme, triste et longiligne silhouette d'un pantin livide en tenue noire, que la longue tige de ses bottes ne rendait que plus inhumain et elle avait fini par ne plus voir que ça.

— Vous sortez toujours en noir, dit-elle alors qu'en face, des passants s'écartaient prudemment pour les laisser passer.

— Quel formidable sens de l'observation, commenta von Falkenstein en lui posant une main gantée entre les omoplates.

Elle crut d'abord que c'était pour l'inciter à marcher plus vite mais quand ses doigts lui entourèrent l'épaule, elle comprit qu'il n'était pas près de la laisser en paix, la coinçant contre son aisselle. Rebutée, elle se figea et lui aussi, sans pour autant la relâcher. Il se pencha légèrement vers elle.

— Est-ce que ça te gêne ? dit-il en lui saisissant le menton pour la contraindre à relever la tête.

Le contact doucereux du daim sur sa peau lui fit un effet étrange. Une fois de plus, il était beaucoup trop près ; si près qu'elle sentait distinctement son haleine de tabac froid lui chatouiller les joues.

— Est-ce que ça me gêne de quoi ? répondit-elle en dissimulant son malaise montant.

— Et bien, que je sois toujours en uniforme, dit von Falkenstein en lui tournant la tête comme s'il souhaitait examiner son profil avant d'arranger un fil de cheveux derrière son oreille et Ania sentit la respiration lui manquer. Ou que je te touche, peut-être ?

— Non, dit-elle en s'efforçant de le fixer dans les yeux sans défaillir.

Tout son corps était tétanisé par un froid qui ne venait pas de l'extérieur.

— Tu mens, constata-t-il en lui tapotant doucement le nez de l'index. Mais ce n'est pas grave. Ça te viendra, tu vas voir.

Pressée de se débarrasser de sa proximité bien trop envahissante, Ania acquiesça tandis qu'il lui effleurait les lèvres du pouce avant d'enfin lui lâcher le visage. Son autre main migra de son épaule sur l'arrière de sa nuque, la serrant d'une manière assez désagréable.

— Tu as beaucoup de chance, tu sais, lui dit-il sans sourire. De me plaire, je veux dire. Beaucoup donneraient n'importe quoi pour être à ta place.

— C'est à cause de l'uniforme ? demanda-t-elle en s'efforçant de ne pas se dérober.

— Je suppose, oui.

— Je le trouve laid, moi. Le noir c'est laid. C'est une couleur mauvaise. Mort, nuit, pourriture, comme les ombres, et je les hais, dit-elle d'une seule traite en retenant son souffle. Lâchez-moi, maintenant.

Il desserra sa poigne et Ania en profita pour remonter son écharpe et ainsi mettre son cou hors de son atteinte, couvrant la moindre parcelle de sa peau nue jusqu'au menton.

— Tu vois, c'est ce que j'apprécie le plus chez toi, lui déclara von Falkenstein en lui pinçant gentiment la joue. Tu en as rien à faire, de ce que je porte. Mieux, ça te dégoûte. Ça me change agréablement de toutes ses poules qui gloussent à la seule vue de mon col, tu peux me croire. Tu peux me dire ce qu'elles ont toutes avec ce putain d'uniforme, hein ?

Ania l'ignorait. De son point de vue, leurs tenues de soldats lui rappelaient bien trop la Pologne, l'odeur du diesel et les potences des pendus. Ce n'était pas le cas en Allemagne. Ici, les femmes leur souriaient, les enfants étaient ravis. Cela lui donnait parfois envie de vomir.

— Je ne sais pas, dit-elle en butant sur ses mots.

— C'est des délires de bourgeoises, répondit von Falkenstein en plissant du nez. Le prestige. Toutes sont persuadées que se faire bourrer par un SS va les anoblir.

Les doigts crispées sur le col de son manteau pour le maintenir fermé, Ania avait baissé la tête pour fuir son regard glacial et son demi-sourire entendu. Tout son dos était crispé par une nervosité incompressible. Elle avait hâte de se remettre en route, ne fut-ce que pour chasser cette impression d'asphyxie par la marche.

— Tu t'en fous, toi, de tout ça, poursuivit-il en lui caressant la joue et elle dut se retenir de rentrer sa tête entre ses épaules pour lui échapper. T'es pas comme ça. Mais ne t'inquiète pas, tu finiras par me voir sans, quand tu te décideras enfin à être moins timide. Ou peut-être même que je le garderais pour te baiser, qu'est-ce que t'en penses ?

Ce fut comme si elle eut avalé une anguille vivante, qu'elle sentait désormais se faufiler dans l'autre sens, se débattant dans son œsophage et elle serra les dents pour l'empêcher de sortir. La ravaler fut plus difficile que tout.

— Je plaisante, dit-il. Enfin, pour le fait de le garder, ajouta-t-il en lui tapotant la joue. Allez, arrête un peu, tu me déprimes.

Ania se mordit l'intérieur de la bouche pour s'empêcher d'expirer de soulagement lorsqu'il se détourna enfin d'elle, lui présentant son bras pour qu'elle s'y accroche de mauvaise grâce avant de reprendre la route comme si rien de particulier ne venait de se passer. Elle avait la cuisante envie de disparaître. Les endroits où le gant avait touché la peau de son visage la démangeaient horriblement ; prise par une sensation de salissure, elle avait envie de se frotter le nez, la bouche et les joues jusqu'à l'irritation. Enfonçant sa main libre dans la poche de son manteau, elle n'en fit pourtant rien, crispant son poing, les ongles lui rentrant dans le gras de la paume à lui en faire mal. Le contraste entre la tendresse des gestes qu'il avait eu à son égard et les obscénités qu'il lui avait balancé d'un ton tranquille la rendaient littéralement malade, de fureur, de dégoût et d'un espoir inavouable, sombre et trouble à l'instar de cette portion de ciel atone qui suivait de peu le crépuscule. Comment en était-elle venue à se sentir ainsi quand il s'agissait de lui ? Est-ce que ç'avait commencé lorsqu'il lui avait offert ce savon qui sentait si bon ou bien avant, peut-être ? Dans le train, quand elle n'avait pu s'empêcher de fixer ses mains en pensant à quel point elles étaient belles, fines et longues, presque délicates, d'une précision de rasoir. Toute sa personne était agréable à regarder, d'ailleurs, mais ça ne suffisait pas à expliquer ce qu'elle ressentait ; des gens beaux, elle en avait vu des tas, ici. Non, ça ne justifiait en rien l'apaisement abrutissant qui l'envahissait à chaque rare fois où ses mains nues l'avaient effleuré, pas après tout ce qu'il lui avait fait. Une fois à l'Institut, souvent après le bain, elle les avait souvent imaginées sur elle, en elle, la plupart du temps avec répulsion et parfois, avec une envie fiévreuse, maladive et corrompue. Elle étouffait ses râles de plaisir dans les coussins quand elle se touchait en imaginant la froideur de sa chevalière entre ses cuisses. Après, honteuse et horrifiée, elle pleurait dans son lit durant de longues minutes, essayant d'oublier ces images abjectes que ses jolies mains évoquaient en elle, ces visions de boue et de sang qui la hantaient, compagnes indissociables de la piteuse jouissance qu'elle arrivait à obtenir avec ses propres doigts.

Il avait raison, cependant. Dans une autre existence, s'il n'était pas ce qu'il était, elle aurait donné beaucoup pour qu'un homme tel que lui ne daigne seulement la remarquer. Cette certitude ne la réconfortait en rien, bien au contraire, cela empirait sa confusion. À son étrange façon, von Falkenstein était le seul lien véritable avec ce qui l'entourait, aussi solide qu'une entrave accrochée à sa cheville ou à son cou. Il faisait attention à elle. Il l'acceptait comme elle était sans se montrer d'une curiosité inquisitrice quant à sa capacité à communiquer avec les ombres. Il lui parlait comme le ferait un ami. Parfois même, il la touchait, avec cette douceur terrible. Au-delà du bojeglaz et des ombres, il la trouvait jolie, il voulait son corps, il la voulait, elle, d'une manière triviale, terrifiante, car elle ne lui avait jamais fait peur, quoi qu'elle fasse ; il ne voyait pas que la mort qu'elle était capable d'infliger, il la voyait comme un autre être et elle lui plaisait. C'était d'une banalité si étonnante que ce fait l'angoissait bien plus que si Vogt lui avait demandé de tuer une dizaine de Max Bodmann devant témoins.

Plongée dans ses réflexions ternes, elle ne remarqua pas qu'il s'était arrêté à un croisement de deux avenues et il dut lui attraper le poignet pour l'empêcher de traverser. Les bruits et l'atmosphère de la ville la percutèrent alors avec une intensité inédite. Ils se trouvaient à un carrefour surmonté d'un socle hideux et massif orné d'une statue en bronze passé, représentant un cavalier tout aussi gros et laid. Des lions patibulaires en gardaient les volées de marches. Un long drapeau rouge masquait le piédestal, si bien qu'elle ne sut pas lire le nom du héros historique auquel était dédié le monument.

L'oripeau était encore plus hideux que le reste, dégoulinant mollement jusqu'au sol en granit jonché de fleurs de cimetière. Elle ignorait à quoi celles-ci rendaient hommage et n'osa pas poser la question. Indifférent à ce faste sculptural, von Falkenstein cherchait quelque chose du regard tout autour de lui. Quand il ne le trouva pas, il fit mine de retrousser sa manche pour vérifier l'heure et jura en se rappelant qu'il n'avait plus de montre. Non loin, postée près d'un bosquet entretenu, se trouvait une classe de garçons un peu plus jeunes qu'elle, apprêtés et visage luisant, prêtant une oreille distraite à leur maître d'école qui pointait régulièrement le doigt sur le cavalier de métal. Ils étaient malheureusement trop loin pour qu'elle puisse saisir autre chose que des bribes. Derrière elle passa un vélocipède dans un discret tintement.

— Quand même, dit von Falkenstein alors que, surgissant de derrière l'imposant ouvrage, Dahlke s'empressait de les rejoindre.

Lui aussi était en uniforme, bien que ce dernier fût moins apprêté que celui de von Falkenstein, et d'un vert de gris moins élégant. Tenue par un harnais qui ne lui meurtrissait pas le cou, Mercedes la dobermann trottinait dans son sillage et Ania ne put s'empêcher de repenser à Gebbert et ses chiens. Dahlke dégageait la même sorte de bonhomie tranquille, même s'il lui paraissait bien plus réservé que le soldat qu'elle avait connu à l'Institut ; peut-être avait-elle cette impression parce qu'il portait le même col noir que von Falkenstein et qui semblait changer le comportement de leurs propriétaires, les rendant plus distants, moins expressifs que la moyenne. Elle fut tout de même contente de le voir – cela signifiait qu'elle ne devrait pas subir les prochaines heures comme elle s'était mise à le redouter depuis qu'ils avaient quitté les portes de l'hôpital.

— Vous vous êtes perdu ? lui demanda von Falkenstein.

— Oui, répondit Dahlke sans avoir l'air gêné. Désolé.

Il s'arrêta enfin à leur hauteur, quelque peu essoufflé. La chienne s'assit et Ania en profita pour lui gratter les oreilles, heureuse de la retrouver si peu de temps après leur dernière rencontre.

— Y a deux semaines à peine, j'étais encore à la 6e et avant ça, je n'avais encore jamais vu Stuttgart de ma vie, ajouta Dahlke en réponse à l'air réprobateur de von Falkenstein. Et puis, ce n'est pas vous qui allez me donner des leçons d'orientation, Herr SS-Hauptsturmführer.

— Certes, dit ce dernier. Cependant...

— Salut, Aniouta, s'exclama Dahlke en se détournant de lui et ne lui laissant pas le temps de répliquer. Est-ce que tu sais qu'une fois, en Pologne, il s'est paumé dans notre propre camp ? En plein jour, je précise. C'est à se demander comment il a réussi à rentrer en Allemagne ensuite.

— On a pris le train, répondit Ania.

Dahlke la gratifia de son meilleur air abasourdi avant d'éclater de rire, aussitôt imité par von Falkenstein, même si celui-ci y mit moins d'enthousiasme. Elle demanda ensuite si elle pouvait tenir la chienne et Dahlke lui céda la laisse avec plaisir. Contrairement aux molosses de l'Institut, celle-ci ne tirait pas sur son attache de manière exagérée, probablement habituée à l'agitation citadine, restant à sa hauteur quelle que soit l'allure qu'elle adoptât. Elle espérait que Vogt l'amènerait avec lui à l'Institut.

Hormis Mercedes, la présence de Dahlke avait un autre avantage non-négligeable : il distrayait assez von Falkenstein pour que celui-ci la laisse relativement tranquille. Comme elle marchait devant eux, elle les entendait s'esclaffer régulièrement, plongés dans elle ne savait quel sujet qu'ils avaient en commun. Il était étonnant de constater à quel point son comportement changeait lorsqu'il était en compagnie de gens qu'il appréciait sincèrement, comme l'infirmier. Elle s'en était rendue compte l'autre soir, dans les bureaux de Vogt. Il devenait quelqu'un d'autre, quelqu'un de méconnaissable tant son attitude était aux antipodes de celle qu'il adoptait en général. Cet homme détendu, prompt à éclater de rire à la moindre remarque de Dahlke et enchaînant plaisanterie sur plaisanterie, était-ce vraiment lui ? Ou encore un masque qu'il enfilait à l'occasion, juste différent de ce à quoi elle était habituée ? Un jour, elle arriverait peut-être à le cerner, s'épargnant bien des chagrins.

Comme la rue s'élargissait, elle dut à contre-cœur se retrouver à nouveau près de von Falkenstein, ce qui lui permit néanmoins d'attraper leur conversation en route.

— ... à l'Institut, était en train de dire Dahlke en tirant sur une cigarette, les joues rougies par le froid piquant sous son képi verdâtre. Il n'a pas été bien accueilli, d'après ce que j'ai compris. Ils se sont tous plus ou moins montrés hostiles.

— En même temps, vu la tronche que se paie Vogt, moi aussi j'aurais tendance à lui être hostile, répondit von Falkenstein. Il vous a dit autre chose ?

— Pas vraiment. Il est resté assez flou. A parlé vaguement d'une psy qui s'appelait Muller...

Ania se surprit à écouter plus attentivement, tout en se gardant bien de trop tirer sur le harnais de la chienne au museau fourré dans un tas de journaux jaunis traînant là.

— Ah oui, dit von Falkenstein. J'espère le convaincre de s'en débarrasser le plus vite possible, c'est une véritable plaie.

— Vous dites ça parce qu'elle a sûrement dû vous diagnostiquer une dépression sévère, commenta Dahlke. Si ce n'est pire.

Von Falkenstein cracha au sol pour marquer son mépris, s'attirant un claquement de langue agacé de la part de son acolyte.

— C'est vraiment malpoli, de glaviotter en pleine rue comme ça, dit Dahlke. Ma mère m'a toujours dit ça, pas la vôtre ?

— À votre avis, est-ce que je ressemble à quelqu'un qui a un jour écouté sa mère ?

Ania n'apprécia pas beaucoup le ton mauvais qu'il venait de prendre.

— Non, répondit Dahlke. Enfin bref. Vous ne m'avez toujours pas expliqué pourquoi je suis soudain affecté dans votre coin perdu alors que je viens tout juste de prendre mon service au SD. Personne n'a pris la peine de le faire, d'ailleurs. On s'est contenté de me fourrer l'ordre dans les mains et de me conseiller de faire mes bagages.

Une joie diffuse l'envahit en entendant la nouvelle. Elle aimait bien Dahlke. Il se montrait plaisant avec elle sans aucune ambiguïté.

— Je pensais que vous m'avez fait venir aujourd'hui pour clarifier, poursuivait ce dernier, les mains derrière le dos lorsqu'il marchait, comme ils le faisaient tous. Parce que j'ignore exactement ce que vous allez fabriquer là-bas en pleine forêt alors qu'on pourrait très bien poursuivre... dans les bureaux du...

Ania se renfrogna. Sans s'en apercevoir, car il était séparé d'elle par von Falkenstein, Dahlke s'interrompit en plein milieu de sa sentence.

— Mais il n'y a rien à clarifier, dit von Falkenstein en ouvrant son étui argenté d'une seule pichenette. J'ai demandé à Vogt de vous transférer à l'infirmerie là-bas, c'est tout. Parce que vous êtes quelqu'un de compétent et que vous avez du sang-froid. Aucune raison de vous expliquer quoi que ce soit pour moi. Vous n'avez qu'à vous adresser à Krauss ou même Muller, tiens, quand on sera là-bas. Si vous estimez ne pas en savoir assez depuis ce que vous avez vu l'autre nuit.

Il marqua une pause le temps d'allumer sa cigarette. Le court instant de bonheur qui l'avait envahie lorsqu'elle sut que Dahlke les accompagnait en plus d'Anneliese s'envola en même temps que la fumée qu'expira von Falkenstein.

— Vous n'avez pas besoin de vous mêler de tout ça, ajouta-t-il alors qu'ils changeaient de trottoir, traversant la rue entre un camion de livraison laitier et un bus poussiéreux. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. Contentez-vous d'être un excellent infirmier et tout ira bien.

— Vous avez raison, dit Dahlke, et quelque chose dans sa voix enfonça une aiguille douloureuse entre les côtes d'Ania. Où est-ce qu'on va ?

Ils s'arrêtèrent pour céder le passage à deux patrouilleurs montés, qui leur jetèrent un regard en biais du haut de leurs canassons dociles. Mercedes se mit à japper et Ania dut la retenir pour l'empêcher d'aller renifler les chevaux en train de s'éloigner.

— Là.

Ils étaient parvenus à un bâtiment d'allure ancienne aux tons d'un jaune pastel, surmonté d'une sorte de clocher compliqué et sa girouette en forme de fanion. Des guirlandes de petits drapeaux le reliaient aux constructions voisines, se perdant parfois dans les frondaisons des arbres. Tout le rez-de-chaussée était dévoué aux échoppes et à leurs devantures en tissu délavés par les intempéries et le soleil. Sur la façade de l'une d'elle pendait une grosse horloge au cadran ouvragé, surmontée d'un écriteau à la peinture récente. Menger & Fils, lut Ania. La vitrine exposait des choses brillantes qui attiraient immédiatement l'œil, comme en témoignait un petit attroupement de badauds massé devant.

— Faut que je lui laisse la Morellato, était en train d'expliquer von Falkenstein alors que Dahlke s'approchait pour regarder à son tour. J'espère qu'il me la retapera avant dimanche.

— En deux jours ? Ça m'étonnerait, dit Dahlke.

— Je saurais le motiver. Vous allez venir avec moi, d'ailleurs. À deux, on est toujours plus persuasifs.

— De nous tous ici, vous êtes de loin le plus convaincant, commenta Dahlke en se penchant sur la vitre pour éviter les reflets du jour grisâtre. Oh, c'est joli ça, dit-il en pointant du doigt un mince collier de perles nacrées juché sur un buste dépourvu de tête. Vous croyez que ça plairait ? J'ai un enfant qui arrive bientôt, la maman mérite bien un cadeau pour l'occasion, non ?

— Bientôt comment ? demanda von Falkenstein, visiblement plus intéressé par sa cigarette que par ce que vendait le joaillier.

— Un mois, un mois et demi, dit Dahlke. Mais j'ignore si ça se fait, d'offrir un bijou pour une naissance.

— Bah allez demander. Mais pour ça, il va falloir entrer avec moi, rétorqua von Falkenstein en jetant son mégot éteint dans le caniveau. Je ne pense pas qu'ils acceptent les clébards, par contre.

Ania se rendit compte qu'il indiquait Mercedes, sagement assise sur son postérieur en attendant, sa queue balayant le sol d'un mouvement paresseux.

— Je peux rester ici, dit-elle, ouvrant la bouche pour la première fois depuis leur départ des pieds de la statue. Avec Mercedes. Ça ne me dérange pas.

Il devait y avoir trop d'espoir dans son intonation à ce moment-là car von Falkenstein inclina la tête sur le côté pour la jauger d'un air peu convaincu.

— C'est ça, rétorqua-t-il en lui adressant le même signe de la main qu'il aurait employé s'il s'agissait de Mercedes, va devant. Il ne va pas s'enfuir, votre chien, hein ? demanda-t-il ensuite à Dahlke.

— Non. Pas bouger, Mercedes. On revient. Attention à la marche, Aniouta, la prévint-il alors qu'elle s'apprêtait à enjamber cette dernière.

Elle le fit donc avec une prudence redoublée.

— Mais si quelqu'un la prend ? demanda-t-elle sans le vouloir.

— Personne va la prendre, t'as vu ses dents ? répondit Dahlke en poussant la porte devant elle et celle-ci bascula dans un discret tintement.

Rassurée par son sourire, elle s'engouffra à son tour, évitant de traîner trop près de von Falkenstein qui lui avait emboîté le pas. L'intérieur de la boutique était bien moins fréquenté que sa devanture : en plus d'eux, c'est à peine si deux autres personnes – un homme en costume strict et sa compagne en robe endimanchée – se trouvaient près du comptoir, de l'autre côté duquel se tenait un jeune homme légèrement plus âgé qu'Ania elle-même ; ses habits d'adulte un peu trop larges lui donnaient un air pataud. Il se figea en les voyant entrer, s'empressa de ranger le plateau en velours et bois sur lequel brillaient des pierreries qu'il était en train de présenter au couple avant de disparaître dans l'arrière-boutique d'un pas bruyant. Les uniformes faisaient souvent cet effet-là aux gens du commun, avait-elle remarqué. Il n'y avait qu'à voir la figure plissée de l'homme et l'air effarouché de la femme lorsque von Falkenstein s'avança vers la délicate vitrine qui servait de comptoir, retirant son képi pour le glisser sous son bras. Ils se poussèrent un peu plus loin pour le laisser occuper tout l'espace. L'instant d'après, le jeune homme, qui devait être le rejeton du propriétaire des lieux, réapparaissait en compagnie de son paternel, un petit bonhomme aux membres épais et velus et à la trogne renfrognée ; il ne correspondait pas du tout à l'idée qu'Ania s'était faite d'un horloger de renom, d'ailleurs. Se frottant les mains d'appréhension à la vue du noir qu'arborait fièrement von Falkenstein, le dénommé Menger s'efforça de le saluer de la manière la plus obséquieuse possible. L'autre se contenta de déposer sa montre défectueuse sur la vitrine de verre en silence.

— Et bien, quelle ambiance, commenta Dahlke en s'assurant que tout le monde l'entendre le plus clairement possible. Allez, viens, dit-il à Ania, qui trépignait à ses côtes sans savoir quoi faire en attendant. On va aller regarder. T'as qu'à m'aider à choisir mon futur présent, tiens.

Lui aussi avait enlevé sa casquette, qu'il tapotait désormais contre sa jambe d'un geste distrait. Ravie de participer à ses recherches et de se détourner de la scène qui se déroulait au comptoir, Ania le suivit un peu plus loin, examinant elle aussi les bijoux et autres babioles exposées par le commerçant. Il y en avait peu, et tout y était arrangé avec un soin millimétré, sur coussinets de velours ou présentoirs ouvragés, enfermé sous clé à l'abri de la poussière, toujours accompagné d'un petit écriteau manuel indiquant les matériaux, les poids et les prix – ceux-ci avaient de quoi lui faire tourner la tête. Elle resta béate d'admiration devant un médaillon en camé bleu et vert, délicatement serti dans son écrin d'un or aux reflets de cuivre.

— Ce n'est pas vraiment leur boutique, à vrai dire, dit Dahlke, qui contemplait lui aussi la ciselure du collier. Ça appartenait à des Juifs, mais on les a fait partir.

— Je ne savais pas, répondit Ania. Ils sont partis où ?

— Ailleurs, je suppose. Là où on veut bien d'eux.

Elle fut tentée de poser plus de questions mais quelque chose dans l'expression un peu triste qu'arborait Dahlke à ce moment-là l'en dissuada.

— Je crois que je vais prendre celui en perles, au final, dit-il. Qu'est-ce que t'en penses ?

— C'est très joli, les perles. Comment elle s'appelle ?

— Renate. Elle va bientôt accoucher. J'espère que ça sera un garçon. Vous autres, les fillettes, vous créez trop de problèmes, répondit Dahlke en cherchant le jeune employé du regard.

Celui-ci était à nouveau avec le couple, penché sur le plateau de présentation, essayant de toute évidence de ne pas écouter la discussion houleuse entre son père et von Falkenstein, visiblement contrarié par le délai annoncé par l'horloger, si elle en jugeait par ses mains croisées dans le dos et sa posture encore plus rigide que d'habitude.

— Mais... balbutiait le commerçant, se liquéfiant littéralement sur place. Il faut que je... commande des pièces... et les livraisons, elles...

— J'en ai besoin avant ce dimanche, dit von Falkenstein avant de se retourner vers Dahlke et elle, un peu plus loin.

— C'est plus fort que vous, hein, constata Dahlke. Vous ne voyez pas que vous le terrifiez ?

— C'est vrai ? demanda von Falkenstein à l'horloger.

Celui-ci eut un signe de dénégation peu convaincant.

— S'il vous dit que ce n'est pas possible tout de suite, ce n'est pas possible tout de suite, poursuivit Dahlke. Arrêtez d'insister. Ça fait vraiment mauvais genre. Est-ce que vous pouvez me sortir le collier en perles que vous avez en vitrine devant, s'il vous plaît ?

Menger fit mine de se précipiter dans leur direction, et von Falkenstein l'arrêta d'un geste, avant de taper deux fois sur la vitrine d'une phalange agacée.

— Ma montre, dit-il. Mettez-vous au travail, tout de suite.

— Sérieusement ?

Dahlke leva ses mains au ciel. C'était la première fois qu'Ania le voyait perdre sa bonne humeur en sa présence.

— Timothée, Tim ! dit Menger en direction de son fils. Va servir monsieur l'officier.

Rouge de confusion, l'interpellé abandonna son plateau une nouvelle fois et son père le rangea en marmonnant des excuses au couple.

— Je ne suis même pas officier, dit Dahlke alors que le garçon se précipitait vers eux. Calme-toi, mon gars.

Trop anxieux pour formuler quelque chose de cohérent, l'autre se contenta d'hocher de la tête avant de se pencher sur la vitrine extérieure afin d'attraper le buste recouvert de tissu. Ania se sentit gênée à sa place. Elle détestait cette manière bien particulière que von Falkenstein avait de gâcher des moments qui n'avaient pas à l'être – à ses lèvres pincées, elle savait également qu'il y prenait un plaisir retors. Menger père avait disparu dans son arrière-boutique, emportant la maudite montre avec lui. Apparemment révolté par la situation, le couple s'était éloigné vers le fond de la boutique, attendant le retour du jeune garçon en prenant leur mal en patience. Celui-ci avait déposé le buste sur le comptoir-vitrine et répondait aux questions de Dahlke, désormais un peu moins anxieux. Ania reprit donc son examen de la marchandise, retournant vers le médaillon ciselé qu'elle avait aperçu auparavant. Sous la lumière naturelle du jour, il était vraiment ravissant.

L'instant suivant, lassé de n'avoir plus personne à persécuter dans l'immédiat, von Falkenstein se matérialisait à côté d'elle avec une surprenante célérité.

— Tu as vu quelque chose qui te plaisait, peut-être ? demanda-t-il.

— Non, répondit Ania.

C'était absolument faux, bien sûr, mais elle n'avait aucune envie de le voir sortir son argent comme il l'avait autrefois fait au marché d'Illwickersheim pour lui acheter l'étole en laine marine. Cela lui paraissait dégradant, sans qu'elle parvienne à déterminer en quoi ça l'était précisément. Rien ne pourrait remplacer le médaillon que lui avait offert sa mère, de toute façon. C'était von Falkenstein qui le lui avait pris, d'ailleurs. Arraché, même. La chaîne lui avait alors brûlé une partie du cou et elle en avait gardé la marque rouge pendant plusieurs jours.

— Mais je voudrais bien que vous me rendiez mon pendentif, dit-elle en fixant le joli parquet sous ses pieds. Vous savez, celui que vous avez cassé à l'infirmerie. J'aimerais vraiment le récupérer, un jour. C'est tout ce qui me reste... enfin, d'avant, quoi.

Il lui prit le bras pour l'entraîner plus à l'écart encore et ce geste n'avait rien d'affectueux.

— Il n'y a plus d'avant, répondit-il à voix très basse, pour être sûr de n'être entendu que d'elle. Cette fille-là est morte. Ou pas encore tout à fait ? Dis-moi.

Ses doigts se resserrèrent un peu plus sur la maigre chair de son bras, la secouant légèrement et une bouffée d'angoisse l'envahit aussitôt.

— Morte, dit-elle dans un souffle.

— Parfait. Et qu'elle le reste, surtout. Tu es sûre que tu ne veux rien ?

— Oui, répondit-elle, avant de s'écarter un peu et de se frotter doucement le bras. Rien. Merci.

Elle se promit de ne plus accepter le moindre cadeau de sa part, comme elle avait pu le faire avec l'écharpe ou le savon. Une fois encore, elle regretta d'être venue. L'intérieur coquet de cette belle bijouterie lui semblait tout à coup très étouffant et elle n'aspirait plus qu'à retourner à l'extérieur, même si cela signifiait affronter à nouveau l'agitation de cette ville tentaculaire.

— Eh, dites, les interpella Dahlke, toujours occupé avec le fils du commerçant au comptoir. Ça vous dérangerait de venir ? J'ai besoin de vous. Enfin, surtout de toi, dit-il à Ania une fois celle-ci plus près. Ça te gênerait de l'essayer ?

Il indiqua la rangée de perles toujours posée sur son buste et le dénommé Timothée s'empressa de l'enlever pour le lui présenter.

— J'ai envie de le voir porté, dit Dahlke. Vous n'avez pas du tout le même cou, mais ça ira quand même.

— D'accord, répondit Ania, ravie d'avoir un prétexte idéal pour s'éloigner de von Falkenstein. Mais je suis sûre qu'il lui ira très bien aussi. Il est très beau, ce collier.

— Ce sont des perles d'eau douce, dit le garçon. Elles sont nuclées à l'aide d'un fragment de coquille, ce qui fait qu'elles sont composées exclusivement de nacre, ou presque, mais...

— Mais je m'en fous, le coupa Dahlke sans pour autant se montrer désagréable. Je veux voir comment il tombe, c'est tout. Allez. Tu veux bien enlever ton écharpe ?

Ania s'exécuta, se dégageant la nuque, et plia son étole sur son coude afin d'avoir les mains libres. Elle sentait presque le regard inquisiteur de von Falkenstein peser sur ses épaules.

Rosissant une fois de plus, le garçon s'avança vers elle pour lui attacher le collier. Rendues gourds et maladroits par la précipitation, ses mains n'arrêtaient pas de déraper, le fermoir lui échappant à de nombreuses reprises et Ania le plaignit en son for intérieur.

— Fais vraiment attention à où tu comptes mettre tes doigts, le prévint von Falkenstein tandis que le bijou lui échappait une troisième fois et que se confondant en excuses, il venait à le repêcher quelque part sur son épaule.

— Vous ne voulez pas juste le laisser faire son travail ? dit Dahlke.

Ania n'entendit pas sa réponse. Sa tête s'était mise à bourdonner. Le contact des perles contre sa peau nue la surprit par sa froideur.

— C'est vrai que c'est très joli, dit von Falkenstein.

Son sourire était tout aussi glacial que son regard. Dahlke l'approuva d'un signe de tête ravi. Tous deux la fixaient et elle eut soudain envie de disparaître.

— Très, approuva le garçon en se reculant enfin. Très bon choix. Très beau.

— Oui enfin, il aurait choisi le truc le plus affreux que vous lui aurez dit la même chose, répondit von Falkenstein.

Elle avait du mal à respirer. Le collier semblait vouloir l'étrangler, se resserrant un peu plus à chacune de ses inspirations. Quelque chose n'allait pas. Elle n'arrivait pas à savoir quoi et cela commençait à la faire paniquer. Était-ce leur regard attentif, ou leur col noir peut-être ? Le képi que Dahlke tapotait encore contre sa jambe, la cigarette que von Falkenstein venait d'allumer malgré les récriminations timides du fils Menger ? Étaient-ce les horreurs qu'il lui avait balancé toute la journée durant, sur ce qu'il allait lui faire ? Elle ne savait pas.

« Ce n'est pas leur boutique », lui avait expliqué Dahlke. Ce collier était destiné à Renate. Renate, sa femme, qui était enceinte et qui allait accoucher, il espérait que ça serait un garçon... allait-elle donner la vie au Marienhospital, où on arrachait les enfants du sein de la mère, pour les amener ailleurs, là où on voulait bien d'eux ? Et elle ? La laisseraient-ils, un jour ? La laisseraient-ils elle aussi avoir une famille, la laisseraient-ils en paix, la laisseraient-ils avoir une existence banale sans Institut et sans ombres ? Une vie dans laquelle elle n'aurait pas à s'empêcher de sursauter à chaque fois qu'elle en apercevait une, dans laquelle on ne l'obligerait pas à entrer dans des caves miteuses pour torturer, tuer, mettre en morceaux... la laisseraient-ils la laisseraient-ils...

— Ouh, s'étonna soudain Dahlke. C'est qu'elle est devenue sacrément pâlotte, celle-là ! Ça ne va pas ?

— Enlevez-le, dit Ania.

Sa voix tremblait tout comme ses mains. Elle parvint à défaire le fermoir du premier coup mais ne réussit pas à le retenir. Le collier chuta quelque part à ses pieds. Elle était en train de vaciller. Un étau mortel lui compressait la poitrine, son cœur s'emballait, elle sentait la sueur lui venir au front – tout commençait à tourner, lui donnant la nausée. Von Falkenstein dit quelque chose qu'elle ne saisit pas. Le fils Menger avait ramassé le collier et fixait de grands yeux de hibou sur eux.

— Viens, viens, lui dit Dahlke en l'amenant vers la sortie. De l'air, ça te fera du bien.

Ania voulut le remercier et rien ne lui vint. C'est à peine si elle vit à quoi ressemblait la rue. Ses jambes ne la portaient déjà plus. Elle dut s'asseoir contre le mur, se laissant glisser le long de la paroi jusqu'au trottoir. Sa poitrine se soulevait en des spasmes fébriles. C'est à peine si elle arrivait à happer une goulée d'air au passage. C'était terrifiant. Elle se recroquevilla, se cachant la tête entre ses bras, ramenant ses genoux contre elle dans une position défensive, aussi démunie qu'en Pologne, il y a longtemps. Un contact vague sur son épaule lui apprit que Dahlke s'efforçait de la sortir doucement de sa tétanie, accroupi à ses côtés.

— Ce n'est rien, ce n'est vraiment rien, lui dit-il. C'est juste une crise de panique. Ça m'est déjà arrivé aussi. C'était sur le front. Après une opération. C'était un qui appelait sa mère, et d'une telle manière que... allez, c'est rien, c'est rien petite, reprends-toi, ça va aller, tu vas voir... respire...

— J'y arrive pas, parvint-elle à dire.

— Mais si, répondit-il. Respire, tu vas voir, ça va passer.

Il continua à l'encourager, la main toujours posée sur son épaule, jusqu'à ce que l'étau d'acier ne se relâche autour de ses côtes. Son cœur mit beaucoup plus longtemps à se calmer. Se rendant compte que Mercedes venait pousser son coude de sa tête, elle prit la chienne dans ses bras et enfouit son visage quelque part dans sa nuque musculeuse, rassurée par l'odeur et le contact de la fourrure. Dahlke éclata d'un rire dans lequel perçait un soulagement sincère.

— Bah la bête est plus efficace que moi, on dirait, dit-il en se relevant. Qu'est-ce que vous regardez, là, hein ? Vous n'avez jamais vu de malaise, ou quoi ? De l'air, ouste.

Toujours sans lâcher le chien ou relever la tête, Ania comprit qu'elle venait de se donner en spectacle devant les passants sans le vouloir. Ce n'était pas grave. Elle avait l'habitude qu'on la regarde de travers et puis, elle avait bien envie de rester encore un peu assise là avant de se relever, car elle n'était pas certaine de pouvoir tenir debout. Sur sa gauche retentit un carillon, suivi d'un claquement de porte étouffé et en ouvrant quelque peu les paupières, elle entrevit une paire de bottes brillantes se diriger vers eux. Elle dut se retenir pour ne pas se recroqueviller de plus belle. Ces mêmes bottes l'avaient cognée à l'estomac jusqu'à l'inconscience sur un chemin terreux très loin d'ici, il y a déjà plus d'un an – mais à cet instant précis, elle avait l'impression que c'était hier.

— Qu'est-ce que t'as, encore ? demanda von Falkenstein en s'arrêtant tout près d'elle.

Elle fut incapable de répondre. Dahlke s'en chargea à sa place.

— Ce n'est pas grand-chose. De l'angoisse, on dirait. Vous ne l'avez pas souvent amenée dans des lieux fréquentés, je me trompe ?

— Ah, pas souvent, non. C'est ça, vous pensez ?

— Moi je pense surtout qu'elle en a eu marre de vous voir persécuter ses pauvres gusses à l'intérieur, et elle n'est pas la seule, ajouta Dahlke. Moi aussi j'ai envie de tomber dans les vapes quand vous commencez votre numéro.

— Je suis toujours comme ça.

— Ce n'est pas vrai du tout, ça, répondit Dahlke. C'est juste que des fois, ça vous prend, et c'est vraiment chiant à vivre, hein, sans vouloir vous offenser. Et votre montre, alors ?

— Il a promis de la poster à l'adresse que je lui ai laissé une fois qu'elle serait en état.

— Oui et j'imagine que vous en êtes venus à menacer toute sa famille pour en arriver là. Je reviens. Je vais aller acheter ce foutu collier, en espérant que ça rattrape un peu la foireuse impression que vous leur avez faite.

Dahlke partit, au plus grand désarroi Ania, qui n'avait toujours pas lâché le chien.

— Allez, ça suffit, lui dit von Falkenstein en lui touchant la cheville du bout de sa botte. Lève-toi.

Refusant la main qu'il lui tendait, elle se remit sur ses deux pieds. Mercedes en profita pour s'allonger à la place qu'elle venait de quitter, les oreilles rabattues.

— C'était quoi, ça ? Tu peux m'expliquer ?

Evitant de le regarder en face, elle remit son écharpe, qu'elle avait toujours coincée sur son bras depuis sa sortie en catastrophe de la boutique. Au moins n'avait-elle pas pleuré.

— C'est vous, répondit-elle. Vous n'avez pas arrêté de me dire... des choses immondes depuis ce matin. Ça m'a...

La gorge nouée par la colère et le désespoir, elle ne put terminer sa phrase. Ça n'aurait servi à rien, de toute manière, elle en était consciente. Von Falkenstein n'en avait jamais eu rien à faire de ce qu'elle pouvait bien penser ou même ressentir, et tout particulièrement aujourd'hui.

— Enfin, ce n'est pas une raison pour te mettre dans cet état-là, quand même.

Il remit ses gants après s'être à nouveau coiffé de son képi. Pendant un court instant, Ania fut tentée d'arracher l'épingle en forme de tête de mort qui l'ornait pour lui crever les yeux avec – essayer, tout du moins. Elle ne se rappelait que trop bien ce qui était arrivé, la dernière fois qu'elle avait tenté de l'attaquer, avec ce malheureux couteau de poche. Elle réfréna cette pulsion soudaine en enfonçant ses mains crispées dans les poches de son manteau. Il venait d'allumer une cigarette.

— Oh, et puis merde, dit-il en agitant une main comme pour chasser une mouche particulièrement envahissante. Si en plus de Dahlke, tu t'y mets aussi... je suis désolé, d'accord ? Je vais essayer de faire plus attention.

Ces excuses, aussi rapides et laconiques qu'elles fussent, la prirent un peu au dépourvu. Elle ne l'avait jamais encore entendu être désolé de quoi que ce soit. Pas devant elle, en tout cas. Ces mots, pourtant insignifiants, la touchèrent bien plus qu'elle ne le laissa paraître.

— J'ai envie de rentrer, dit-elle.

— Pas encore. Il faut qu'on mange. Et tu n'as toujours pas de gants.

Bien qu'elle n'eût pas du tout faim et qu'elle s'en fichait d'avoir froid aux mains jusqu'en mai, Ania acquiesça sans piper mot.


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